Les mecs étaient organisés, comme s’ils avaient fait ça toute leur vie. Il y a le banc, la glacière dans laquelle baignaient des bières toutes fraîches, les chips. Tout était parfait. En fond, comme à son habitude, Chase gérait la musique, jamais sans sa petite enceinte. C’est lui et ses playlists Spotify contre le monde. Il en a pour toutes les occasions, alors il choisit celle de deux galériens sur un banc, face à une vue magnifique. C’est spécifique - faut dire qu’ils connaissent bien la région, à défaut d’avoir réussi à s’en échapper, les deux jeunes ont su exploiter ses plus jolis trésors, à savoir ce spot, au bord du lac, peu connu des touristes, ce qui leur permet d’avoir une paix royale. Lui aussi, derrière ses lunettes de soleil (il se croit déjà en été, à la première lueur printanière) observe le rivage, les bâteaux et ce lac qui pouvait être aussi paisible que agité. Une image qu’il ne se lasse pas de regarder. Parfois plus calme, parfois plus bavard, il laisse le silence leur donner réflexion, et en s'imprégnant d’une de ses chansons favorites, il commence à se rouler un joint. Ce n’est pas le premier de la journée - probablement pas le dernier non plus. L’occasion est parfaite, pourquoi s’en priver ? Il ne comprend pas vraiment l’espagnol, au fond, mais cette chanson lui donne des frissons, et lui donne envie de danser sur une plage colombienne et de tomber amoureux.   Tiens,   qu’il lui dit, après avoir ouvert la glacière pour en récupérer une bière.


Apportant à présent le fruit de son atelier créatif à ses lèvres, il repose son regard en face de lui, et imagine bien l’association de pensées de Levi, qui lui confiait vouloir acheter un bateau. Un vrai, pas une petite connerie.  Ouais ? Qu’il dit en observant les embarcations au loin.  Ce serait grave stylé j’avoue. Il imagine toutes les soirées qu’ils pourraient faire s’ils avaient un bateau, le fêtard, il imagine la musique avec des basses de fou, pouvoir faire la fête au milieu de nulle part et pendant la journée, explorer des îles ô combien nombreuses dans les caraïbes, ce serait une dinguerie. Il se lève, l’intenable, en mimant, le joint à la main, de conduire un bateau.  Je t’imagine bien, Levinson Crusoe ! Le blagueur du dimanche, il n’a jamais été très studieux à l’école mais il a quand même quelques références.  Je me vois plus pirate, avec le rhum et tout mais un gentil. Qu’il fait remarquer au sujet d’une éventuelle vie en mer. Il aime bien rêver, Chase aussi. Loin d’être de ces rabat-joies qui préfèrent vivre dans la réalité, autant se mettre des étoiles dans les yeux non ?

Bon, qu’est-ce qu’il devient ? Chase se met à rire, ça a toujours été une question à laquelle il ne savait pas trop quoi répondre. Autant dire de la merde, puisqu’au fond, il n’avance pas des masses dans sa vie. Le brun prend un accent du sud des Etats-unis, pour se lancer :   Well, depuis mon récent divorce avec Brigitte, c’est pas simple comme tu peux l’imaginer, mais bon, on fait avec. Elle a gardé l’appart, le poisson rouge et la Playstation, je paie une pension alimentaire pour l'poisson, elle m'a tout pris. Puis, en revenant s’asseoir, il apporte sa bière à ses lèvres, comme si rien n’était : Je me suis pas fait virer yet, c’est un update en soi. Et toi, Levi, sang de Ricoré, roi des latte, libérateur des grains de café,  c’est toujours d’actu ou tu t’as lâché l’affaire ? Inspiré, poète même, il esquisse un sourire amusé.

Faudrait trouver une soirée où on peut s’incruster ! Chase l’observe un instant, Levi, tripant sur ses bateaux, manquant de renverser sa bière. Sacrilège, le maladroit. Si l’idée est plutôt sympa, qu’il se prête au jeu, l’instant d’un instant, à s’imaginer sur un pareil navire, il sait que ce sera probablement que dans le cadre d’une sortie pédalo, ou encore s’il s’incrustait sur celui du Point, ou autre qu’il pourrait vraiment se retrouver sur ce genre d’embarcations. Il s’imagine qu’il n’y a pas vraiment de scénario de vie dans lequel il s’en sortirait hyper bien, suffisamment pour devenir propriétaire de quoi que ce soit; un brin réaliste à cet instant. C’est sans doute parce qu’il est entouré de gens, à son travail, qui sont particulièrement aisés, et qu’il ne se voyait pas atteindre ce cap un jour. En tous cas, ce n’est pas avec ses quelques heures à gauche et à droite qu’il parvenait à économiser. Il avait à peine de quoi dormir quelque part, squattant la plupart du temps, sur le dos de ses amis qui étaient bien plus adultes que lui finalement. Dès qu’il avait de l’argent, il ne pouvait s’empêcher de le dépenser. Rien ne restait et le jeune barman se retrouvait de retour à la case départ, une sorte de jour sans fin. Alors, plutôt que de partir sur un récit introspectif, il s’invente une vie, c’est plus drôle, ça va avec le contexte léger de leurs retrouvailles. Il lève aussi sa bière, un geste solennel, une fausse tristesse pour Richard, le poisson. C’était le fucking best, je te jure, bye Rich’. He’ll be missed, c’est sûr. Il adorerait, cela dit, avoir des animaux de compagnie, il s’imagine soudainement avoir un énorme aquarium rempli de jolis poissons. Une pensée furtive.

Par la suite, le barman lui retourne la question, se demandant ce qu’il faisait finalement, mais blague, au sujet de son dernier emploi en date. Il parle de café, mais finalement Levi lui rappelle qu’il était plutôt le roi de la tisane; sacré mémoire de poisson rouge. Apparemment, c’était surtout de l’histoire ancienne. Le job qui lui convenait plus, les horaires, et tout qu’il ressentait le besoin de justifier, ce qui, malgré l’air sérieux de son pote, le fait plus marrer qu’autre chose. Un peu éclatée au sol, mais en bon pote solidaire, il décide de le soutenir en acquiesçant, à l’idée de chercher ce que le monde avait à lui apporter. Avant qu’il ne puisse en placer une, Levi reprend, comme s’il allait réellement lui demander - faut dire qu’il s’en tape un peu, n’étant pas spécialement directeur des ressources humaines. Il sourit, en l’entendant se défendre de n’avoir rien fait - c’était peut être ça, el problemo ? Il n’en dit rien, il n’est pas si taquin. Tu finiras par trouver ta voie, dude, c’est ptetre un peu mort pour devenir astronaute. Il en est certain, même si ça prenait le temps que ça prenait, il trouvera bien quelque chose qui le stimulera un minimum, y a forcément quelque chose, non ? Si comme Levi, Chase avait un peu un poil dans la main, et n’était pas forcément le type le plus motivé à l’idée de bosser toute sa vie, une fois sur place, force est de constater qu’il enchaîne plutôt bien. Si lui aussi n’était pas des plus doués sur les horaires, il s'améliore, réservait l’honneur des retards pour sa vie privée, bien qu’il ne comptait pas le quart d’heure syndical, il n’en était plus à oublier de venir bosser. En soi, c’était plutôt bon signe. La preuve, cela faisait quasiment 6 mois qu’il était au même endroit. T’as fait quoi, so far ? Qu’il lui demande, - histoire de récapituler, et essayer de lui trouver une piste, il a toujours des idées, ce garçon, peut-être que dans la liste, il y aura peut-être quelque chose qu’il n’a pas encore essayé. Perso j’ai lâché l’affaire avec les jobs de matin, c’pas fait pour moi cette histoire, j’y arrive pas. Une piste en soi, en tout cas, c’est ce qui l’aidait à ne pas avoir de panne de réveil quand on n’avait plus besoin d’en mettre. Il pense à autre voix. Puisque t’aimes les bateaux, y a ptetre quelque chose de ce côté là. Le comble, Chase Mason qui devenait conseiller d’orientation, lui qui n’était clairement pas le mieux placé, bon conseil visiblement à sa plus grande surprise.