Les reliefs rocheux du mont Mansfield se détachait dans le lointain. Il avait fallu plus d'une heure de route pour arriver jusqu’ici. Un réveil aux aurores, suivi d’une préparation scrupuleuse de son matériel… Liam contemplait à présent les abords du plus haut sommet du Vermont, mains solidement ancrées sur le volant. Un air frais s’engouffrait par la vitre laissée entre-ouverte. Il était plaisant de conduire à cette heure matinale, à la faveur des premiers rayons de soleil. L’autoradio jouait un poussiéreux titre des sixties, ramenant la vieille Shelby Mustang quelques décennies en arrière. Comme s’il était possible de remonter le temps… La route 108 était un véritable plaisir, à la fois tortueuse et vallonnée. Liam jouait du volant, pressait l’accélérateur, éprouvant les suspensions de sa voiture. Elle en avait vu d’autres. Les rugissements du moteur V8 était une douce musique à ses oreilles. Au seuil de la soixantaine, l’antique GT350 roulait toujours comme au premier jour. Il lui fallait toutefois réduire son allure, proche de sa destination. Le club de sensations fortes avait organisé une nouvelle rencontre. L’activité du jour : une via ferrata ou iron way pour les anglophones. Son sac contenait tout le matériel nécessaire, baudrier, eau, nourriture, vêtement de pluie, trousse de secours, sifflet, mousquetons et absorbeur de choc… Liam était fin prêt. Il avait attendu cette sortie toute la semaine durant, enthousiaste à l’idée d’une excursion en montagne. Voilà plusieurs mois, il avait rejoint le club de sensations fortes, véritable fenêtre de respiration dans un quotidien parfois tumultueux. Il se joignait à la plupart des activités organisées, un moyen pour lui de se vider la tête.

Un chemin brute et cahoteux s’étendait devant lui. Les graviers crissaient sous les pneus de sa voiture, quelques cailloux venant heurter le bas de caisse. Le parking était pratiquement désert, exception faite de rares véhicules. Liam s’en étonna, mais pas outre mesure. Il se présentait toujours avec un temps d’avance et songeait que ses collègues n’étaient sûrement pas aussi ponctuels qu’il pouvait l’être. Le brun se rangea rapidement en bataille, puis coupa le moteur. Sitôt, un calme plat gagna l’habitacle, les vagues stridulations des insectes estivaux s’élevant par-delà les fourrées. Plus avant se trouvait le sentier de départ, l’accès restreint par le cabanon d’accueil. Il resta immobile un bref instant, avant d’entrouvrir sa portière. L’heure tournait et le parking restait toujours aussi vide. Il en vint à se demander s’il ne s’était pas trompé de date, mais un bref coup d’œil jeté sur sa messagerie apporta la preuve contraire. Interpellé, le brun gagna l’extérieur, sac sur le dos et casque sous le bras. Adossé à la carrosserie de sa voiture, il survola la zone du regard. Quelques mètres plus loin, Liam reconnut la silhouette de l’une des membres du club. Phoebe, croyait-t-il se souvenir.

Un pli soucieux barra son front. Ce n’était pas exactement la personne idéale… Il n’avait rien contre elle à titre personnel, mais… Il aurait préféré tomber sur quelqu’un d’autre. N’importe qui, mais quelqu’un d’autre... Quoique loup solitaire, Liam avait appris à forcer sa nature. De manière générale, il savait habilement donner le change et briser la glace. Il en allait ainsi la plupart du temps, mais son naturel réservé reprenait parfois le dessus. Sociabiliser ne serait jamais son fort. Néanmoins, il était des personnes auprès de qui il trouvait naturellement son chemin, le contact se faisant avec une facilité presque déconcertante. Rares avaient été les occasions de discuter avec cette jeune femme, mais la froideur de leurs échanges aurait pu inverser la tendance climatique actuelle en faveur d'une nouvelle ère glaciaire. On ne peut pas s’entendre avec tout le monde. Il avait eu tôt fait de l’apprendre, et ce, dès les premières interactions de l’école élémentaire. C’était plus ou moins ce qu’il ressentait à son endroit, une impossibilité de dialoguer. Ils n’avaient tout simplement rien à se dire, sans doute trop différents pour ce faire. Leurs interactions étaient si maladroites et laborieuses, qu’il avait renoncé à toute approche. Après tout, bien qu’appartenant au même club, rien ne les obligeait à se côtoyer. Le temps passait et… Force était de constater qu’aucun autre membre ne semblait décidé à pointer le bout de son nez. Liam se trouvait dans une impasse. L’heure de rendez-vous était sur le point d’être dépassée. Aussi, bon gré mal gré, il s’éloigna de sa voiture et se rapprocha du point d’accueil, rejoignant dans un même temps ladite Phoebe. Une pointe de malaise mêlé d’appréhension lui traversait déjà l’échine, alors qu’il lui adressait un signe de tête. « Salut. » Guindé comme il l’était, il ressemblait à un soldat prêt à se mettre au garde-à-vous. Il détourna le regard pour consulter la montre qui pendait à son bras gauche, réprimant un soupir. L’atmosphère était pesante, le silence plus encore. Tant et si bien qu’il se décida à le rompre. « Tu as des nouvelles des autres ? » qu’il demanda, lui prêtant une nouvelle fois son attention.

Le sourire était courtois, transsudant un semblant de chaleur humaine. Elle égratignait quelque peu le mur de briques, matérialisé par ce visage fermé, cadenassé. Liam tirait la gueule des mauvais jours. Un tantinet grognon, Hartman, de s’être levé si tôt un samedi matin, quand pesait la fatigue de toute une semaine. Il pouvait bien adoucir ses traits et se montrer cordial. L’effort ne coûtait rien. À son instar, Phoebe n’avait pas de nouvelles de leurs camarades. Il s’y attendait un peu, perdu dans cette pampa sans réelle couverture réseau. Le cadre compensait l’humeur morose. Il jetait sur l’immensité un regard circulaire, prêt à côtoyer les sommets. Ce n’était pas sa première Via Ferrata. Liam en avait une solide expérience, connaissant la plupart des voies proposées, à l’exception du parcours au plus haut niveau de difficulté. Seul, il s’était souvent lancé à l’assaut de cette montagne. L’avantage d’une telle discipline, laquelle permettait une autonomie qui n’était pas pour lui déplaire. C’était pourtant pour se sortir de sa tour d’ivoire qu’il avait rejoint le club. Le but étant de rencontrer des personnes qui partageaient les mêmes centres d’intérêt. Il aimait l’action, l’inconnu. Il aimait repousser ses limites. Ce goût du risque ne datait pas d’hier. Adolescent, il se mettait déjà au défi, cherchant sans cesse à se dépasser.

Présentement, c’était plutôt l’ennui qui prédominait. Le temps s’écoulait avec une indécente lenteur. Ils attendaient la venue de leurs camarades, mais le parking demeurait tristement désert. Assis sur un banc en rondins, Liam scrutait l’horizon sans grand espoir, triturant pensivement la bride de son sac à dos. Il se faisait peu à peu une raison. Si d’aventure personne ne venait à les rejoindre, il lui faudrait composer avec cette jeune femme. Hartman savait parfaitement que la perspective n’enchantait guère sa voisine, pas dupe pour un sou. Toujours pas de réseau... Le brun n’était pas loin de tendre son téléphone vers le ciel dans l’espoir de capter un infime signal, une petite barre – geste aussi daté qu’inutile. Il se résignait à enfouir son portable dans sa poche, studieusement impassible. La demi-heure accordée s’était envolée. Ils ne pouvaient raisonnablement plus espérer de retardataire. Une alternative s’offrait à lui. Il pouvait annuler, plier bagages et rentrer chez lui. Seulement, Hart’ n’en avait pas très envie. C’était sûrement l’une des dernières occasions qu’il avait de crapahuter en montagne, et ce, avant un bon bout de temps. Le terme de June approchait. En conséquence, l’arrivée du bébé devenait une échéance concrète. Le simple fait d’y penser réveillait une angoisse larvée qui lui tordait les entrailles. « Pardon ? » Il relevait brusquement la tête, tirée de sa rêverie. On s’adressait à lui. Liam avait déjà oublié la teneur du propos. Pour tout dire, il n’était pas même certain d’avoir bien entendu. Une main ébouriffa sa tignasse échevelée, son regard pointant en direction du parking. Voulait-il annuler ? Il humecta ses lèvres, encore indécis.  À rien ne servait de scruter l’horizon d’un air désespéré, nul n’allait apparaître. « Non, c’est okay. » Il se levait promptement, attrapant son sac. L’entente n’était pas idéale, mais Liam pouvait bien prendre sur lui et faire un effort. Non ?  On ne leur demandait pas de faire ami-ami, mais de coopérer à minima. Il n’avait pas fait toute cette route pour rebrousser chemin, tout comme elle. S’il n’était pas enchanté, le brun ne comptait pas lui pourrir sa journée. « On peut se mettre en route. » Il s’adressait tant à Phoebe qu’au guide. Ce dernier s’empressa d’enregistrer leur noms, avant de délivrer quelques consignes d’usage. Liam écoutait d’une oreille distraite, le refrain d’ores et déjà gravé dans son esprit. Il était temps de se préparer. Casque, harnais et autres accessoires…

Avant longtemps, il avançait sur l’axe principal, en route pour le parcours initialement réservé par le club.  Liam fermait la marche, observant le paysage. Un certain malaise persistait, son embarras d’autant plus grand qu’il était tout à fait conscient de ne pas être la compagnie qu’elle avait espérée. Cela lui rappelait "jadis" les binômes forcés des cours de sport et l’appréhension qui en résultait. Le silence lestait l’atmosphère, mais il gardait ses lèvres scellées. Mieux valait se concentrer sur l’expédition qui l’attendait. La cotation du parcours était un K4, traduisant une voie difficile. Vigilance et concentration seraient de mise. En surplomb, il aperçut enfin le début de la ligne de vie, flanqué d’un panneau indicateur. Un regain d’intérêt le gagnait, proche de céder l’ombre d’un sourire. Ils étaient enfin arrivés… Ce qui signifiait que le guide allait se retirer pour les laisser à leur ascension. Un dernier échange s’ensuivit, puis Liam adressa une salutation, préparant sa longe. « Si tu permets, je préfère ouvrir la voie. » dit-il. Sans attendre de réponse, le trentenaire accrocha ses deux mousquetons au point d’ancrage, ne lui laissant guère le choix. Il ne savait pas quel était son niveau de pratique. Aussi, Hartman préférait passer devant, plutôt que de se fier à elle. Ce n’était pas exactement la meilleure preuve de confiance qu’il pouvait lui donner… Semblant le réaliser, il hésita un bref instant, mais prit tout de même les devants. « Je te préviendrai si une pierre t’arrive dessus. » qu’il glissa dans une piètre tentative de détendre l'atmosphère, escaladant un premier pan rocheux. Blague ou piqué fulgurant... Il vaudrait mieux tourner sa langue sept fois, la prochaine fois...

Aurait-il pu tenter de briser la glace ? Quelques mots gentils ne requièrent pas grand effort. Dans la mesure où ils s’apprêtaient à passer une bonne partie de la journée ensemble, tenter d’établir un semblant de communication paraissait indispensable. Liam avait toujours su mettre les formes, gentleman d’un autre temps. Il avait des manières et du savoir-vivre. Il savait se montrer avenant, de bonne compagnie, quand bien même vous lui sortiez par les yeux. Talent que l’expert en finance avait acquis au cours de ses nombreuses années d’exercice. S’il n’appréciait pas toujours les clients qui frappaient à sa porte, le gestionnaire témoignait une sympathie égale à chacun d’entre eux. Sourire avenant, poigne ferme et rire de bon aloi, il exhalait un professionnalisme à toute épreuve et charmait chaque portefeuille qui en appelait à ses services. Son travail comportait une part non négligeable d’acting, nécessaire au contact client. Un défi pour lui qui exécrait ce masque de communicant. La bienveillance qu’il reflétait au quotidien n’avait, elle, rien d’un leurre. Il avait toujours eu le souci et le respect d’autrui, valeurs inhérentes à sa personne. Quid de Phoebe ? Liam songeait qu’il était vain de forcer la nature. Pour une obscure raison, l’entente semblait entre eux impossible. Dès lors, pourquoi insister ? Il n’avait jamais envisagé l’idée d’une impression faussée, d’un a priori infondé. Aurait-il pris la peine de la connaître, passant outre cette impression première, qu’une heureuse surprise en aurait peut-être résulté. Liam en était resté à son sentiment initial, celui d’une incompatibilité manifeste. Le trajet qui menait au parcours avait laissé plus de temps qu’il n’en faut pour esquisser une approche amicale, mais ni l’un ni l’autre n’avait semblé désireux de converser. Tous deux venaient ainsi de perdre une occasion de dénouer la situation.

Son appréhension était telle qu’il manquait à toute politesse, se montrant sous un jour plus que défavorable. Pis encore, il offrait la parfaite démonstration du mâle alpha dans toute son horreur.  Comme si face à elle, il se trouvait incapable d’agir normalement. Il aurait pu se reprendre, formuler des excuses et lui céder les devants, mais la remarque de Phoebe le piqua au vif, irritante à bien des égards. Liam lui lança un regard tout aussi tranchant, échappant un rire irrité. Le prenait-elle pour un imbécile ? « J’ai l’air de vouloir en finir avec la vie ? Parce qu’il faudrait être idiot ou suicidaire pour se lancer sur un parcours évalué K4, en tant que débutant. » rétorqua-t-il sèchement. Conforté dans sa décision, il conserva la tête de l’expédition, ignorant superbement sa petite réflexion. N’était-ce pourtant pas un juste retour des choses, lui qui avait également douté des capacités de la jeune femme.  Leurs débuts n'auguraient rien de bon. L’atmosphère s’avérait peu propice à une bonne collaboration, à présent chargée d’une sourde tension. Plutôt que de désamorcer la situation, Liam entama son ascension sans lui accorder le plus petit regard. S’il était habituellement d’un calme olympien, une pointe d’irritation demeurait chevillée à lui. Ses gestes en devenaient machinaux, empreints d’une certaine raideur. La seule présence de Phoebe suffisait à l’agacer. Il se recentrait sur lui, usant de son exaspération comme d’un moteur à même de l’amener toujours plus haut. Ce n’étaient pas des conditions appropriées. Il le savait. Nonobstant, Liam continuait sur sa lancée, incapable de reconnaître qu’il serait préférable de s’arrêter. Il avait cruellement besoin de cette journée…  Le brun abordait à présent un passage plus délicat, attentif au moindre relief rocailleux. Il gardait un œil sur sa collègue, s’assurant qu’elle suivait sans heurt. Énervé ou non, il ne comptait pas relâcher sa vigilance et négliger leur sécurité. Toutefois, il ne s’attendait pas à ce qu’elle reprenne la parole, manifestement décidée à crever l’abcès au moment le moins opportun. Sa concentration en fut rompu, les mots le heurtant de plein fouet. Déstabilisé, son genou lâcha prise et choqua la paroi rocheuse, lui arrachant un juron. La douleur se mêla à la teneur des propos de sa camarade. Un uppercut eût été moins désagréable. « Tu crois vraiment que c’est le moment ? » Ici, suspendu au-dessus du vide…. Un soupir s’échappa de ses lèvres, cependant qu’il réassurait son ancrage. Une fois stabilisé, il plaça ses longes au plus haut de la ligne de vie, puis accrocha sa vache pour se sécuriser. Il put ainsi se mettre en position de repos et se tourner vers son acolyte, située en contrebas. « Comme un connard ? » demanda-t-il, croyant le deviner sur le bout de sa langue. Il ne l’avait sans doute pas volé… « Navré de te décevoir, jusqu’à aujourd’hui personne n’est mort sous ma guidance. » Liam céda un soupir, remisant ses sarcasmes. Ce n’était certainement pas le moment… Il y avait un problème manifeste entre eux. Un problème qu’il fallait de toute évidence régler… Le brun posa sur elle un regard incertain. « Désolé. Je n’ai rien contre toi à titre personnel… » C'est un fait. Il n’avait absolument rien à lui reprocher.  « En soi, je pourrais en dire autant et te retourner la question… Te demander si tu as un problème avec moi. » Leurs échanges étaient toujours glaciaux, sans qu’il puisse dire pourquoi. En sa présence, il avait la constante impression de marcher sur des œufs. « Toi-même tu as bien dû t’en rendre compte. Manifestement, on n’a rien à se dire. Je ne sais pas si c’est que l’on est parti du mauvais pied ou qu’on ne peut tout simplement pas se sacquer. Mais c’est comme ça… » Il jeta un regard sur les hauteurs qui les entouraient, l'air songeur. Enfin, il en revint à elle. « Écoute, je ne suis pas là pour te pourrir ta journée. Je n’ai pas non plus l’intention de te précipiter dans un ravin. Je veux juste… Profiter de cette sortie.  »

Accroché à cette paroi rocheuse, Liam n’avait d’autre choix. Solutionner le problème, pour mieux l’évacuer. Phoebe en avait décidé ainsi, ils devaient discuter. L’escogriffe avait connu position plus confortable. Argumenter au cœur d’un ravin… Disons qu’il aurait préférablement opté pour une intervention sur la terre ferme. Son genou le lançait, suite logique du choc qu’il venait de recevoir. Pas de mal en soi. La douleur aurait tôt fait de s’estomper. L’inquiétude de Phoebe parut toutefois sincère.  « Ça va, oui » Il en tirerait sans doute un bleu, rien de bien méchant. Le discours de sa camarade le préoccupait davantage. Il n’est jamais agréable d’essuyer un reproche. Reproche d’autant plus pénible, qu’elle avait parfaitement raison. Il s’était comporté comme un con. Un mot qu’il n’eut pas peur d’employer face à elle, comme pour reconnaître ses torts. « Appelons un chat un chat… » Il lui adressa un prompt regard. Un soupir traversa ses lèvres, cependant qu’il relâchait ses épaules pour se défaire de la tension accumulée dans ses muscles. Liam n’était pas fier de son attitude. Pareil comportement ne lui ressemblait guère. Il avait toujours su prendre sur lui. Un sourire révéla son amusement. « Aussi jeune, ce serait dommage. » constata-t-il. Liam avait veillé à garder un œil sur elle, tout au long de l’ascension. Il était consciencieux, plus encore lorsqu’il était question de la sécurité d’autrui. Voir ses compétences remises en cause, a fortiori par une étrangère, l’avait piqué au vif. Sans conteste, il l’avait aussi mal jugée. Phoebe n’avait rien d’une débutante. Elle grimpait avec aisance, suivait le rythme sans rechigner. Ses gestes et ses réflexes témoignaient de son expérience. Elle savait ce qu’elle faisait. Liam pourrait s’en remettre elle, et ce, en toute confiance. Il sentait bien que ses réponses la laissaient insatisfaite. Elle aurait sûrement préféré un motif clair et précis. Une raison formelle. Ce néanmoins, Liam n’avait rien contre elle. Un malaise existait bel et bien, sans qu’ils soient mesure de l’expliquer. Phoebe, elle-même, disait n’avoir aucun grief à son endroit. Il en était… rassuré. Si l’on peut dire. Liam s’était interrogé. Peut-être l’avait-il involontairement froissé... Après tout, on n’est jamais à l’abri d’une maladresse, sinon d’un malentendu. Il lui arrivait, comme aux autres, de se prendre les pieds dans le tapi.

Étaient-ils trop différents pour s’entendre ? Paradoxal pour deux personnes qui pratiquaient présentement un sport apprécié de chacun. Ils appartenaient au même club, avaient de toute évidence un intérêt commun pour l’action et les activités à fortes sensations. Voilà qui constituait quelques similitudes… « Je n’oserais pas l’affirmer. » En définitive, il ne la connaissait pas assez pour le dire. Avaient-ils un jour vraiment parlé ? Pas à son souvenir. Phoebe le décrivait comme calme et posé. Factuel ! Le prochain adjectif qu’elle employa le fit sourciller. Froid ? Il savait qu’il inspirait parfois ce sentiment. Liam ne paraissait pas toujours d’abord facile.  Il était d’un tempérament réservé, rempart qui cachait un naturel chaleureux. « Tu es plus accessible. » dit-il, poursuivant son observation. Liam avait pu le constater au travers de ses interactions avec les membres du club. « Je n’ai pas cette aisance naturelle. J’ai toujours été comme ça... Réservé. » Il haussa les épaules. « Je sais que ça passe souvent pour du mépris. » Liam avait appris à forcer son naturel, mais… Justement. Chassez-le et il revient au galop. Parfois, il retombait dans ses travers. Zygomatiques douloureux, il fatiguait de sourire à longueur de journée, jouant le petit communicant en finance.  Leur sentiment de malaise s’était-il fondé sur un apriori ? Une impression erronée ? Il ne put dissimulée son amusement. Non, il ne prévoyait pas de la précipiter dans un ravin. « Je te remercie d'épargner ma vie. J’aurai bientôt une petite fille à élever. » plaisanta-t-il. Phoebe aspirait elle aussi à profiter de cette journée. Une journée qui n’avait pas connu le meilleur des débuts. Pouvaient-ils encore changer cela ? « Ne t’excuse pas. Tu as eu raison... » Ils ne pouvaient pas continuer dans cette atmosphère pesante, pas pour une activité qui requérait une certaine cohésion. Mieux valait mettre les choses à plat. « On peut peut-être repartir de zéro ? » Il essayait également de faire amende honorable.

La discussion cessa, et chacun reprit ses appuis. Briser l’abcès l’avait libéré d’un poids. La tension, qui le galvaudait, s’était totalement dissipée. Liam se concentrait à présent sur son ascension, cherchant les meilleurs prises. L’exercice lui avait manqué. Il avait toujours aimé les sorties en plein air, et le Vermont était pour lui un parfait terrain de jeu. Liam aimait tutoyer ses sommets, laisser ses tracas au pied de la montagne. Là-haut, le paysage était à couper le souffle. Il n’avait plus à penser, juste à contempler. Derechef, la voix de Phoebe s’éleva. Cette fois, il n’en fut pas désarçonné et continua sa progression, tout en réfléchissant à une réponse. N’était-elle pas en train de lui tendre une perche ? « L’ascension du Mont Mansfield, mais par le côté Canadien, depuis les chutes de Coulonge. Ce n’est pas le parcours le plus complexe, mais les vues sont magnifiques. On découvre la montagne sous un autre angle. » Pour lui, les paysages importaient plus que la difficulté de la voie. « Puis, c’est sympa de partir chez le voisin. » Le Canada était littéralement à leur porte, il aurait tort de ne pas en profiter.  « Et toi ? » Le sommet n’était plus très loin. Il apercevait le faîte de la montagne. Liam avait hâte de poser un pied à terre. Il jeta ses forces dans l’ultime portion rocheuse, puis se hissa au pinacle. Enfin, il déboucla ses mousquetons, puis sécurisa son matériel, avant de trouver un rocher sur lequel s’asseoir. Ses muscles étaient engourdis par l’effort. Il reprit son souffle, puis avala une généreuse goulée d’eau. La vue était toujours aussi saisissante. Il laissa son regard dériver d’un point à l’autre. En contrebas, on apercevait les contours du lac Champlain. À cette hauteur, il ressemblait presque à une flaque d’eau. Son monde lui paraissait toujours minuscule, lorsqu’il prenait de la hauteur. Après un instant de recueillement, il posa son regard sur son acolyte du jour, jugeant qu’il lui revenait peut-être de franchir le prochain pas, cette fois. « Tu fais quoi dans la vie ? » demanda-t-il. Liam ne savait absolument rien sur elle. S’il devait apprendre à la connaître, autant commencer par quelques questions basiques. Le boulot lui semblait être un bon point de départ, car potentiellement révélateur. « Tu n’es pas obligée de me répondre… Mais puisqu'on est là, autant en profiter...  » Pour discuter.

Spoiler:

Cette ascension prenait un tour un inattendu, mais non pas déplaisant. Liam éprouvait un certain soulagement à mettre des mots sur le malaise qu’ils partageaient. Un malaise que la force de leurs a priori avait peut-être contribué à sceller. Il l’écoutait poursuivre en silence, étudiant les reliefs rocheux, pour choisir au mieux son prochain ancrage. Au regard des éléments nouvellement apportés, il lui semblait que leurs natures opposées ajoutaient sans doute plus de difficulté, faussant quelque peu leurs impressions respectives. Phoebe lui était immédiatement apparue sous son jour jovial et accessible. De ces êtres qui suscitent en l’autre une sympathie immédiate. Il l’avait vue se greffer sans mal aux conversations du club, prompte à sympathiser avec chacun de ses membres, à l’exception d’un élément. Liam. Elle avait perçu en lui une forme de froideur, expression d’un tempérament réservé. Et lui avait interpréter son malaise comme une mésentente manifeste, une possible incompatibilité. Dès lors, les dés semblaient jetés. Chacun en était resté à cette impression première, quoique erronée. Son ex-mari la jugeait trop accessible ? « Vraiment ? » demanda-t-il, un rien étonné. La teneur de ses propos ne manquaient pas de le surprendre. Liam enviait son ouverture aux autres. Il aurait souhaité posséder une telle qualité. Par ailleurs, il relevait un soupçon d’amertume dans ce rire sans joie. « D’après moi, c’est plutôt une qualité. » Qui lui aurait évité ce type de malentendu. « Complexe ? Peut-être qu’il jalousait ta sociabilité. » hasarda-t-il, l’air songeur. Les reproches, tels que celui-ci, cachent parfois un soupçon de jalousie. Liam trouvait ce genre de remarque un brin toxique, et ce simple détail en disait long sur son ex-mari. Une personne qui aurait dû la valoriser, non la critiquer. « De mon côté, j’ai pensé que tu ne pouvais peut-être pas me voir en peinture ou que sais-je… » Un sourire teinté de dérision joua sur ses lèvres. On ne peut s’entendre avec tout le monde. Une chose avec laquelle il vivait très bien. Liam n’était pas de ceux qui cherchent à tout prix l’approbation d’autrui, mais… « J’ai craint d’avoir commis une maladresse ou un faux pas à ton endroit. » Il était rassuré d’apprendre le contraire. L’humeur plus légère, l’escogriffe se laissa aller à quelques plaisanteries, révélant indirectement sa future paternité. Des félicitations glissèrent des lèvres de sa collègue. Phoebe avait-elle-même une petite fille, chose qu’il ignorait. Liam sentait le sourire dans sa voix. Elle semblait aimer son rôle de mère. « Merci. » Il lui jeta un bref regard, avant de poursuivre son mouvement. « Elle s’appelle comment ? » demanda-t-il, curieux. Le prénom du bébé était d’ores et déjà arrêté. Sa fille s’appellerait Lydia, à l’instar de sa grand-mère paternelle. Au fil de cet échange improbable, Liam en apprenait plus sur Phoebe, jeune femme divorcée et mère d’une fillette. La parentalité, à l’en croire, était une belle aventure. Il n’en doutait pas un seul instant. Toutefois, Liam avait pour lui quelques incertitudes. Serait-il à la hauteur, quand il avait tant à apprendre ? Il n’avait pas de modèle ou de référent. Son paternel avait tiré ses grègues, pas loin du poncif du paquet de cigarette. Et… Si certains gendres pouvaient quérir conseil auprès de leur beau-père, ça ne pourrait bien évidemment pas être son cas. En vérité, il ne savait pas s’il oserait demander conseil à quelqu’un. Se dire père, la belle affaire ! Le devenir importait plus. « J’avoue que je suis assez terrifié par ce qui m’attend. C’est mon premier, et j’espère seulement être à la hauteur. » Il marqua un bref arrêt, balayant le paysage du regard. La vue était à couper le souffle. Une vague de soulagement le gagna. Phoebe consentait à faire table rase. Une seconde chance leur était octroyée.

Un silence confortable s’étira pendant un temps, avant que Phoebe ne décide de l’interrompre. Ils parlaient à présent de leurs voies de prédilection. Liam appréciait tout particulièrement le Mont Mansfield, côté canadien. « Paisible, c'est le mot. » Phoebe, pour sa part, affectionnait le parcours de Wildwire Wanaka, en Nouvelle-Zélande. À ces mots, son regard se fit envieux. Liam n’avait jamais quitté le continent américain, et la Nouvelle-Zélande comptait parmi les destinations qu’il espérait un jour découvrir. « J’aimerais pouvoir m’y rendre. Je n’ai pas encore eu cette chance. En tout cas, je le note pour plus tard. » Un fin sourire étira ses lèvres. Il fut un temps, Liam rêvait de lointaines destinations. Une chose en entraînant une autre, il avait dû renoncer à ses ambitions pour se concentrer sur des aspects plus prosaïques de l’existence.  Avec la naissance de fille, il n’était pas près de sillonner les routes, mais le jeu en valait la chandelle.  « Tu as l’air d’avoir voyagé ? » observa-t-il.

Sommet atteint, Liam s’installa sur un rocher qui avait vue sur la vallée. Le soleil irradiait la plaine, et chauffait agréablement sa peau. Du bout des doigts, il effleurait distraitement la mousse moelleuse qui garnissait la pierre. Son regard se perdit au loin, contemplatif. Une beauté estivale se dégageait du paysage. Il régnait un silence absolu et délectable. À son tour, Liam choisit pourtant de rompre cette apparente tranquillité, engageant la conversation. Il était curieux d’en apprendre plus au sujet de Phoebe, y voyait un moyen de briser la glace. La jeune femme consentit à répondre à sa question, prenant place sur un autre rocher. « Le Drop of Milk… La propriétaire est une vieille amie du lycée. » Peu ou prou, au sein d’une petite ville, tout le monde connaissait tout le monde ou connaissait quelqu’un qui connaissait quelqu’un. Liam avait ses habitudes au Snow Rose Cafe, expliquant qu’il ne l’ait jamais croisée lors de ses services. Serveuse n'était pas son métier premier. L’effet d’annonce fut patent. Liam s’en trouva réduit au silence, mouché. Cascadeuse… Voilà qui n’était pas courant. Un job de rêve pour tout amateur de sensations fortes... Ce simple mot invoquait toute la magie du septième art. Il connaissait la dangerosité et l’exigence d’une telle pratique. Certaines cascades soulevaient de véritables prises de risques physiques. Les blessures n’étaient pas rares. Phoebe devait avoir un mental d’acier pour exercer ce métier. « Je ne m’attendais pas à ça. C’est impressionnant. » avoua-t-il, fin sourire aux lèvres. Son amour des sensations fortes faisait d’autant plus sens. « Qu’est-ce qui t’a amenée à un tel métier ? Je veux dire, ce n’est pas l’orientation la plus courante qui soit. » À tout le moins, ce n’était pas le genre d’idée que le système scolaire faisait germer. Tout un soudain, Liam était admiratif.  Néanmoins, son job de serveuse soulevait une autre question. « Une fois de plus, si ce n’est pas indiscret… Pourquoi tu as arrêté ? » Blessure ? Fatigue physique ? Lassitude ou changement de vie… Il pouvait y avoir plusieurs raisons à cela. Phoebe lui retourna sa question, cherchant à deviner son propre métier. Une pointe d’amusement éclaira son regard. Elle n’était pas loin du compte.  Pas loin du tout… « Je suis expert-comptable et chercheur en sciences de gestion. » souffla-t-il, passant un doigt sur l’arête de son nez.  « Tu as visé juste. Dois-je en conclure que j’ai la tête de l’homme d’affaires ? » demanda-t-il, mi-plaisantin, mi-effrayé. Il espérait ne pas être devenu le reflet de sa profession, pour laquelle il n’avait pas de réelle passion.  Pour tout dire, Liam trouvait l’idée assez horrifique. Prenant une nouvelle gorgée d’eau, il mira un instant le ciel sans nuages, scruta les sommets qui ceinturaient le lac Champlain. Dans l’air calme, les fleurs estivales mêlaient leur parfum aux arbres fruitiers. Il était apaisant de se trouver ici. « Actuellement, je bosse à la création d’un petit atelier de restauration automobile du côté de Farming Area. Mon rêve de gosse, si on peut dire ça comme ça. » L’automobile et la mécanique, ses deux passions… De ses propres mains, il avait restauré sa vieille Mustang. Voiture avec laquelle il était venu. S’ils devaient vraiment apprendre à se connaître, autant partager ses véritables centres d’intérêt. « J’ai cru te voir en moto, quelques fois ? »

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