Cela fait presque une semaine que Satya est arrivé à Redwood et qu’il habite chez les Black. Une sorte de routine s’est installée. Il aide John, sans avoir droit à conduite le tracteur, ce qui lui aurait énormément plu, même s’il doit avouer qu’il trouve cet engin énorme. Il emballe les confitures de Martha et prépare les cartons selon ses instructions. Il lui arrive de faire aussi des livraisons au Point où il a croisé quelques personnes, sans vraiment réussir à établir de liens. Il n’a pas trop le temps de bavarder et comme il est nouveau, il préfère faire profil bas pour le moment. Il note tout ce qu’il voit et ce qu’il entend. Ses petits carnets noirs se remplissent de tout et de rien. Il espère simplement qu’un jour, une vérité se dessine de tous ces mots qu’il griffonne inlassablement.
Ce matin, il a décidé de se rendre à la cabane à sucre. Il espère trouver à travailler quelques heures là-bas. Un endroit qui accueille la clientèle est un endroit idéal pour Satya et sa curiosité.
Pour ne pas déroger à son style vestimentaire si particulier, il a enfilé son manteau en fausse fourrure mauve, un pantalon kaki, des boots de neige jaune poussin et un bonnet rouge. Seul le pull noir à col roulé que l’on ne voit pas, met une touche classique à toute cette extravagance.
Il ne lui vient pas à l’esprit que son aspect puisse rebuter certains employeurs.
Son vieux pick-up démarre au quart de tour et il remercie mentalement son père de l’avoir forcé à changer la batterie et John Black de lui avoir permis de mettre son véhicule à l’abri, dans la vieille grange.
Il se perd un peu avant de trouver l’endroit. Malgré ses nombreuses errances à travers la planète, il n’a toujours pas acquis le sens de l’orientation. Afin de rester positif, il se dit qu’ainsi, il découvre la ville et ses environs, ce qui est toujours bénéfique à ses enquêtes.
Lorsqu’il voit le panneau indiquant qu’il est enfin au bon endroit, il pousse un cri de victoire et s’engage dans le chemin. L’endroit est magnifique et sans ses arrières-pensées d’articles, il l’aurait certainement apprécié à sa juste valeur.
Satya gare son véhicule à l’emplacement prévu à cet effet puis, il s’avance vers la cabane à sucre, appréciant au passage d’avoir opté pour ses bottes de neige et non pas ses jolies boots en cuir rouge. Alors qu’il se penche pour tenter d’apercevoir s’il n’y a pas quelqu’un à l’intérieur pour l’aider, une voix se fait entendre. Il se retourne en souriant et découvre un homme, tout aussi souriant.
« Bonjour.»
D’apparence, l’homme semble extrêmement sympathique et cela rassure Satya.
« Désolé de venir en dehors des heures d’ouvertures. En fait, je suis arrivé ici il y a quelques jours. Je vis et travaille à la ferme des Black contre le gîte et le couvert. Je suis une sorte d’homme à tout faire. Néanmoins, j’ai besoin d’une autre activité qui soit rémunérée cette fois. Oh, pas grand-chose, quelques heures, me conviendraient. Histoire que je puisse alimenter ma vieille guimbarde. J’ai vu votre annonce en ligne et je suis venu.»
Avec un petit rire, il désigne le vieux pick-up à la peinture passée. On ne sait pas trop bien si c’est du bleu ou du vert ou un mélange des deux couleurs. C’est indéfinissable. Un peu comme Satya.
« Je me présente, Satya Lancaster. Pour vous servir. »
Il s’incline en une sorte de courbette qui va à merveille avec le personnage. Son regard sombre fixe la main blessée et une petite moue prend place sur ses lèvres.
« On dirait bien que vous avez besoin d’aide et on dirait bien que la providence m’a mis sur votre chemin. »
Satya a dégainé son plus beau sourire, mais aussi, il s’est redressé afin que l’autre puisse voir que sous son manteau mauve, il y a quelques muscles qui pourraient être utiles. Il a aussi un peu de cervelle, même si cela ne se voit pas forcément au premier abord. Sûrement, les couleurs qu’il porte font de l’ombre à son intelligence.

Le sourire n’a pas quitté le visage de Satya. Le propriétaire de cet endroit est un homme sympathique. Il sait déjà qu’il va se plaire ici. Après, va-t-il trouver les infos dont il a besoin, l’avenir le lui dira.
Pour le moment, ils se présentent et Satya répond favorablement au fait de se tutoyer.
« C’est un bel endroit. »
Satya est émerveillé par le lieu, mais revient vite à des préoccupations plus terre-à-terre.
Tout en secouant la tête, il répond :
« Non, désolé. Jamais tenu de caisse. »
Pas la peine de mentir, Eugen va vite se rendre compte de son inexpérience. Autant être franc quand il peut l’être. Pour la vente, il a une certaine expérience puisqu’il doit vendre ses articles lorsqu’il en écrit. Certes, ce n’est pas tout à fait pareil, mais l’idée est, à quelque chose près, la même.
« Par contre, j’ai un excellent contact avec les gens et dans la vente, c’est primordial. »
Satya est un jeune homme enjoué et aussi un beau parleur. À Londres, il avait son public lorsqu’il se produisait dans les clubs. Souvent, son frère lui demande de réfléchir à la possibilité de revenir jouer et chanter et pourquoi pas, tenter un album. Satya préfère laisser en suspens cette idée. Le projet qu’il a en tête est beaucoup trop énorme pour qu’il plaque tout et aille rejoindre son frère.
La remarque d’Eugen lui fait lever le regard sur l’homme.
« Je pense que je peux me qualifier de fiable. Tu n’as rien à craindre, je suis là et je me présenterai à l’heure au travail. »
Il s’amuse à faire un petit salut militaire en pointant sa main contre son front.
« Dans l’éventualité où j’aurai un gros empêchement, je préviendrai, et si vraiment, je suis dans une mauvaise posture, Martha Black te préviendra. Je lui donnerai les coordonnées afin qu’elle puisse te joindre, le cas échéant. Je croise les doigts pour que tout se passe bien.»
Satya joint le geste à la parole. Il n’est pas particulièrement superstitieux, mais c’est un réflexe.
Lorsque la grosse porte en bois s’ouvre, Satya a l’impression de rentrer dans un monde sucré. Une délicieuse odeur flotte dans l’air. Satya hume avec plaisir. Il a l’impression de plonger dans un bain parfumé.
« Hmmm. »
Un sourire ravi éclaire son visage.
« Cette odeur donne envie. »
Il pivote, regarde tout autour de lui.
« C’est charmant. J’espère que les visiteurs sont conquis et surtout qu’ils viennent en masse. Vous faites de la publicité au moins ?»
La question semble idiote au premier abord, mais il sait que parfois, les gens sont tellement pris par leur activité qu’ils n’ont pas forcément le temps de songer à faire largement connaître leurs produits.
Il fixe son interlocuteur et dit :
« Vous savez que les Black vendent leurs produits à DeWitt ? Tous les jours, je livre des légumes et les confitures de Martha au Point. Je fais même des cartons qui sont expédiés à New-York. New-York quand même...»
Satya opine du chef tout en parlant.
« Y’a du potentiel ici. »
Soudain, il se tait.
« Oups, désolé. Je m’emballe parfois. »
Un petit rire à peine gêné tinte le silence.
« C’est toi qui fais tout ça ? Il va falloir que tu m’expliques si tu veux que je vende tous tes produits. Les gens sont friands de détails et d’explications.»
Satya est bien placé pour le savoir. En tant que journaliste, plus il délivre des détails, plus les ventes explosent.

Le peu qu’il découvre de l’homme, Satya sent qu’il va l’apprécier. Il y a bien cette histoire de caisse enregistreuse, mais aucune raison pour que le brun n’arrive pas à dompter la machine. Satya est confiant et il sait qu’il va trouver sa place dans cet endroit chaleureux. Il adresse un sourire amical à son futur employeur tandis que son regard découvre le lieu. Il s’imprègne de l’atmosphère. Un sourire arrive sur ses lèvres. Si sa mère savait ce qu’il fait, elle lèverait les yeux au ciel en se demandant ce qui peut bien lui passer par la tête.
« Depuis que je suis arrivé, je ne rencontre que des personnes amicales. »
Effectivement, depuis son arrivée, Satya n’avait trouvé sur son chemin que des êtres aimables, prêtes à lui venir en aide sans qu’il n'ait eu besoin de trop insister. À croire que Redwood Hills est un monde parfait… Le journaliste ne remet pas en cause la sincérité de ses interlocuteurs. Il se dit qu’il a dû rencontrer les bonnes personnes et il songe que si les autres ont des sentiments inversement proportionnels à ceux qu’il a rencontrés, cela risque d’être très intéressant pour ses futurs articles.
« Oh, tu bosses avec le Point. »
Le ton est admiratif. Satya se doute que pour livrer cet endroit prestigieux, il faut que les produits soient excellents. Son regard fait encore une fois le tour de la cabane avant de revenir sur le propriétaire des lieux. Cela lui brûle la langue de demander s'il a déjà rencontré DeWitt, mais il trouve que pour un entretien d'embauche, ce n'est pas une question à poser. Il préfère revenir sur un terrain plus neutre.
« J’ai l’impression que tout le monde se connaît ici. L’expression ‘le monde est petit’ a été inventée pour Redwood Hills et ses environs. »
Il marque un petit silence.
« Je pourrai livrer tes produits si cela peut te soulager. Il me suffira d’emporter les commandes le soir dans mon pick-up et le lendemain, je les livrerai avec les produits des Black. »
Un autre sourire s’élargit un peu plus, lui donnant un air joueur.
« Tu sais que je vais aussi faire quelques heures au Drop of Milk ? Je dois m’occuper du salon de thé lorsque le club de tricot sera présent. Là aussi, si tu veux que je fasse des livraisons, tu n’auras qu’à me le dire.»
Soudain, il se met à rire et secoue les mains devant lui en signe de dénégation.
« Non, non, je ne sais pas tricoter. C’est juste que c’étaient les seuls horaires disponibles. »
Il fixe Eugen avec une moue interrogative.
« Je pourrais me pencher sur le problème de la diffusion via l’internet et les réseaux sociaux. Je vais tout d’abord me faire une idée de ton commerce et ensuite, j’espère que j’aurai une illumination. »
Un autre rire vient ponctuer ses paroles.
Satya écoute les explications d’Eugen avec attention avant de porter son attention sur la carte.
« Tout cela a l’air délicieux. Si c’est possible, j’aimerais bien rencontrer ton chef aussi. Il pourrait m’expliquer les différentes recettes afin que je sache de quoi je parle lorsque je vanterais les produits aux clients afin qu’ils repartent tous avec de plein sacs de friandises et je suis partant pour une visite de l’exploitation. Au fait, tu as quel genre de clientèle ? Des personnes des environs ou des aventuriers qui viennent du monde entier ?»
Les gens du cru l’intéressent plus s’il veut obtenir des renseignements sur les sujets sur lesquels il veut écrire, mais il restera professionnel.
« Et toi, tu es originaire du coin ? Parce que pour exercer ce genre d’activité, il faut aimer la nature, le grand air et le travail manuel. Je trouve cela vivifiant et en plus, cela a du sens dans cette région. »
Tout en parlant, il opine du chef, puis il montre ses bottes jaune poussin.
« C’est quand tu veux pour la découverte de ton domaine . Je suis paré pour une balade découverte au milieu des érables.»
Il espère qu'Eugen n'est pas farceur, car Satya est incapable de reconnaitre un érable d'un autre arbre lui ressemblant.