Son manteau sous le bras, son bonnet à la main, Ben donne les derniers conseils à sa nièce avant de partir. « Je veux que tu dormes quand je revienne ! Et ne mange pas que des gâteaux, y’a un plat à réchauffer pour toi au frigo. Et tu n’ouvres à personne même si on sonne. » rappelle-t-il à Alli. « Oui, je sais, Ben, tu me l’as déjà dit cent fois ! Allez va voir ton pote ! » répond-t-elle exaspérée de voir que son oncle se mettait en retard à force de rabâcher les mêmes histoires. Elle a bientôt 15 ans, elle peut rester seule une soirée à la maison quand même ! Elle n’est plus un bébé ! Comme pour prouver le contraire, Ben embrasse le haut de sa tête qui dépasse du canapé avant de mettre définitivement ses chaussures et ses affaires. Exaspérée mais intérieurement amusée, elle lui sourit de toutes ses dents « Dépêche-toi ou tu seras en retard ! ». Il pousse un grognement qui veut dire « Hey, c’est qui l’adulte ici ? » et se contente de lui faire un dernier geste de départ avant de refermer la porte direction le Garnet.

C’était la première fois qu’il la laissait toute seule chez eux à Redwood. Il n’était pas très inquiet, Alli avait toujours été responsable, parfois même un peu trop pour son âge. Il arrive devant la porte du Garnet – à l’heure – et son regard tombe immédiatement sur Henrik. Immédiatement les bières et les dossiers devant l’architecte lui sautent aux yeux, Ben se doutait que ce n’était pas seulement un verre entre potes, mais là il en a la preuve formelle. L’architecte était un vrai pro et Ben avait toujours adoré travailler avec lui. Il était sympa, mais pas intrusif, discret, bosseur, il avait toujours des idées incroyables, Benedict le respectait beaucoup tant du point de vue professionnel que personnel. C’était l’une des rares personnes de Redwood Hills – sinon le seul – à savoir que sa disparition de trois années était liée à « des problèmes familiaux sérieux ». Pourquoi lui ? Ben ne pouvait pas l’expliquer, peut-être parce qu’il savait qu’Henrik garderait ce genre d’informations pour lui et peut-être tout simplement parce qu'il lui faisait confiance. Ben le salue, retire ses vêtements d’hiver pour les poser sur le dossier de la chaise pour ensuite s’asseoir face à Henrik.

« J'ai pris la liberté de nous commander des bières, si ça ne te dérange pas. » « Non, tu as bien fait au contraire » répondit Ben souriant. « Une Citrus Coolship de la brasserie Farmstead, pour être plus précis. Ils viennent de la recevoir. » Ben fait une moue impressionnée. Il aime la bière, mais n'est pas un fin connaisseur comme son ami. Il est toujours impressionné par ce genre de petits détails. Il lève le verre pour observer sa couleur, la sentir, en même temps il propose de trinquer. « Eh beh, elle a l’air très sympa, merci pour ce choix. » Cela tombait parfaitement puisque Ben adorait les bières aux notes d’agrume. « Comment vas-tu ? » inaugure Henrik. « Ça va bien, les journées sont bien remplies dirons-nous. Ça fait seulement deux mois que je suis rentré et j’ai l’impression que ça en fait six. » répond Ben sur le ton de l'humour. Pour de vrai, ça n’allait pas vraiment bien, mais ça irait de mieux en mieux, il le savait d'expérience. Le décès de sa sœur adorée en octobre dernier était une épreuve dont il se remettait très doucement. Avoir revu Lizzie aussi était une souffrance qu’il aurait du mal à estomper. Mais bon, à la question « Comment vas-tu ? » il était normal pour Ben de répondre que ça allait. Il ne pouvait en être autrement. « Et toi quoi de neuf ? Comment tu vas ? » Il jette un œil aux feuilles devant son ami tout en goutant la bière. « Elle est vraiment bien cette petite Citrus Coolship ! Vraiment : bon choix. » ajoute-t-il en aparté avec un grand sourire. « Je vois que tu nous as amené de quoi nous occuper ! » renchérit-il devant les documents.

Après l’échec nommé « Liz », voir un ami qui n’a pas l’air de lui en vouloir d’être parti fait beaucoup de bien à Ben. Cette amitié, forgée sur le travail, compte beaucoup pour lui. Rares étaient ceux qui pouvaient à la fois avoir des discussions divertissantes et intéressantes tout en travaillant efficacement, Henrik en faisait clairement partie. « Oh, le temps passe quand même trop vite, ne t’inquiète pas pour ça, c’est bien là la tristesse de ce paradoxe. » Oui, il avait l’impression que des années s’étaient écoulées depuis le décès de sa sœur bien que cela ne faisait qu’à peine six mois, néanmoins, il avait également l’impression que c’était hier qu’elle était encore là avec lui à rire et discuter. Le temps était une drôle de notion, à la fois mesurable et infini, inconnu et pourtant inéducable, contraint et insoumis. Depuis qu’il était parti, Ben essayait de vivre le moment présent, ne pas penser au futur, accepter le passé tel qu’il était et non pas tel qu’il aurait souhaité qu’il soit. Le chemin était long mais il y arrivait, c’était de toute façon le seul chemin possible, le seul moyen de rester solide alors que tout partait en vrille : au jour le jour, matin après matin, semaine après semaine. « Je bosse bien, ça repart doucement, beaucoup serait mentir, mais ce temps libre m’a permis de me remettre en selle. Il y a des papiers à remplir, des personnes à recontacter, le réseau à refaire… Faire un come-back n’est pas évident mais j’ai la chance de voir que personne ne m’a totalement oublié. » Benedict fait un léger clin d’œil à son ami. Il avait eu la chance de voir que personne n’avait vraiment repris sa place pendant qu’il était absent, il semble toujours y avoir du travail pour lui à Redwood et ses environs et c’était une bonne nouvelle et en ce moment, il ne pouvait pas se permettre de laisser passer les bonnes nouvelles. Pendant ces trois dernières années, il était resté simple employé. Au début, il avait fait des petits boulots, ne sachant pas combien de temps il allait rester alors il avait fait la plomberie, l’électricité, de la peinture, un peu de maçonnerie, par bouche à oreille pour ne pas vivre seulement sur ses réserves et celles de sa sœur. Puis, voyant que rien ne changeait et que sa sœur ne sortait pas de l’hôpital, il avait fini par se faire embaucher par une petite boîte de construction à Portsmouth, mais il avait été loin de son autonomie d’aujourd’hui, néanmoins ce temps à part lui avait redonné plein d'idées pour le futur. Avant qu'il ne parte, sa boîte marchait très bien et Henrik et lui avaient donné naissance à de beaux projets. Il espère qu'il en sera de même pour la suite.

« Je n’en doute pas, je te connais un peu... » répond-t-il avec un sourire lorsque Henrik lui confie être occupé. L’architecte a bien choisi son métier, il est précis et rigoureux, surtout Ben le connaît assez pour savoir qu’il n’est jamais à court d’idées ou de choses à faire. Benedict, de son côté, même s’il aime la rigueur et le travail bien fait, est un rêveur qui s’épanouit tout aussi bien dans des activités extra-professionnelles, comme une marche, un petit bloc d’escalade ou même une lecture sur un banc au soleil. Il prend une gorgée de bière. Elle est excellente. « Tu m’impressionnes toujours autant par tes connaissances aiguisées sur tous les sujets. Ça fait plaisir de te retrouver, Hen. Rassure-moi, tu as au moins visité la brasserie pour en savoir autant sur la Coolship ? » Henrik n’a pas changé d’un pouce et Ben se rend compte que ça a quelque chose de rassurant, les gens qui ne changent pas. Ben est franc, plus franc qu’avant certainement, mais cela lui faisait vraiment plaisir de partager ce verre avec son ami. Être avec Alli a la maison est agréable, mais ce temps entre adultes lui est nécessaire. « Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage, c’est ce qu’on dit… Il n’empêche que huit ans pour une bière, c’est long… » Il parle de ce cette bière qui a mis huit ans pour être parfaite et lui où était-il huit ans auparavant ? C’était en 2016, il retapait sa maison et Henrik était déjà là pour l’aider à bosser sur les plans de ce qui allait donner son salon, il ne connaissait pas Liz, mais il connaissait déjà Robin et sa nièce avait encore un père et une mère. Ben soupire un peu perdu dans ses pensées.  Il avale une autre gorgée, commence à se détendre un peu et demande ce qu’il en est des dossiers étalés sur la table. Au fur et à mesure de l’explication d’Henrik, il se penche sur le dossier et fait lentement tourner les pages. « C’est magnifique Henrik, vraiment incroyable ! Tu peux être fier de toi ! » répond Ben avec enthousiasme. « Et la mairie a dit oui, tu dis ? Impressionnant ! » Ben avait toujours été sensible à la question de l’écologie, ce n’était pas pour rien qu’il avait matché avec la belle Lizzie et qu’il avait investi dans sa société de recyclerie. Vivre avec la nature était pour Ben une priorité autant qu’une véritable conviction et il en avait souvent parlé avec l’architecte devant lui. Ben reposa le dossier, repris un peu de sa bière. « Quand est-ce que tu comptes commencer le projet et avec qui ? Si tu as besoin de moi, même pour faire la petite main quelque part, je suis ton homme, j’espère que tu le sais. » Le chef de chantier n’espère pas trop non plus, car il sait qu’il revient de trois ans d’absence mais laisser passer une opportunité pareille serait criminel. Il re-feuillette le dossier pour rentrer quelques détails, se projeter sur l’envergure du projet. « Tu as vraiment pensé à tout. Ce système de récupération des eaux de pluie est tout simplement ingénieux. » félicite Ben une fois de plus laissant parler son admiration pour lui.