Il l’a finalement trouvé : la recette ultime pour rendre sa propre vie un peu plus supportable. Ne jamais s’arrêter assez longtemps pour penser, l’ingrédient secret. La routine que Gabriel abhorrait encore quelques semaines plus tôt est devenue sa salvation. Ça le réconforte, que chaque jour ressemble au précédent et plus encore au suivant. Qu’il n’y ait aucune place pour les surprises, bonnes ou mauvaises. Il avait vraiment besoin d’une pause, après cette année plus que difficile.

La routine qu’il aime tant le garde occupé toute la journée, une fois de plus. Et quand il arrive au cabaret en fin d’après-midi, tout s’annonce parfaitement normal. Il ne manque aucun employé et dès que la soirée commence, les tables se remplissent peu à peu, promettant de longues heures de travail en cuisine. C’est parfait, pour un instant, jusqu’à ce que la barmaid entre dans son sanctuaire pour venir murmurer quelques mots à Gabriel. Ceux qu’il déteste le plus : quelqu’un dans la salle veut lui parler. Ce n’est jamais une très bonne nouvelle, quand un client demande à voir le chef personnellement. Il ne répond que par un hochement de tête un peu sec, trop nerveux pour lâcher le moindre mot. Toutes les forces qu’il lui reste serviront pour cette confrontation. Un mauvais moment à passer, s’encourage-t-il, tandis qu’il suit la jeune femme dans la grande salle. Ses yeux parcourent rapidement les tables, à la recherche d’un visage mécontent et son angoisse monte d’un cran quand, au lieu de le diriger vers un client déjà attablé, la jeune femme le guide jusqu’au bar.

Il reconnaît immédiatement le visage de l’homme accoudé là, bien sûr. Il reconnaîtrait ce visage entre mille. Sa mâchoire se crispe, alors qu’il se plante à un pas ou deux de son ancien meilleur ami. “Salut.” marmonne-t-il. Miles n’appartient plus à sa routine depuis bien longtemps et le voir là, au milieu du cabaret, semble particulièrement étrange. Dérangeant. Ils ne se sont pas adressés la parole une seule fois depuis leurs retrouvailles catastrophiques quelques semaines en arrière et, honnêtement, Gabriel n’a pas la force de supporter une nouvelle dispute ce soir. Tout ce qui parvient à le détendre un peu, c’est que Miles n’a pas l’air d’humeur belliqueuse, cette fois. Gabe lâche un soupir loin d’être discret et jette un nouveau coup d'œil au reste de la salle. Il n’a pas vraiment le temps d’aller papoter avec un vieil ami en plein milieu d’un service et ce serait l’excuse parfaite pour éviter ce désastre… Mais on parle de Miles. Qu’importe le temps écoulé, une part de Gabriel ne parvient toujours pas à refuser quoi que ce soit à cet homme. “Suis-moi…” offre-t-il, invitant Miles à venir avec lui d’un signe de la tête.

Il le conduit jusqu’aux portes de la cuisine, où il fait un petit détour de quelques minutes pour récupérer son paquet de cigarettes et annoncer à ses employés qu’il prend sa pause maintenant. Sans un mot, il retrouve Miles dans le couloir et le guide jusqu’à la sortie de service. Dehors, il s’appuie contre un mur, puis s’allume une clope, tendant le paquet ouvert dans la direction de son ami. “Je suis en plein service.” annonce-t-il, d’un ton neutre. C’était censé être un peu plus menaçant que ça, mais ça ne l’est pas du tout. “Je n’ai pas beaucoup de temps.” précise-t-il donc, défait. “Comment t’as su que je travaillais ici ?” Immédiatement, il pense à la sœur du jeune homme, à qui il s’est bien trop confié au cours de cette dernière année, tellement sûr que Miles ne reviendrait jamais. Il déteste l’idée qu’elle sache tellement de choses sur sa vie à Redwood Hills, qu’elle puisse tout dire à son frère. Il n’a rien à cacher, pourtant, mais n’a pas envie que Miles entende toutes ces histoires. S’il avait voulu connaître la vie de Gabriel, il n’avait qu’à en faire partie, n’est-ce pas ? “Peu importe. Qu’est-ce que je peux faire pour toi ?”

La nicotine peine à calmer les nerfs de Gabriel aussi rapidement qu’il le voudrait. Il se force pourtant à fumer lentement, dans le vain espoir de forcer son cœur à battre à un rythme normal. Tout ira bien. Il le faut, en tout cas. Qu’importe ce que Miles veut lui dire de tellement urgent que ça ne pouvait pas attendre la fin de son service, Gabriel refuse de laisser cette conversation l’affecter trop durement. D’autant plus avant même qu’elle n’ait lieu. Car depuis qu’ils sont sortis, il ne s’est pas passé grand-chose. Les deux hommes ont échangé quelques mots sans grand intérêt et depuis… Rien. Miles fait les cent pas sans jamais donner l’explication promise et Gabriel, lui, reste planté là avec sa clope au bec et prétend qu’il n’est pas impatient d’entendre ce que son ancien meilleur ami veut lui dire. Les cendres tombent à ses pieds sans faire le moindre bruit et du coin de l'œil, le cuisinier jauge le temps qu’il lui reste avant de devoir retourner faire son travail. Sa pause clope ne lui offre pas plus de cinq minutes. Cinq précieuses petites minutes que Miles gâche en refusant de dire un seul mot. Trop nerveux par ce qui l’attend, Gabe ne le presse pas non plus.

Dieu merci, Miles se décide à parler tôt ou tard. Et quand il s’y met, il ne perd vraiment pas de temps sur les petits détails qui pourraient aider Gabriel à comprendre la situation. Il retire la cigarette presque entièrement consumée de ses lèvres et exhale très, très lentement la fumée dont ses poumons sont pleins, en même temps qu’il essaye de comprendre où Miles veut en venir. La bonne nouvelle, c’est que son coeur ne se serre même pas un peu au “elle” qui parsème le discours de son ancien ami. Une fille. Miles l’a planté pour une fille. C’est tellement typique. Tellement qu’il ne peut se retenir de lâcher un petit rire étouffé. Un an, deux ans en arrière, une telle découverte lui aurait probablement brisé le cœur. Un peu plus qu’il ne l’était déjà, en tout cas. Au moins, il en a fait du chemin, depuis cette époque.

“Pourquoi pas ?” Ce sont les seuls mots qu’il se décide enfin à prononcer, quand Miles en a terminé avec son semblant d’explication et qu’il conclut en assurant à Gabe qu’il ne pouvait rien lui dire avant. Excuse qui n’a vraiment aucun sens pour le cuisinier. Ils se sont toujours tout dit, non ? Sauf… Que Gabriel était gay ou fou amoureux de lui. D’accord, peut-être que ça a du sens, finalement. “Je n’aurais pas fait de crise de jalousie, si c’est ce qui t’inquiètes.” poursuit-il malgré tout, un tout petit peu trop fier pour accepter qu’ils n’étaient peut-être pas si proches que ça. “Ça n'aurait pas été la première fois que tu me plantais là pour une fille.” Il dit ça comme un reproche, mais ça n’en a jamais été un. Bien sûr que Miles et lui n’étaient pas toujours collés l’un à l’autre en toutes circonstances. Bien sûr que parfois, le jeune homme avait des petites-amies ou Dieu sait quoi. Gabriel n’a jamais rien dit à ce sujet, bien conscient que ça n’était pas sa place. Qu’il aurait été forcé de révéler son secret s’il avait osé montrer le moindre signe de mécontentement. Avant cette nuit-là, avant ce baiser, il n’a jamais envisagé ne serait-ce qu’une seconde qu’il pourrait y avoir autre chose que de l’amitié entre eux.

Il secoue la tête doucement et écrase son mégot dans le cendrier prévu à cet effet. Il n’a plus aucune excuse valable pour s’attarder plus longtemps, mais il reste quand même, observant son ami sans rien dire pendant de longues secondes. “Si tu m’avais dit la vérité…” commence-t-il, avant de s’interrompre un peu abruptement. Non, c’est un mensonge. Si Miles lui avait dit qu’il devait partir pour secourir une demoiselle en détresse, Gabe aurait eu le cœur tout aussi brisé. “Oublie ça, c’est des conneries. J’ai du mal à comprendre pourquoi tu me l’as pas simplement dit, mais au fond, ça aurait été la même débâcle.” Et alors qu’il prend une profonde inspiration, se redresse légèrement et jette un rapide coup d'œil autour d’eux, Gabriel réalise pour la première fois depuis un an que c’était peut-être mieux comme ça. Inévitable, mais surtout nécessaire. “Je crois qu’on avait besoin d’une pause. J’en avais besoin, en tout cas.” Sa vie est loin d’être parfaite, encore aujourd’hui, mais il se sent tellement mieux qu’il y a un an, sur certains côtés. Il peut enfin regarder Miles sans dépérir en secret. Il est tombé amoureux à nouveau, a eu le cœur brisé une seconde fois et aujourd’hui… Aujourd’hui, il se sent un peu mieux. Toujours un peu désespéré, pas vraiment optimiste quant à son avenir, mais moins pathétique.

Il ne sait pas vraiment si les choses peuvent redevenir comme avant entre Miles et lui, ni même s’il en a envie. Probablement pas. Ils peuvent néanmoins redevenir amis, vraiment amis, ou au moins essayer. C’est en tout cas dans cette optique que le cuisinier lâche un soupir et ajoute, d’un ton plus léger : “Tu veux me parler de cette fille ?” Pourquoi pas, après tout ? Il a tourné la page sur ses fantasmes d’ado dans le placard. Et Miles a fait tous ces efforts pour essayer de s’expliquer. Gabriel peut bien faire quelques efforts aussi.

Au fond, Miles a raison : il a sûrement bien fait de ne pas donner tous les détails à Gabe avant de partir. La peine que le chef a ressenti après cette nuit, il ne l’oubliera jamais complètement, mais d’une certaine façon, il a pu se bercer de quelques illusions au départ, s’imaginer que Miles avait pris la fuite parce qu’il avait peur d’avoir des sentiments pour son meilleur ami aussi, quelque chose dans ce goût-là. La phase de déni n’a pas duré très longtemps, mais avoir cette chance a aidé Gabriel à avancer. Il n’aurait pas pu le faire s’il avait su dès le début pourquoi Miles le quittait dans un moment aussi décisif de leur relation. Loin de Miami, loin de leur amitié et de tous les non-dits entre eux, Gabriel a pu se remettre, se reconstruire. Le voyage pour arriver jusque là n’a pas été de tout repos, mais il était nécessaire. Désormais, il ne reste plus qu’à savoir où ils veulent aller. La première fois qu’ils se sont revus, Gabriel n’a pas pu s’empêcher de se mettre en colère. C’était sa première occasion, après une année perdue, de dire enfin ce qu’il avait sur le cœur. Il sait bien qu’il a été injuste envers Miles. Et ce soir… Ce soir, il ne se sent plus tellement en colère. Même quand le jeune homme refuse de lui parler de cette fille pour qui il a accepté de mettre en péril une amitié de vingt-six ans. Il réalise mieux que jamais à quel point il a tourné la page. Il se sent enfin prêt à vivre sa vie pleinement, pour lui-même. Et à ce que Miles en fasse partie, s’il le désire, sans que ça ne redevienne cette relation plutôt toxique qu’ils avaient autrefois. “D’accord, quand t’en auras envie, je suis là.” déclare-t-il dans un hochement de tête.

De toute évidence, Miles a d’autres secrets et c’est toujours un peu étrange de le réaliser après tout ce temps. Toutes les choses qu’ils ne se sont jamais dites… Tous les secrets de Gabriel ont été dévoilés, ou du moins il le croit, mais il sait bien qu’il n’a pas été sincère non plus et ça le rend triste. “Je termine à minuit.” informe-t-il, non sans une petite grimace. “T’es sûr que ça ira ?” Ce n’est pas comme si Miles devait l’attendre jusqu’au milieu de la nuit pour la première fois, c’est sûr. Le désavantage à travailler en cuisine : les horaires sont toujours fous. Au moins, au cabaret, l’accent est mis sur le spectacle plutôt que sur le restaurant, alors il peut espérer sortir de la cuisine avant le petit matin. Toujours est-il que ça laisse deux heures, que Miles devra occuper à sa manière. Il veut dîner sur place, l’aveu arrachant un sourire au chef. “Laisse-moi t’offrir le dîner alors. Crois-moi, les repas ici ne sont pas donnés, je fais dans la grande gastronomie maintenant, figure-toi !” Ils sont très loin du petit restaurant sur la plage dont Gabriel a été le propriétaire très brièvement. La street food et les plats réconfortants venus d’Asie ont laissé place à la cuisine occidentale traditionnelle dans tout ce qu’elle a de plus chic. Gabe rêve encore du jour où il pourra allier les deux. “Suis-moi, je vais demander à une serveuse de te trouver une table.” D’un signe de la tête, il invite son ami à le suivre tandis qu’il rentre dans le cabaret.

Comme promis, Gabe laisse son ami aux soins d’une serveuse qui a pour mission de lui trouver une table bien placée pour offrir la meilleure vue possible sur la scène, tandis que lui retourne dans sa cuisine et passe les deux heures suivantes à se plonger dans le travail. Tout plutôt que d’essayer d’imaginer ce que son ami voudra lui avouer plus tard. Ce qui ne l’empêche nullement d’être affreusement nerveux quand la cuisine ferme et qu’il va rejoindre Miles dans la grande salle du cabaret. Le spectacle bat toujours son plein, il y a trop de monde, trop de bruit et de musique pour que l’idée d’avoir une conversation ici soit tout à fait confortable et d’un autre côté, toutes ces distractions réconfortent un peu Gabriel. Et s’ils se retrouvaient seuls et que les choses tournaient mal ? Il ne peut pas penser comme ça… “On devrait aller ailleurs, c’est à peine si on peut s’entendre ici.” offre-t-il comme préambule à son retour. “Je connais un endroit sympa, pas très loin.” Il leur faut rouler dix minutes pour se rendre jusqu’à l’endroit que Gabriel a en tête et tout du long, il se demande pourquoi il a décidé d’emmener Miles ici. Malgré tout, cette pensée ne l’arrête pas, ni sur la route, ni après qu’ils soient arrivés à Oakledge, ni quand il les guide jusqu’à la cabane construite autour d’un arbre qu’il affectionne tellement. Il y a quelques lampes allumées tout autour de la construction, mais il fait relativement sombre à une heure pareille. Et surtout, on n’entend pas un seul bruit. Maintenant qu’ils sont là, néanmoins, Gabe se sent très mal à l’aise, au point de lâcher un rire incontestablement gêné. “Je suis sorti avec un mec qui m’a fait connaître ce parc…” explique-t-il en relevant les yeux sur Miles, tandis qu’il se passe une main dans la nuque. “C’est pas… J’essaye pas de rendre les choses bizarres, c’est juste que j’aime bien venir ici quand j’ai besoin d’être au calme. C’est devenu mon petit secret, j’imagine.” Et quoi de plus approprié à la conversation qui les attend que de révéler un autre de ses secrets à lui ?

En attendant, il va s’accouder contre la rambarde de la cabane, d’où il peut observer le reste du parc quasiment plongé dans le noir. “Tu veux toujours pas de clope ?” demande-t-il, quoi qu’il ne prenne pas tellement la peine de regarder vers Miles, de lui offrir réellement une cigarette, alors qu’il en prend une pour lui et l’allume. Il pose le paquet et le briquet sur la rambarde entre eux, au cas où Miles changerait d’avis plus tard. “Je suppose que tu peux y aller. Quoi que t’aies à dire, je t’écoute, je suis prêt.”

Un rire léger, presque inaudible, et un haussement d’épaules répondent à Miles. Depuis le temps, Gabriel n’entend plus vraiment le bruit du cabaret. “Tu m’as traîné à des soirées plus bruyantes que ça.” note-t-il et un instant, c’est presque comme si rien n’avait changé entre eux. Bien sûr, ça ne dure pas. Aussitôt que Gabriel voit sa voiture sur le parking du cabaret, qu’il se demande où ils peuvent bien aller et que toutes sortes d’idées lui viennent en tête, l’illusion se dissipe et il se rappelle tout à coup à quel point sa vie a changé depuis la dernière fois qu’ils se sont vus. Aucun des endroits que le chef fréquente actuellement n’est rattaché à un souvenir qu’il partage avec son meilleur ami. Une chose qui ne lui était plus arrivée depuis l’âge de huit ans. C’est étrange et ça fait un peu mal, mais il faut bien que les choses changent, n’est-ce pas ?

Plongé dans la mélancolie, Gabe reste malgré tout silencieux tandis qu’il conduit presque par habitude vers un endroit probablement effrayant pour la plupart des gens. Un parc désert au milieu de la nuit, couvert d’arbres et de recoins sombres. Il se rend jusque là sans vraiment y penser, comme ça lui arrive parfois à la fin d’un service, quand il est particulièrement tendu et qu’il a besoin d’un moment pour se ressourcer avant de reprendre le cours de sa vie. Il a dû voir le soleil se lever sur le lac à quelques mètres devant eux une bonne dizaine de fois au cours de l’année écoulée. Il sait pourtant que c’est une idée stupide et il n’a surtout pas envie que Miles se fasse une fausse idée de la situation, même quand il lui explique son choix. “Je suis plus en colère contre toi.” dit-il pour toute réponse à la tentative de plaisanterie de son ami. Il a été vraiment dur, l’autre fois, pas vrai ? Honnêtement, il est surtout soulagé que Miles n’imagine pas qu’il y ait la moindre intention romantique derrière tout ça. Il veut juste savoir, enfin, ce qui a causé cet immense désastre entre eux et, peut-être, passer à autre chose.

Il faut patienter encore un peu pour que Miles se lance, mais quand il le fait… On peut dire qu’il se montre à la hauteur de ses promesses. Pendant des mois, Gabriel n’a rêvé que d’une chose : qu’ils aient enfin cette conversation. Alors même s’il a les plus grandes peines du monde, il serre les dents et garde le silence. Il laisse Miles parler, enfin. Ne rien lui épargner, pas même la triste réalité de cette blessure qu’il a volontairement infligée à son meilleur ami. “Je vois.” souffle-t-il quand le silence retombe. Il sait que Miles attend plus, mais pour l’instant, il n’est pas encore sûr de pouvoir lui donner autre chose. Il s’allume une autre clope, la troisième depuis que Miles a débarqué au cabaret ce soir, tout en se faisant la réflexion que ça recommence à devenir une très mauvaise habitude. “Honnêtement, je suis pas trop surpris pour… les histoires de drogue.” lâche-t-il enfin. “Je veux dire, j’en savais rien et c’est complètement débile de ta part, qu’on soit bien clair là-dessus, mais… T’as vu d’où on vient ? Ça aurait été un miracle que l’un de nous ne tombe pas dans ces conneries. Honnêtement, c’est déjà un miracle que j’ai réussi à rester en vie tout ce temps vu les types qui traînaient dans notre rue. C’est juste un peu débile que t’aies attendu qu’on quitte notre fausse natale pour commencer à faire des conneries pareilles.” Ils n’ont jamais eu droit aux jolies maisons avec les clôtures blanches des gentilles petites banlieues chics, eux. La drogue et la violence ont fait partie du décor presque toute leur vie. C’est pour ça que Gabe n’a jamais trouvé le courage de faire son coming-out. Il était déjà la victime toute choisie des gros bras du quartier avant que Miles ne vole à son secours. Il sait très bien qu’il ne serait plus là pour en parler aujourd’hui s’il avait eu le malheur de s’afficher avec un homme. De même juste insinuer que ça pouvait l’intéresser. Finalement, ils s’en sont bien sortis tous les deux, ils sont vivants et n’ont jamais mis les pieds en prison. Il fallait bien un petit couac dans ce beau conte de fée, pas vrai ? “C’était quand même une idée complètement conne.”

Il ne peut pas nier que son ami a été stupide de prendre de tels risques. Dealer. Aller secourir une apprentie dealeuse en détresse. Et cruel, aussi, de se servir des sentiments de Gabriel et de sa plus grande peur contre lui, plutôt que de lui dire la vérité. Tout comme Gabriel a eu tort de mentir toute sa vie à son meilleur ami, pour lui reprocher ensuite de ne pas avoir compris tout seul. “Ecoute, mec, personne n’est parfait, ok ?” Qu’est-ce qu’ils peuvent bien faire, maintenant ? Rien ne changera le passé. “Et franchement, je crois que ton départ était un peu le gros coup de pied au cul dont j’avais besoin pour me bouger enfin.” Il sait très bien qu’il n’était pas le colocataire idéal, ni le meilleur ami idéal, avant le départ de Miles. Que ce dernier ne l’a pas traîné de force à cette fête et à toutes celles qui ont précédé ce mois-là pour le plaisir de le faire chier. Après la faillite de son restaurant, Gabriel était une loque. Il lui est arrivé de passer deux ou trois jours au lit sans trouver l’énergie de simplement prendre une douche. Et il avait ce sentiment pesant et probablement trop lourd à porter pour Miles, de n’avoir plus personne ni plus rien d’autre au monde que lui. “C’était moche et idiot, mais j’ai pas été super non plus. On peut peut-être, je sais pas, effacer l’ardoise et essayer de repartir à zéro ?” Il n’est pas sûr de savoir comment faire ça exactement, mais il a envie d’essayer. “T’es raide dingue de cette fille, donc… Elle doit être vraiment canon.” se moque-t-il, parvenant enfin à étirer un sourire léger. “Je juge pas,” reprend-t-il en levant les mains devant lui comme si Miles l’avait accusé de quoi que ce soit. “Fallait bien qu’il y en ait une qui finisse par te mettre le grappin dessus un jour.”