Et si j’avais été un Sim, les traits de caractère les plus appropriés pour me décrire auraient été « romantique », « proche de sa famille » ou « bienveillant » sans qu’il ne soit pour autant question d’un irrépressible besoin de parler de la paix dans le monde. En quittant le café plus tôt que d’ordinaire parce que ma présence n’était plus requise, je m’étais laissé conquérir par l’idée de ramener les derniers muffins aux fraises pour une certaine personne que j’avais très hâte de voir. Sans l’être véritablement, la semaine m’avait paru longue et j’attendais ce vendredi soir avec une bonne humeur qu’il n’y avait aucune raison de contenir. Il n’y avait pas besoin que quoi que ce soit d’extraordinaire soit planifié pour que les soirées que je passais avec l’avocat soient les meilleures. Elles se qualifiaient toutes, sans mal, de meilleures soirées et ce n’était qu’encore plus agréable s’il pouvait rester dormir. Il m’avait fallu un certain temps pour me faire à cette relation où chacun vivait chez soi, mais j’en étais venu à l’accepter. La seule chose qui avait vraiment de l’importance était que Gwenn soit heureux. La formule que l’on adoptait pour le fonctionnement de notre couple n’avait pas besoin de correspondre à quelques standards que ce soit. Avait-on seulement déjà fait quoi que ce soit comme qui que ce soit ? En recevant le message de l’avocat, un sourire se glissait sur mes lèvres. Une très bonne histoire racontée par lui en valait toujours le coup. Les plaideurs avaient ce talent, presque comme les acteurs, de captiver leur public. Je m’installais pour lire quelques documents de la Fondation, le temps seulement de l’entendre arriver sur le pas de ma porte et d’aller le retrouver avec ce plaisir qui ne palissait jamais, qu’importait que cela soit la millième fois que je lui ouvre cette porte pour l’inviter à entrer chez moi.

Le contraste ne pouvait alors pas être plus marqué. D’aucuns se seraient peut-être offensés de l’entendre ouvrir la conversation, ainsi, avec fracas. Au lieu de quoi, je me fendais d’un sourire amusé. « Épuisé j’ai besoin d’un verre ou épuisé je prendrais bien un thé ? » Lui demandais-je alors, avec douceur. Difficile de dire pourquoi ses humeurs n’affectaient pas les miennes, et pas davantage l’amour que je lui portais. Quelqu’un avait dit un jour que trouver sa personne était trouver celui ou celle dont les névroses étaient complémentaires aux nôtres. De ce point de vue, il fallait conclure que celles de Gwenn n’entachaient pas ma capacité à le trouver extraordinaire. « Je suis heureux de te voir et tu m’as manqué. » Ajoutais-je, non sans une lueur espiègle au fond du regard. Ces mots ne traverseraient probablement jamais les lèvres de l’avocat, ou alors, très peu. Pour autant, je savais reconnaitre les gestes qui voulaient dire tout autant, comme si j’avais appris à parler ce langage qui lui était propre. Je posais un baiser sur le côté de sa tête avant de m’éloigner pour préparer les boissons. « Qu’est-ce que je peux faire pour améliorer ton sort, dis-moi ? La seule limite est ton imagination. » Je relevais les yeux sur lui, il pouvait faire comme chez lui. Après tout, il connaissait chaque pièce de cette maison comme s’il s’était agi de la sienne. Et quelque chose me disait qu’il se lancerait bien assez vite dans cette fameuse « très bonne » histoire qu’il avait évoquée un peu plus tôt par messagerie.

C’était donc une chance que le yoga ne soit pas l’un de mes hobbys, n’importe quel adepte se serait trouvé offensé de la peu flatteuse comparaison. « Heureusement que je ne gère pas le salon de thé de la ville… » Laissais-je entendre avec amusement, avant d’aussitôt m’exécuter en rejoignant le meuble qui contenait mes bouteilles. Mes réserves de whiskey s’étaient renflouées depuis, mais il était presque impossible de faire ces gestes familier, servir deux verres dans mon salon, et de ne pas repenser à la première soirée que nous avions passé ici, tous les deux. Le souvenir n’était pas toujours parfaitement conscient, non, même que la plupart du temps, il ne s’agissait qu’une sensation qui remontait comme la marée, dans ma poitrine. Le frisson des premières fois, mué aujourd’hui en brise d’éternel été. « Qui êtes-vous et qu’avez-vous fait de Gwenn-Aël ? » Sourire aux lèvres, je le regardais faire des pieds et des mains. Dans une autre vie, il aurait pu être acteur de théâtre. Un don qui lui servait bien à la cour, également, pour ces quelques fois où j’avais pu le voir plaider. Je revenais à ses côtés avec nos verres et, glissant le sien entre ses mains, je répondais : « Bonne réponse. » Même si je n’avais pas besoin de beaucoup, l’entendre le dire, quelquefois, faisait véritablement plaisir. « J’aime être ta note positive. » Le monde pouvait brûler* à l’extérieur, et cela se ressentait parfois comme cela, nous avions ces moments à deux. Au-delà des mots, je songeais que Gwenn ne serait pas à mes côtés, ce soir comme la plupart des vendredis soirs, s’il n’éprouvait pas la même chose que moi. C’était bien ainsi que je lisais en lui, même s’il était l’un des êtres les plus difficiles à lire que j’avais pu rencontrer. Je portais attention aux petites, qui voulaient dire beaucoup.

Rester au calme et surtout, ne pas sortir. Mon sourire s’élargissait, alors que nous prenions place sur le canapé, verres à la main, en prévision de sa très bonne histoire. « J’aime que tu aies choisi mon humble demeure pour refuge. » La liste des choses que j’aimais pouvait être longue et cela m’amusait de la mettre en contraste avec la liste des emmerdes qu’il avait rencontrées aujourd’hui. Quel mal y avait-il à rappeler à son homme la chance qu’il avait ? « Je m’en souviens. Ne me dis pas que ton stagiaire avait les mêmes ? » Je m’arrêtais dans l’élan d’un rire qui se retrouvait noyé dans une gorgée de mon verre. J’aimais la sensation de brûlure du bon alcool dans ma gorge. La sensation de vivre, d’être enraciné dans le moment présent. Impossible de retenir mon rire lorsqu’il mentionnait l’heure de sa première poisse. « Désolé. Ces Derbies méritaient un meilleur sort. Qu’est-ce que tu as fait ensuite ? Qui est-ce qu’on poursuit ? » Cette légèreté. Malgré tout ce qui se passait dans nos vies et les secrets avec lesquels nous devions composer, nous la retrouvions jour après jour. « Tu sais pourquoi j’aime ces emmerdes ? » J’inclinais la tête vers le dossier du canapé, sans détacher mon regard de sa silhouette. « Grâce à elles, je peux être la meilleure partie de ta journée. Si elles étaient toutes merveilles, voudrais-tu quitter Nephtys et ton palace une fois la semaine terminée ? » Je plaisantais à moitié, toujours espiègle. Étant donné l’importance qu’il accordait à son espace, le voir choisir de le laisser derrière n’était pas anodin. La seule chose que je n’aimais pas, me venant à l’esprit, était bien les lundis matins et la fin de ces moments.

*:

Se vexer pour si peu n’était pas quelque chose de commun quand l’on partageait sa vie avec Gwenn-Aël Shelby. Ça n’avait de toute façon jamais été dans ma nature, mais je me contentais d’un sourire mystérieux. Tout aussi mystérieux que sa seconde réponse, cette fois, à propos de ce subtil, mais pourtant bien évident changement dans son comportement ce soir. Où était donc ce « chez lui » dont il voulait parler relevait de la plus parfaite ambiguïté, et d’un sujet dont j’avais appris à ne pas trop tenter de tirer les ficelles. « En conclusion, c’était vraiment une journée de… » Le choix du mot approprié lui revenait et bien que j’avais toujours ce sourire quelque peu amusé, je compatissais réellement. « T’as pu faire remorquer ta voiture ? L’univers essaie peut-être de t’envoyer un signe. De quoi ? Ça c’est une toute autre question. » Ni lui ni moi n’étions de nature à croire à ces superstitions, mais il fallait parfois savoir lâcher prise. Se dire que ce n’était qu’une mauvaise journée et que la prochaine serait meilleure. Il y avait tant de choses que l’on ne pouvait pas contrôler. « Pas vraiment pour ça, non, mais ça aurait été une réponse pas mal, aussi. » Disons que je savais depuis longtemps qu’il y avait ce masque de l’avocat intransigeant qu’il arborait en public et tout le reste. L’homme plein d’humour, loyal, passionné. Par chance, peut-être, je pouvais faire avec les deux facettes de sa personnalité. Même s’il était évident que je chérissais tout particulièrement ces moments à deux que nous avions, où il n’avait pas peur de se laisser aller à autre chose que ces mécanismes défensifs qu’il avait avec le reste du monde. Parfois pour des raisons légitimes, d’ailleurs.

Avec Gwenn, il fallait savoir ligne entre les lignes, surtout pour les déclarations sentimentales. Je l’écoutais donc avec attention, avant de laisser mon sourire s’agrandir un peu. Être la meilleure partie de ses journées, ou l’entendre dire qu’il n’oubliait pas que j’étais là, quelque part, prêt à l’accueillir s’il avait envie de terminer une dure journée avec plus de chaleur, était presque synonyme d’une confession enflammée. « Tu vas me faire rougir. » Plaisantais-je tout d’abord, loin de me douter que ces mots en précédaient d’autres qui, cette fois, s’apprêtaient à me prendre par surprise. Je lui étais reconnaissant de le dire, même s’il était plus facile de prendre le tout avec légèreté. Une habitude que j’avais prise pour éviter de parler trop ouvertement, ou trop souvent, de mes propres sentiments à son égard. Il était homme de peu de mots et je préférais trouver des façons de lui montrer plutôt que de l’étourdir de grandes professions. Less is more. Une idée, donc. Laquelle impliquait Aspen, l’agaçant pour trouver son prochain logement. Il me fallait quelques secondes pour bien saisir où il voulait en venir avec tous ces détours. « Tu en as vraiment envie ? » Après s’être arrêté une seconde ou deux, tout était comme si mon rythme cardiaque avait repris son cours en accélérant pour rattraper la cadence. « Je veux dire… Si c’est pour Aspen… » Mi-amusé, mi-estomaqué… Gwenn venait-il vraiment de me demander de vivre avec lui ? Ou plutôt, de proposer que lui emménage ici ? « Bien sûr que je suis d’accord, c’est déjà chez toi… C’est juste… » La surprise ? L’inquiétude ? Je trouvais son regard. « Si tu veux qu’on vive ailleurs, qu’on reparte de zéro avec un endroit qui serait à nous deux… Je sais, une hypothèque c’est presque pire qu’un mariage, mais… Je serais heureux n’importe où, avec toi. » Impossible de la cacher, cette joie, qui commençait à se ressentir plus fort, avec plus d’ampleur. Jusqu’à ce qu’une ombre travers néanmoins mon esprit. Je me risquais à lui demander : « Ça ne te créera pas des problèmes avec… qui que ce soit ? » Je n’avais pas peur des risques, il le savait. Si cela avait été le cas, il y aurait longtemps que je n’aurais plus été à ses côtés. Mais je ne savais pas exactement comment les choses se passaient dans cette facette de sa vie. Celle qu’il gardait dans une zone d’ombre pour le bien de chacun de nous deux. Je décidais assez rapidement de chasser cette ombre au tableau pour me concentrer sur le plaisir de la proposition, qui m’avait réellement pris par surprise – une belle. « Quand est-ce qu’on aide Penny à déménager ? Et toi, il y a des changements que tu voudrais faire, pour te sentir encore plus chez toi ? Un bureau, peut-être ? » Il connaissait déjà cette maison comme le fond de sa poche – après tout, il avait déjà dormi dans un placard après une soirée arrosée du Nouvel An ! – mais ce serait différent désormais. « Gwenn ? Ne grimace pas, s’il-te-plait, mais… Je t’aime. » Tellement. Comme une évidence, devenue inéluctable. Si ce moment n’était pas le bon pour le lui dire, il n’y en avait pourtant jamais de meilleurs.

Quelques jours de congé… Cette idée ne pouvait que me faire sourire. Que s’était-il donc passé pour que Gwenn ait tout à coup bien plus envie d’être n’importe où, sauf à son bureau ? Je me souvenais encore de l’avoir connu très zélé et d’avoir dû composer avec l’importance de son travail lorsque nous avions commencé à nous voir. Chassez le naturel et il reviendra au galop... Mon sourire ne s’en trouvait que plus grand, encore, à l’entendre pester contre la partie adverse. Même lorsqu’il envisageait de lever le pied, l’avocat continuait d’être un adversaire redoutable au tribunal, qui ne laisserait évidemment personne lui voler le dernier mot. Quant à me faire rougir, je levais les yeux au plafond, amusé. « Tu te souviens que je suis allé te voir plaider, quelque temps après l’Irlande ? » Ce premier séjour, ces premiers temps ensemble. Nous ne l’étions certes pas encore officiellement à l’époque, mais chaque fois que j’y repensais, je savais que quelque chose de spécial s’était passé à Galway. Quelque chose qui servait aujourd’hui de fondement à notre relation, quelque cinq années plus tard. « Je me souviens de m’être dit… Que nos disputes risquaient d’être divertissantes… » Alors, oui, peut-être bien que j’avais imaginé, à tout le moins espéré, qu’une histoire se dessinait à l’horizon. Je n’avais plus de réserves à le dire tout haut à présent. « Mais je préfère rougir de cette façon. » Pour autant, étions-nous devenu un « vieux couple » ? Difficile d’y croire, à la force de la vague de plaisir qui me prenait d’assaut au moment de l’entendre partager cette idée qu’il avait eue. Cohabiter, tous les deux. Ce n’était un secret pour personne que j’étais prêt à franchir cette étape depuis longtemps, mais que j’avais choisi de l’attendre aussi longtemps qu’il en aurait besoin. Je l’aurais peut-être attendu toute ma vie, s’il l’avait fallu.

Imaginer Gwenn et Aspen vivre tous les deux dans sa grande demeure de Willow Street avait quelque chose d’amusant, quoi qu’il fallait absolument que j’admette : « J’aurais été jaloux. » Pas vraiment d’Aspen, cela dit, et le tout était dit avec légèreté. Ce n’était pas dans ma nature de l’être, mais j’étais heureux de ne pas avoir à être confronté à cette éventualité. « À la situation, dans ce cas. » Suggérais-je en reprenant les mots qu’il avait utilisés lui-même. Il avait toujours été comme ça, d’un naturel prêt à minimiser les choses pour éviter d’en faire une montagne… Sauf lorsqu’il était question d’une bien mauvaise journée passée. Il était nécessaire de m’assurer qu’il ne se sentirait pas trop à l’étroit ici. « Je trouve qu’on a déjà pas mal de souvenirs, ici… À commencer par ce canapé. » Et d’autres verres de whiskey, d’ailleurs. Je n’avais pas spécialement envie de partir ou d’envisager de grands projets immobiliers qui nous empêcheraient de simplement profiter de la présence l’un de l’autre. « Okay, alors… Gardons tout notre temps pour autre chose. Tu sais que, parfois, je dis bien, parfois, je me sens un peu vieux. » Le quotidien n’était pas de tout repos, spécialement lorsqu’une part de soi ne pouvait s’empêcher de constamment s’inquiéter de ce qui pouvait arriver. La réponse de Gwenn, à ce sujet, était laconique… Mais comme bien souvent, l’accord était tacite et trop facile entre nous. Je n’avais pas envie de penser davantage aux complications possibles. Nous avions droit à ce bonheur. « C’est d’accord pour le bureau. On s’en occupera. » Nous aurions tout le loisir de le choisir et de l’installer, cette chambre d’invités, ex-chambre d’enfants lorsque j’avais acheté la maison, serait bien plus utile ainsi que comme elle était installée en ce moment. « Tu as tout intérêt à me faire sentir jeune, encore un peu… Très longtemps, en fait… » Lui opposais-je avec un sourire complice, en déposant mon verre sur la table basse devant le canapé, juste avant de me rapprocher de lui et de l’embrasser… Cela n’avait pas de prix. Le connaître par cœur. Fermer les yeux et savoir exactement comment l’embrasser. Où poser la main pour caresser du bout des doigts la courbe de sa mâchoire.