Jamie admire l’étendue blanche devant lui, l’impression d’être seul au monde. En ce lendemain de Noël, le retour au travail est plus doux ainsi. La neige a recouvert beaucoup de sentiers de randonnée -fermés, pas beaucoup de courageux s’aventurent dans les bois en cette saison, d’autant plus en période de fêtes. Les sapins peuvent dormir tranquilles, jusqu’à décembre prochain. Jamie n’a d’autre mission pour la journée que pister les traces de la faune locale, avant que le vent d'hiver ou de nouvelles chutes ne les recouvrent. Mais les seuls pas sont les siens, lourds il s’enfoncent. Y aurait peut-être de quoi s’inquiéter. Lui semble que l’année dernière à cette époque il en voyait, précisément à cet endroit. Le jeune cerf n’a pas honoré le rendez-vous cette année. Le garde-forestier rebrousse chemin, dans l'idée de rentrer au QG se réchauffer d’un café. Peut-être qu'un ou deux collègue aura eu plus de chance.
Devant lui, le soleil qui lui taperait sur le crâne s’il ne faisait pas si froid fait scintiller le manteau blanc de mille petits diamants. Le rouge de la grange la plus proche, point à l'horizon, n’a jamais été aussi vif. Un des repères de Jamie qui connaît la campagne et les bois environnants à la petite ville comme sa poche, mieux que son centre-ville peut-être. Il n’est plus très loin du cabanon quand son téléphone vibre. Il décroche immédiatement, non sans mal avec le givre au bout de ses gants en cuir et finit par tirer sur l'un avec les dents. Le père de famille a trop peur que ce soit Grace ou un des enfants qui ait un souci, ou juste besoin de lui. Qui sait combien de sonneries sont passées avant qu’il ressente les vibrations dans sa poche raidie par le froid.
Allô ? Ce n’est pas Grace. « MacGyver ? Tu m'entends ? » Le grand sourire qui lui pousse, lui, doit s’entendre à l’autre bout du fil. Ça alors, le p'tit McAllister ! La nouvelle année approche et Jamie se serait targué d'un message pour l'occasion, mais il n'attendait pas d'appel, non, et s'il espérait le revoir, dans son esprit il ne faisait aucun doute que ce serait de nouveau dû à un heureux hasard. L'hésitation de son interlocuteur l'amuse un brin. Il est trop surpris d'entendre la voix d'Adam pour se fendre d’un lui-même. « Qu’est-ce que j’peux faire pour toi ? » Son intuition lui dit qu’il y a forcément quelque chose là-dessous. Il pense : dans quoi le gamin est allé se fourrer ?

Pas de blague, rien que l’effet McAllister. La raison du sourire de Jamie : anticiper la répartie du gamin ; que va-t-il encore lui sortir ? Un sonotone. C'est de pire en pire. « hein ? un quoi ? allô ? » À peine exagéré, c'est de bonne guerre. Le rire, bien que silencieux, se fait surement entendre plus fort encore que le sourire. Le vieux ne se formalise pas pour si peu. Bien dans ses pompes, Jamie, l’oreille fine. Adam est à l’extérieur, au grand air. Rien d’alarmant à priori. Quoi alors ? Il doute, oui, que le garçon veuille simplement lui souhaiter un Joyeux Noël. « Ah oui ? » Le sourire devient mutin, froissement léger contre le téléphone. Tu m’en diras tant. « Comme c’est gentil. » Venir aux nouvelles, d’un vieux comme lui. Pas le temps d’en ajouter une couche, une nouvelle question survient, le prenant par surprise. « Jamais voyons. » La réponse ne se fait pas attendre. Sur le coup, Jamie ne fait même pas le rapprochement avec la date du jour. « J’étais en patrouille. » S’il veut savoir, ça ne l’avancera peut-être pas à grand chose. Il y a un silence -une hésitation ? et un claquement... de dents ? Nervosité ou froid, Jamie se posera la question en silence. Il ne veut pas le brusquer. Adam qui a peur de déranger, c'est inattendu. Plus que le coup de fil ne l'est déjà. Va-t-il cracher la pastille ?
Sa faute. Ah ? De quoi l’intriguer davantage. La poisse, carrément. Le garde forestier ne prend pas la mouche, garde son calme. Pas simple, ne pas rire, quand Adam exprime son envie de tronçonner tous les arbres. « On va éviter ça, tu risquerais de te blesser. » En prime. « Dis-moi plutôt si tes données gps sont activées sur ton portable, pour que je puisse te localiser. Donne-moi juste cinq minutes. » Avec les jeunes comme lui, facile de partir du principe que oui. Géolocalisation, partage de données cellulaires et tout le tralala sont souvent activées d’office ; mais avec lui, Jamie s’attend à tout. Dans son oreille, il doit entendre une succession de bruits, le tout donnant un brouhaha partiellement audible : bottes qui tapent, porte qui s’ouvre, barda jeté sur le bureau, téléphone plusieurs fois éloigné puis repris, le temps d’enlever ses gants et d'activer ce qu'il faut sur le central. « Une chance que ma boussole fonctionne mieux que mon sonotone. » Il faut bien qu’il lui donne de quoi patienter. Serait-il un peu rancunier, le Whelan, ou juste du genre à fanfaronner ? Plutôt à s’en vouloir de lui avoir donné une pareille idée -se perdre en pleine forêt, c’est bien ce qu’il a fait ?

Jamie ne s’offusque pas. C'est Adam, il est comme ça. Un brave gamin. Est-ce qu’il cache sa joie ? Les lèvres se pincent, ne plus sourire. Jamie doit tenir quelques secondes pour ne pas se faire enguirlander par le vingtenaire. Bientôt, il l’accusera que tout est de sa faute et Jamie n’est pas prêt. Il en a oublié Noël. Peu de chance qu’Adam le fête, la pensée a tout juste le temps de le traverser qu’on s’inquiète de son sort, de l’autre côté du combiné. Les rires reprennent. Si Grace l’a foutu dehors ? « Qu’est-ce que j’aurais pu faire de si terrible ? » Adam ne doit pas manquer d’idées ; en fin de compte le quadra n’est pas sûr de vouloir savoir. Il y a bien une hypothèse qui lui vient : « Mais j’avoue tout, j’ai déballé les cadeaux avant tout le monde. Impardonnable. » Noël est réapparu dans son esprit, le pincement au cœur d’avoir dû s’éclipser juste après l'ouverture des paquets. « Manque d’effectifs. » Constat du plus banal. Comme partout. Adam aurait-il pu compter sur lui autrement ? S’il avait décroché du salon, la voix de Grace s’enquérant de qui ça peut bien être, les rires des enfants et l’exaspération de Melody sur un des garçons en fond sonore ? Jamie aurait-il entendu l’appel, pour commencer ? « Une chance finalement. » La réflexion résumée dans ces quelques mots. Ils sont tombés l'un sur l'autre.

De la chance, c'est presque ironique. L'explorateur semble en manquer cruellement. 1984 maintenant. Le flicard ne va pas se vanter de l’avoir vu venir, mais il l’a vu venir. À des kilomètres. « C'est moi big brother ? » S’il suit la logique. « Tu m’impressionnes. » Ce n'est pas si ridicule, pas pour Jamie ; en fait, ses réticences le rassurent. « La deuxième étape va te plaire. » Il lui apprend ainsi qu’il y en a une. « Je devrais t’envoyer un sms pour que tu puisses m’autoriser l’accès. » Il n’invente pas, curieux d’entendre ce qu’en pensera l'inpistable. Et il attend, il attend qu’Adam lui dise s’il doit le faire. C'est une preuve de confiance qui est en suspend, inconsciente de sa part. Adam n'est pas un promeneur égaré comme un autre. Mais Jamie, qu'est-il vraiment ? Pour l'heure, un homme qui doit régulièrement se remémorer de ne pas rire. Le moment où les insultes pleuvent sur son maudit appareil en est un. Vous pourriez m’aider -il l’entend déjà. « Activer les données mobiles suffira. » Il y a souvent un raccourci pour ça, mais il ne s’y risque pas trop, ne connaissant pas l’interface de son cellulaire. Il ne ferait pas bon l’agacer davantage. Le garde-forestier répond simplement de sa voix calme, pour garder le contact. Quand le jeune homme lui confirme que c’est fait, il se réjouit -un peu trop vite. Il reste des balles perdues dans le chargeur d'Adam. « Tu me vois désolé de casser le mythe. » petit. Il n’a pas tort, se repérer aux soleil et aux étoiles dans le ciel, Jamie en est capable. Est-ce que ça l’intéresserait d’apprendre ? La question au bord de ses lèvres se fait ravaler, remplacée par le silence. Les compliments le surprennent toujours, ont la fâcheuse tendance à exposer sa sensibilité, et ceux d’Adam le touchent d’une façon toute particulière. Trop, pour un gosse qu’il ne connait pas tant. Toujours trop quand ça touche aux siens, de gosses. « …J’espère. » Comme si le sourire ne caressait pas déjà le téléphone, il ajoute : « Moi j’en ai. » Il le pense, convaincu que ça marche plutôt dans ce sens-là. Alors les plis sous ses grands yeux doux se font entendre aussi.

Ce qui l'étonne, c'est qu’Adam explique de lui-même les raisons qui l’ont amenées à se perdre. Peut-être même que ça lui coupe le sifflet, au vieux flicard. « Ah. » Pas une surprise, mais l’absence de surprise. Pas vraiment de la lassitude non plus. C’est l’habitude. La rose, bien sûr, comment cette histoire de cabane abandonnée aurait-elle pu se finir autrement ? Il y a toujours une histoire de cabane abandonnée. Jamie parie que celle-ci ne va pas franchement lui plaire. Au même moment, alors qu'Adam parle encore, un petit point rouge s’affiche sur le moniteur. Les sourcils qui s’écarquillent font-il également du bruit ? « Dans la clairière aux papillons ? » Maintenant qu’il a un périmètre. « Bon tu bouges pas, je viens te chercher -c'est non négociable. » Il anticipe. Se faisant, il rejoint son pick-up. La portière claque. « Tu pourras me parler de votre excursion, comme ça. » Ça non plus, ce n’est pas négociable. « J'te mets sur hauts-parleurs. » Et le moteur démarre.