Dehors, les orages si typiques des printemps du Vermont. La pluie bat les fenêtres qui laissent entrer peu de luminosité dans la pièce, si bien qu’il est nécessaire d’allumer une lampe pour lire dès le début de l’après-midi. Asael abandonne un instant les lignes de son ouvrage, relève le nez pour observer la cime des arbres pliant sous l’effet du vent. Ce n’est pas la plus belle journée pour fêter un anniversaire, songe-t-il. Il y aurait néanmoins fort à parier que le soleil apparaisse d’ici quelques heures, invité que l’on n’attendait plus mais qui décide tout de même de respecter son hôte et de venir inonder de quelques chaleurs les plantes qui n’attendent plus que lui pour renaître. Sans doute s’agit-il de la saison préférée du pasteur, malgré ses caprices et surprises. Le moment de l’année où tout renaît à l’instar du fils de Dieu. Où tout est possible, de nouveau. Refermant son livre, l’homme jette un regard sur le fauteuil d’à côté, vide depuis quelques mois déjà. Se pourrait-il que les amours passées, elles aussi, renaissent ? Pour lui, elles sont évidemment toujours d’actualité. Pour Anahid, en revanche… Un soupir et il se lève, décidant de consacrer la dernière heure qui lui reste avant son rendez-vous avec Grace pour traiter quelques menus dossiers de la paroisse plutôt que de continuer à rêvasser.

L’heure passée, le pasteur prend son temps pour effectuer le chemin le séparant de la demeure de Grace, bien protégé par sa cape de pluie bien que le ciel ait semblé s’apaiser. Les années passées dans le nord-est auront fini par le convaincre de s’équiper, et sa hanche ne lui permettrait de toute façon guère d’accélération. Autant accepter les flaques qui éclaboussent ses mollets, l’humidité qui perce jusqu’aux plus robustes couches de vêtements. Sous la cape, un petit paquet cadeau précautionneusement protégé des intempéries. Parce qu’il aime beaucoup Grace, Asael a choisi avec un soin tout particulier un présent susceptible de réellement lui faire plaisir. D’ordinaire, il se contente de cadeaux vaguement liés à la religion, car c’est ce que les gens qui le connaissent le moins retiennent le plus de lui. Pour les intimes, en revanche, le pasteur ne se borne pas à des Bibles ou chandelles traditionnelles. Un album photo, voilà sur quoi s’est finalement arrêté son choix. Simplicité et humilité d’un cadeau néanmoins très personnel puisqu’il aura déjà commencé à le compléter avec quelques documents, citations ou photographies liées à la préparation du mariage approchant. C’est vieillot, bien sûr. Qui consacre encore des albums entiers à un évènement particulier ? Des albums physiques, qui plus est, pas seulement dématérialisés dans le nuage ? Asael est un vieux monsieur, sans doute lui pardonnera-t-on de se conformer à ce qu’il connaît : ce qui est tangible et laisse des traces, d’autant plus lorsqu’elles sont heureuses.

« A peine en retard, en réalité » corrige-t-il dans un sourire tout en levant un peu sa canne comme pour la désigner fautive. La vieillesse est un danger de chaque instant : entre le risque de glisser sur une feuille morte et l’absence d’air dans ses poumons fatigués, il aura mis un peu plus de temps que prévu à arriver. « Joyeux anniversaire, ma chère Grace. » Entrant à la suite de son hôtesse, Asael retire aussi discrètement que possible ses chaussures souillées pour les abandonner à l’entrée. Homme poli, avec des manières d’un autre temps peut-être, qui se sent néanmoins assez familier des lieux pour ne pas être embarrassé de son geste. « Il faut toujours prendre le temps pour les gens qu’on aime ; Qu’est-ce qui est plus important que ça ? » Et malgré ce que l’on pourrait penser, le cercle proche du pasteur demeure assez fermé. En dépit des années, ou à cause d’elles peut-être, le vieil homme accorde difficilement sa confiance et accepte rarement de se dévoiler trop personnellement. Oreille attentive pour tous, bien sûr, main toujours tendue en cas de difficulté. Si les portes de l’église sont ouvertes à chaque habitant, les portes de l’intimité du pasteur demeurent restrictives. Accrochant sa cape au porte manteau, il se tourne finalement vers la jeune femme. « Ce n’est pas grand-chose mais j’espère que cela te fera plaisir. » Nouveau sourire en lui tendant le petit paquet dont la forme laisse sans doute difficilement imaginer quoi que ce soit d’autre qu’un livre d’une quelconque nature. « Est-ce que c’est l’odeur de ta merveilleuse tarte aux pommes que je sens ? Tu me gâtes trop, tu sais ! » D’autant plus que le carême n’est pas terminé, mais heureusement le pasteur a décidé de renoncer à d’autres de ses vices pour cette période – les sucreries n’étant finalement pas ce qui l’éloigne le plus de Dieu au quotidien.

Quelle meilleure façon d’égayer une après-midi pluvieuse qu’avec la visite à une bonne amie ? L’occasion de l’anniversaire ne participe qu’à renforcer le plaisir subtile qu’Asael éprouve en posant les yeux sur Grace, comme toujours radieuse. Une fille solide, Grace. Intelligente, honnête, fiable : le genre de personnes que le pasteur ne peut qu’apprécier tout particulièrement, pas seulement parce qu’il la connaît depuis toujours ou presque mais surtout parce que son intégrité irréprochable la rend entièrement digne de confiance. C’est pourtant si rare, la confiance ; Si précieux qu’Asael ne la confie qu’à de très exceptionnelles occasions. Le sourire affectueux de la jeune femme est néanmoins rendu avec tout autant d’affection alors que le vieil homme pénètre la demeure chaleureuse dans laquelle les parfums de pâtisserie semblent se mélanger aux lointains échos de rires d’enfants. Un foyer. « On en manque toujours, je crois. » Un air compatissant s’installe sur le visage ridé, usé par les années et l’expérience. Le temps file effectivement, c’est une banalité de le dire mais un supplice de le vivre. Combien de temps lui reste-t-il, à lui ? Peu. L’essentiel de son existence est derrière désormais. Ne reste plus qu’à inciter son entourage à profiter des instants précieux, conseil sage de l’homme âgé à l’adresse des générations futures. Heureusement, le sablier est largement plus clément avec Grace et réserve encore de belles surprises, dont le mariage auquel le cadeau d’anniversaire fait référence explicite. Le petit rire de la blonde accentue le sourire du pasteur, qui terminant tout à fait de déposer ses affaires à l’entrée pénètre enfin dans le vaste salon.

« Je te confirme que moi, je n’en suis pas lassé ! » lance-t-il sur le ton de la plaisanterie, plus gourmand qu’il ne devrait sans doute l’être. Il faudra néanmoins avouer que depuis le départ d’Anahid, les occasions de plaisirs culinaires sont devenues rares et les repas plus généralement résumés à l’essentiel : un morceau de pain, quelques œufs durs et éventuellement un porridge de temps à autres. En dehors des moments conviviaux passés avec les autres membres de la paroisse, le quotidien du pasteur se vit chichement. « Ravi que cela te fasse plaisir. » Le regard scrute avec bienveillance la mine réjouie de Grace, ce petit sourire tendre sur ses lèvres. Un cadeau d’une extrême simplicité, qui renvoie néanmoins à l’essentiel semble-t-il : la famille. Ce que la mairesse construit et préserve, à raison parfaite. Un léger acquiescement et il prend sagement place sur le canapé, laissant échapper un petit soupir malgré lui. Le naufrage de la vieillesse et de ces hanches qui coulissent décidément si mal, désormais dépourvues de la fluidité de leurs mouvements si propre à la jeunesse. Son regard se promène sur la pièce, un sourire effleure sa joue tandis que ses yeux frôlent quelques photographies. Des enfants qui grandissent. Le rire de la petite Lucy qui lui revient en mémoire alors qu’à celui-ci se juxtapose le souvenir d’elle en tant que minuscule nouveau-né. Les années qui passent. « J’imagine que tout le monde est à l’école ? » demande-t-il d’une voix assez forte pour que Grace l’entende, depuis la cuisine ouverte, avant de froncer tout légèrement les sourcils. « Lucy compris ? » Le temps passerait-il donc si vite que cela ? Il semble pourtant au vieil homme qu’hier encore, il voyait le ventre arrondi de Grace passer dans les jardins de l’église et le saluer d’un geste amical.

« Merci beaucoup pour tout ceci. » Le regard glisse du plateau si joliment dressé au visage de l’hôte auquel Asael sourit. « Ce sont effectivement des temps bien doux, ceux que nous pouvons voler au rythme effréné du quotidien. » Une pause agréable dans une journée qu’il sent bien chargée pour Grace, qui en soi ne l’était pas moins pour lui. Mais l’espace de quelques heures et en oubliant l’orage qui menace toujours au dehors, ces deux personnes trop occupées pour leur propre bien marquent un arrêt pour fêter Grace et l’année supplémentaire écoulée. « Il n’y a pas raison de t’inquiéter. » Pourtant, le sourire perd progressivement de sa sérénité tandis que le regard usé par les années s’attache à la tasse de thé fumant plutôt qu’au visage de son interlocutrice. En d’autres circonstances, le vieux pasteur s’en tiendrait à la pudeur de la déclaration. Puisque Grace est son amie, il ajoute néanmoins avec un geste empreint de faiblesse : « même si elle me manque. » L’alliance à sa main est un rappel constant de cette fatalité. Asael n’est pas un homme solitaire, or à ses côtés ne se tient désormais plus personne. « Mais je la sais en sécurité, dans un environnement où l’on prend soin d’elle, et c’est tout ce qui compte n’est-ce pas ? Anahid a … Besoin de ce cadre protecteur et je ne pouvais plus le lui offrir. » Sincère, le sourire résigné qui se dessine sur ses lèvres au moment de relever les yeux vers Grace. Il ne lui mentirait pas, même si pour le moment il ne lui dit pas non plus toute la vérité.

Il faudra admettre que les visites de courtoisie font partie du quotidien du vieux pasteur, qui se doit naturellement de s’enquérir du bien-être de chacun et de chacune dans leur petite communauté. Pourtant, elles lui sont rarement aussi agréables que celles passées chez Grace. Amitié sincère bien davantage que pur devoir d’homme d’église, comme un réconfort à pouvoir le temps d’un thé partagé laisser glisser le masque. Peu de gens le connaissent réellement, ce vieil homme aussi prudent que secret dès lors qu’on approche certains sujets. Les années épaississent le flou tout en lui permettant de s’y mouvoir avec de plus en plus d’aisance, rarement déstabilisé. Un flou qu’il entretient cependant moins en la présence de Grace. Une alliée. Il n’y aurait aucune raison de se dérober sous ses questions ou ses regards. « Kate attache beaucoup d’importance à ce concours, faute de mieux pour combler le vide laissé par le départ de tous ses enfants. » Un sourire indulgent se dessine sur ses lèvres tandis qu’il baisse les yeux, en disant suffisamment sans doute pour aider Grace à apaiser sa rancœur. De fait, Kate Dalton est une femme très malheureuse depuis un certain nombre d’année. Lui accorder le bénéfice du doute au sujet de ces tranches de pommes, bien qu’elles soient probablement parfaites, coûterait donc tant ? « Je lui en toucherai un mot » conclut-il néanmoins de ce même air à la fois détaché et doux. Arbitre de nombreux conflits au sein de la paroisse, y compris des plus cruciaux. Quelle que soit l’origine des légères rancunes qui se forment ci-et-là, c’est bien le rôle du pasteur d’essayer de les apaiser une à une. Rester soudés n’est pas un luxe mais un impératif en ces temps plus que troublés.

Le concours-gate attendra, cependant. Pour l’heure, Asael est davantage préoccupé par la vitesse à laquelle le temps passe et les enfants grandissent. A la précision de son amie, il acquiesce avec soulagement. « J’ai eu peur d’avoir raté mille choses, tout à coup. » Bien que Lucy grandisse tout de même à une vitesse folle, qu’on le veuille ou non : une course contre laquelle il est impossible de gagner. « Sont-ils tout excités à l’approche du mariage ? » Il n’y aurait guère de raison contraire, certes, mais poser la question est surtout l’occasion de raccrocher à cet évènement heureux. Asael sourit en imaginant déjà les enfants alignés dans leurs tenues de fête, symboles d’amour tout aussi bien que promesse de futur. Un second mariage, il est vrai. Chez certains chrétiens, un sujet bien délicat que l’on n’aborde que du bout des lèvres comme pour refuser l’évidence de temps qui changent plus vite que les dogmes. Les méthodistes, heureusement, sont connus pour se tenir plus à jour sur ces questions et faire preuve d’une souplesse toute particulière dans le traitement des sujets de société. D’ailleurs, le pasteur serait d’autant plus hypocrite de s’arc-bouter sur cette question que sa propre épouse a été mariée à un autre, avant lui. Le divorce est parfois une bénédiction, disons-le ouvertement. Profitant de la pudeur de Grace à aborder trop ouvertement ce sujet, le vieil homme souffle un peu sur son thé avant d’en boire une gorgée. Rare sont les personnes qui osent l’interroger avec vigueur au sujet d’Anahid, et ce trait marque généralement leur malveillance. Ici, il n’est sans doute pas nécessaire d’user de trop de précautions. « Bien sûr, oui. C’est un très bon établissement, les équipes prennent grand soin de donner des nouvelles quotidiennement. Puis nous nous appelons, évidemment, et nous écrivons beaucoup de lettres. Comme il était coutume de le faire, avant. » Un sourire amusé à l’évocation de ce temps d’avant, celui où l’on ne pouvait simplement en pressant une touche s’enquérir de nouvelles venant du monde entier. Un sourire qui s'efface, néanmoins, parce que la suite de sa réponse n'a finalement plus rien de joyeux. « Le temps des visites n’est cependant pas encore arrivé, je crois. J’ai essayé… Ça ne s’est pas très bien passé. Il lui faut du temps, ce n’est pas facile. » Du temps pour accepter de vieillir ou du temps pour le pardonner d’avoir pris cette décision ? Anahid a besoin de temps, c’est à cette phrase répétée comme un credo qu’Asael se raccroche. Un temps qui finira sans doute par lui faire voir qu’il était nécessaire de l’éloigner, pour son propre bien comme pour celui de son époux.