Damian cligne des yeux en voyant le nom s’afficher sur l’objet de ce mail. Quelque chose ne va pas. Le lien entre le nom du patient et l’expéditeur n'est pas le bon. Il est tard, ses yeux piquent peut-être un peu trop, il hallucine sûrement, ou est-ce l’herbe qu’il a consommé il y a une heure ? Damian clique sur le mail, son contenu est vide, de simples marques de politesse, rien de plus. Il ne le réalise pas encore mais sa respiration s’est presque arrêtée, comme s’il était en apnée pour ouvrir une pièce jointe. Un dossier médical confidentiel dont le patient est un ami à lui. Søren. Le document défile à une vitesse folle devant ses yeux. Il lit, relit et relit encore une fois les lignes et les résultats exposés par le médecin spécialiste, comme pour se persuader qu’il a bien compris l’urgence de la situation. Damian se lève d’un coup de sa chaise et attrape son téléphone. Il tente d’appeler le médecin spécialiste qui venait de lui envoyer ce mail. Il tombe sur son secrétariat. Fermé. Il venait de lui envoyer un mail, il doit être toujours à son bureau. Il sait, il sait que Damian va l’appeler pour obtenir des explications sur l’état de santé de ce patient. Pourquoi est-il prévenu si tard, au moment où les chances de survie s’amenuisent ? Le cerveau du médecin surchauffent. Il connaît bien ce patient, c’est un ami. Il n’arrive plus à être objectif, il a envie de l’appeler pour l’engueuler lui-aussi. Bordel. Pourquoi faut-il toujours qu’il soit le dernier ? Bien, il doit réagir. Damian quitte son domicile et décide de monter sur sa moto afin d’être plus rapide et se rendre à l’hôpital de Burlington. Il a besoin de comprendre. Il n’aurait pas dû consommer ce soir mais il s’en fiche, il va vite et arrive enfin à destination.

On le laisse entrer, l’avantage d’être connu dans le milieu. Il monte les marches et se précipite dans le bureau du médecin. Ce dernier commençait à ranger sereinement ses affaires. Damian lui demande de se rasseoir, de lui expliquer ce qui se passe exactement. Pourquoi est-il au courant que maintenant ? Il se retient vraiment de lui foutre un poing dans le visage. Mais non, il n’est pas sanguin. Pourtant, là, à cet instant, il en veut au monde entier de lui enlever son ami. Damian ne laissera pas sortir le médecin. Ils passent la nuit entière à réfléchir à la suite. Y a-t-il une chance pour Søren s’il commence un traitement ? Damian ne comprend pas son refus, ni son silence. Il aurait pu l’aider, il aurait pu trouver une solution bien plus rapidement.

Le soleil se lève et… les deux médecins se retrouvent toujours au même stade. En sortant de l’hôpital, Damian réalise qu’il fait jour, il est resté trop longtemps ici… Il appelle son secrétariat pour prévenir de son absence. Il prendra sa journée, il a une affaire très urgente aujourd’hui. Le médecin monte de nouveau sur sa moto et décide de se rendre directement chez Søren. Quelques minutes plus tard, il se gare et reprend une profonde inspiration. Il hésite un instant, va-t-il lui mentir ? Va-t-il continuer à  aborder ce sourire tranquille sur le visage alors qu’il sait qu’il est presque condamné ? Va-t-il croire encore que le médecin ne sait rien ? L’incompétence de son spécialiste est clairement avérée. Si Søren part, il est clair qu’il mènera une enquête sur cette affaire. Pourquoi a-t-il mis autant de temps à lui envoyer son dossier médical ?  Damian inspire, expire, inspire. Il tente de se calmer un peu et redevenir maître de lui-même. Il sait faire, il est médecin. Pas de faux pas, le patient est certainement fébrile au traitement. Pourtant, il n’a pas le choix. Damian refuse de le lui donner en tout cas. Il retire son casque et met ses gants à l’intérieur. Son dossier est dans son manteau, il ne va pas le sortir tout de suite. Damian sonne à la porte de la maison, essayant d’enlever son air grave sur le visage. Pourtant, c’est si difficile, difficile de se retrouver dans une telle situation. Et s’il le retrouvait par terre, souffrant, comme son père ? Cette image lui revient en tête et le pousse à tambouriner bien plus fort à la porte. « Søren ? C’est Damian. » De toute façon, il va finir par défoncer cette porte si elle ne s’ouvre pas dans la minute qui suit.

Allongé sur le dos, les yeux qui fixent le plafond sans pensée particulière. Les narines encore emplies du délicieux parfum de la brune endormie contre son torse, Søren laisse rêveusement glisser ses doigts le long de la colonne vertébrale de sa compagne du jour – ou de la nuit, pour être plus précis. Les insomnies sont devenues monnaie courante pour l’avocat, d’ordinaire pourtant bon dormeur ; Brûlures qui réveillent, nausées qui réveillent, vomissements qui réveillent, le choix est large. En l’occurrence, brûlures, l’impression que chaque nerf de son système est en feu : pas le plus confortable mais pas le plus difficile à cacher non plus, tandis qu’il laisse la jeune femme terminer paisiblement sa nuit la joue collée à son cœur. Entend-elle les secrets qu’il cache ? Sans doute pas, pas plus que n’importe qui d’autre. Un soupir, une main qui se tend vers la table de chevet pour récupérer un livre dont il a le temps de parcourir quelques pages, d’une seule main, jusqu’à ce que la sonnette de l’entrée ne retentisse. Si tôt ? « Hmmmmmm. » Douce brune, réveillée par un facteur mal intentionné. Pas qu’il attende quoi que ce soit par la poste, Søren, mais il envisage difficilement une autre source de visite à une heure si matinale. Ça, ou la police. Mais la police n’aurait probablement pas sonné. « Pardon… Je file renvoyer ce malotrus d’où il vient. » Sourire complice, les deux amants qui échangent un dernier baiser avant que l’avocat ne quitte son lit et s’enveloppe dans sa robe de chambre, prenant à peine une seconde pour vérifier son apparence dans un miroir avant d’aller ouvrir la porte.

« J’arrive, Damian. J’arrive. » L’identité du mystérieux visiteur n’est plus si mystérieuse, maintenant que son ami tambourine à la porte tout en l’appelant. Patient, Søren. Patient et calme lorsqu’il ouvre enfin, même si ces manières sont assez éloignées des usages habituels avec le médecin. Pas vraiment irrité, le Danois ; Ils se connaissent trop bien avec Damian pour cela. Seulement inquiet que quelque chose de grave se soit passé, encore davantage en voyant l’air hagard de l’homme qui se tient à sa porte. Oui, c’est grave. L’évidence le frappe en même temps que son éternel sourire apparaît, crispé en dessous des apparences. Ma reine. Sa première pensée va à elle, forcément : à qui d’autre aurait-il pu arriver quelque chose de suffisamment grave pour justifier que Damian débarque à l’improviste et aux aurores chez Søren ? « Entre. Je ne suis pas seul. » Les deux propositions sans rapport l’une avec l’autre, la deuxième s’imposant néanmoins de manière implacable : silence. Quoi qu’il soit en train de se produire, pas un mot avant d’avoir retrouvé un semblant d’intimité. Comme de fait, la jolie brune descend au même moment les escaliers dans un sourire encore endormi que l’avocat lui retourne sans difficulté.

« Tout va bien ? » Il faut dire que la manière dont Damian aura presque défoncé sa porte a de quoi laisser dubitatif. Pour autant, Søren se contente de hausser tranquillement les épaules. « Visiblement des jeunes se sont amusés à casser quelques pots de fleurs dans le quartier pendant la nuit… Je vais y jeter un œil, avec le voisin. » Le menteur désigne Damian d’un geste serein, masque imperturbable de celui qui peut raconter n’importe quelle histoire improbable avec l’air le plus crédible du monde. Que son cœur batte désormais à tout rompre dans sa poitrine ne se remarque sans doute pas, pas plus que la crainte qui lui serre la gorge à chaque seconde perdue où il ne sait pas ce qu’il se passe. « Je m’habille et je file. » Nouveau sourire hypocrite, un bref hochement de tête alors qu’elle disparaît. Søren laisse retomber le masque pour poser sur Damian un regard bien plus profond, une voix plus basse aussi : « Où est-elle ? » Première interrogation, pas des moindres. On ne se contente pas d’aller à l’hôpital, quand on est recherchée par autant de monde.

Calme. Damian tente de rester calme. Pourtant, devant cette porte (qui ne s’ouvre pas), il a l’impression de revivre cette scène avec son père. Est-ce que Søren va bien ? Est-ce qu’il est déjà au sol ? Est-ce qu’il va le supplier lui aussi d’en finir ? Reprends-toi. Une simple pensée qui le pousse à réaliser qu’il n’a pas dormi et qu’il n’arrive pas à rester objectif. Il est médecin, il doit être capable de retenir ses émotions. Difficile quand le sujet est directement l’ami en question. Ses yeux se relèvent instantanément vers le visage de Søren dès qu’il l’aperçoit derrière la porte ouverte. Son air est grave. Oui, quelque chose de grave est arrivée. En l’observant quelques secondes, il tente de voir quelque chose, comme s’il pouvait lire la souffrance de son corps à cet instant. C’est ridicule. Damian ne dit rien et entre. Il n’est pas seul. Le médecin reprend une inspiration silencieuse, essayant de calmer les battements de son cœur et son esprit qui tourbillonne dans sa tête. Damian écoute son ami évoquer une histoire de pots cassés et de voisinage. Est-ce qu’il sait qu’il est tout de même un médecin très connu dans la région ? Elle ne va pas croire à cette histoire. Eh bien si. Le médecin a envie de faire un commentaire mais il ne dit rien encore, il se contente de sourire à la jeune femme, un sourire hypocrite à son tour. Il reste sage et suit du regard la silhouette de la jolie brune. Sans cette affaire, il aurait fait un commentaire sur cette fille, mais là, il n’a vraiment pas le temps, ni l’envie de le faire.

Ses yeux atterrissent dans le regard de Søren. Il sait qu’il y a quelque chose de grave mais il ne se doute pas une seule seconde que le problème vient de lui. « Elle va bien. » Damian remet les choses au clair, il ne s’agit pas d’elle. « Je ne viens pas pour elle, je viens pour… » Le médecin s’arrête net en voyant la jeune femme revenir vers eux. Il lance un regard à son ami, histoire de lui dire silencieusement : bon elle dégage quand ? A-t-elle envie de partir au fait ? Damian attend encore. Sa main se ferme un peu, il se contrôle vraiment de tout envoyer en l’air. Il faut dire qu’il est à deux doigts d’engueuler son ami pour son silence de mort. Putain, c’est le cas de le dire ! Il déteste être autant bridé, mais Søren a raison, il ne peut pas s’exprimer en présence d’une inconnue. Damian n’arrive plus à tenir sur place et bouge un peu dans la maison. Il cherche surtout à se calmer, à retrouver un peu de sérénité en lui. Comment est-ce possible ? Son ami fait absolument n’importe quoi, comment peut-il rester apaisé avec tout ça ? Il faut dire aussi que le calme ambiant de Søren ne l’aide pas. Bon dieu qu’il a envie de le secouer. Bon, revenons à cette fille, est-ce qu’elle part maintenant ?

Les secondes paraissent des minutes, elle prend son temps, c’est insupportable. Damian crispe sa mâchoire avant de reprendre enfin son souffle en voyant la porte se refermer derrière elle. Ses yeux reviennent sur Søren. Il faut qu’il soit diplomate, patient et sûrement un peu doux pour aborder le sujet. Il ne doit pas être trop frontal. : « Je peux savoir à quoi tu joues ? » Pas frontal on a dit. C’est sorti tout seul, mais il faut dire que se sentir aussi impuissant face à la situation de son ami le rend dingue. Il ne voulait pas aborder les choses de cette façon, il est clair qu’il risque de le braquer. Mais Damian n’a plus de sang-froid, il a passé la nuit entière à essayer de le sauver, à essayer de trouver une putain de solution à ce mal qui le ronge petit à petit. Et tout ce qu’il a trouvé, la seule solution à ce problème, c’est un traitement. Un traitement qu’il ne prend pas ! « L’hôpital m’a contacté. » Son air est grave et inquiet oui, mais ce n’était pas pour elle, non c’était pour lui.

Inquiet. Søren a beau le dissimuler sous son habituel masque, il n’en ressent pas moins vivement la brûlure de l’inquiétude qui se propage dans ses veines à la manière d’un poison. Qu’est-ce qui pourrait justifier une telle urgence du côté de Damian, si ce n’est un accident extrêmement grave ? Il ment comme il respire pour éloigner la jolie brune qui tout à coup passe de rêve ambulant à véritable fardeau dont il faut se débarrasser ; Pas que ce soit contre elle, et évidemment l’avocat ne manquera pas d’envoyer un bouquet de roses pour se faire pardonner, mais justement. D’autres affaires plus pressantes ont décidé de frapper à sa porte ce matin, affaires pour lesquelles il met sans hésitation le reste de sa vie sur pause. Rien n’est plus important à ses yeux ; Rien ne le sera jamais. Elle va bien. Son soulagement a un drôle de goût, aussi sucré qu’amer alors qu’il plonge son regard dans celui de Damian à la recherche d’une réponse qui ne peut pour le moment pas venir. Pas pour elle. Voilà qui devrait suffire à détendre notre avocat, n’est-ce pas ? Pourtant, ce que disent ses yeux demeure en contradiction avec ce que le sourire qu’il adresse à la jeune femme exprime : parfaite sérénité du voisin qui se prépare tranquillement à aller effectuer un petit tour de surveillance, pourquoi pas après tout, n’importe quelle histoire peut devenir crédible à condition qu’on fasse suffisamment bien semblant d’y croire soi-même. « Si ce n’est pour le réveil, j’ai beaucoup apprécié cette nuit » glisse la jeune femme désormais habillée tout en s’approchant de Søren pour lui dire au revoir. Elle passe ses bras autour de son cou et lui les siens autour de sa taille, une légère moue empreinte d’excuses sur les lèvres. « Je suis désolé. Je me rattraperai pour cette dernière note désagréable. » File, s’il te plaît. Dans son dos, Damian semble au bord de l’implosion. Lui-même n’est toujours pas très serein, bien que cela ne transparaisse aucunement : ni dans la façon dont il prend son temps pour embrasser la brune, ni dans le sourire qui l’accompagne tandis qu’il la ramène jusqu’à la porte, ni même dans le regard qu’il rapporte enfin sur le médecin. Enfin seuls, donc enfin la possibilité de parler.

Aussitôt, une nouvelle surprise. Toute la scène semble sincèrement assez lunaire à l’homme à peine sorti du lit, sans la moindre compréhension des évènements, innocent – jusqu’à preuve du contraire – du moindre méfait à l’encontre de son ami. A quoi joue-t-il, Søren ? Étrangement, la question lui arrache un léger rire amusé. « Cartes, dés, petits chevaux ; A peu près tout, sincèrement, il n’y a réellement aucun jeu que je puisse trouver tout à fait inintéressant tant que la compagnie est bonne. » Plaisantin, comme toujours et en particulier dans les moments où il peine à lire les intentions de ses interlocuteurs. Une blague, ça ne mange pas de pain et accorde généralement le temps nécessaire pour se composer une défense lorsqu’on ignore de quoi on est accusé exactement. A quoi joue-t-il ? Il n’en sait rien. Du moins, il n’en sait rien jusqu’à ce que Damian poursuive sur un ton grave. « Ah ? Ils cherchent un nouveau médecin ? Ça peut être une bonne opportunité. » Il ment comme il respire. Bien sûr qu’il a immédiatement compris, le cadavre ambulant. Bien sûr que les pièces du puzzle – les coups à la porte, l’impatience, la nervosité évidente et désormais la colère de Damian – se mettent en place assez vite dans son esprit. Cesse-t-il pour autant sa comédie ? En perd-il son air faussement serein, tout aussi faussement innocent ? Non. Søren est une anguille ; Insaisissable. Impossible de le placer au pied du mur, du moins est-ce qu’il croit alors qu’il désigne d’un geste calme la direction de la cuisine. « Café, mon ami ? C'est une heure encore bien matinale pour moi. » Sans doute pas de quoi tenir sous contrôle l’impatience de Damian très longtemps, probablement assez pour trouver le temps d’inventer un nouveau mensonge cependant.

Damian prend quelques secondes pour rétablir un fait : elle va bien, il ne compte pas parler d’elle. Le sujet principal se trouve sous ses yeux, sous ce masque parfait que Søren arbore tous les jours. Cette situation doit s’arrêter. En posant les yeux sur la jolie brune, Damian ne peut s’empêcher d’être impatient. Il se tait par politesse mais il était à deux doigts de la virer lui-même de cette maison. Levant les yeux au ciel face aux propos de l’avocat. Cette dernière note désagréable. C’est clairement lui la dernière note désagréable, cette intrusion au petit matin, c’est sa faute, ok, mais qu’importe, il s’en fiche totalement. Il y a bien plus urgent que les beaux yeux de cette femme. Les mains sur les hanches, Damian est au bord de l’explosion, regardant la silhouette de l’inconnue partir d’ici. Dès que la porte se ferme, ses yeux reviennent sur Søren avant d’aller droit au but. Qu’est-ce qu’il lui prend ? A quoi joue-il ? Ce dernier se met à… rire. Avant d’énoncer tout un tas de connerie qui risque de le faire littéralement exploser sur place. Damian ferme les yeux, passe ses mains sur son visage, essayant certainement de se réveiller de ce très mauvais rêve, ou bien de se contrôler de le secouer une bonne fois pour toute, aller savoir. Il soupire, l’air un peu abattu par cet homme qui le rend dingue sur l’instant. Mais ok, il lui laisse l’opportunité de continuer à jouer son rôle de petit plaisantin, si ça l’amuse qu’il poursuive, cela ne va pas durer de toute façon. Damian ajoute un autre détail. L’hôpital l’a contacté, lui. Aucun doute possible donc ? Søren continue dans une lancée qui n’est pas la bonne. Il le fait exprès. « Tu penses ? » Mais Damian peut aussi entrer dans son insupportable jeu. « Parfait. Si cela peut me permettre de suivre plus drastiquement les problèmes de santé de mes patients, je prends. » Il tient son regard, sérieux et implacable sur ses intentions.

Un café maintenant. Damian lui lance un regard particulièrement noir avant de le détourner. Calme, il doit rester calme. Søren est une anguille, il joue à ce jeu depuis trop longtemps maintenant. Mais comment attrape-t-on une anguille déjà ? Par un hameçon, comme tous les poissons. « Si tu veux. » En avant pour le café. Damian le suit vers la cuisine, il ne s’assied pas, il vient s’appuyer sur le comptoir, réfléchissant à la suite. Søren ne s’en sortira pas, il ne s’en sortira pas vivant s’il ne fait rien. Damian attrape le dossier, coincé dans sa veste, et finit par le déposer sur la table devant lui. Le nom de Søren est bien affiché dessus, aucun doute possible, Damian avait récupéré son dossier médical. « Mon nom est maintenant dans ce dossier. » Autrement dit, Damian est au courant de tout maintenant et également sur la suite. Tous les entretiens qu’il passera avec son spécialiste, il le saura, tout ce qu’il entreprendra, ou bien toutes ses hospitalisations, il sera informé. Søren n’a plus vraiment le choix, Damian est et restera dans la boucle. « Pourquoi tu ne m’as rien dit ? » Parce qu’il ne croit pas en ses compétences ? Parce que leur lien est trop fort ? Damian ne comprend pas ses agissements, s’il y a bien une personne qui devait être au courant de son crabe de merde, c’était bien lui.

A connu de meilleurs matins. Quoi que celui-ci n’ait pas si mal commencé : en lisant un peu de poésie à la chaleur d’une jolie femme, presque assez pour oublier le mal qui le ronge de l’intérieur. Jusqu’au moment où Damian aura décidé de frapper à sa porte en la défonçant presque, rien de très particulier à signaler. Et ensuite ? Difficile à expliquer, cette ambiance pesante qui s’invite en même temps que le médecin de toute évidence épuisé et sur les nerfs. Doux, le Søren. Patient. D’autres se seraient peut-être légèrement insurgés de se voir tirer du lit avec si peu de délicatesse, mais pas lui. Il prend les choses comme elles viennent en s’efforçant de suivre la vague plutôt que d’y résister, masquant le trouble intérieur par un sourire énigmatique. On ne sait jamais vraiment ce qu’il pense, rarement du mal cependant. Bonne pâte, y compris lorsque son ami opte pour une entrée en matière des plus désagréables. A quoi joue-t-il ? Des plaisanteries pour toute réponse, tentative de garder l’équilibre sur un fil invisible. Quelle mouche l’a piquée, le Damian ? Il semble d’autant plus excédé par cette réponse qui ne correspond de toute évidence pas à ses attentes ; Or il faudra reconnaître que ces dernières demeurent pour le moment assez obscures. Lumière, à la mention de l’hôpital. L’avocat a l’esprit vif, sous ses airs d’éternel blagueur pas très sérieux. Le lien entre l’irritation de son ami et sa visite forcée est vite fait, sans pour autant que le masque ne tombe du côté du Danois.

Gagner du temps, noyer le poisson. Pas dupe quant au fait qu’il soit d’ores et déjà plus ou moins démasqué, sans que cela ne l’attriste outre mesure en apparence. Qu’est-ce que ça peut lui faire, à Søren, que Damian suive les problèmes de santé de ses patients ? Il n’est pas un patient. Oh, si, bien sûr : Damian est officiellement son médecin traitant, parfait interlocuteur pour les petits rhumes et autres bobos sans incidences. Mais dans les faits, c’est absolument tout ce que Søren lui a demandé. « Toujours aussi consciencieux. » Un sourire, l’anguille glisse. Que devrait-il dire, de toute façon ? Il ignore bien de quelle façon Damian aurait pu être mis au courant de quoi que ce soit : l’hôpital aurait-il transmis ses dernières analyses, lorsqu’il avait fait un malaise et avait été emmené par Gwenn-Aël ? Très envie de le mettre à la porte, l’ami médecin ; Évidemment réprimée. Au contraire, Søren lui propose un café avec la plus pure des courtoisies, les traits de son visage se crispant dès lors qu’il se sait hors de vision de l’homme qui l’accompagne à la cuisine. Merde. Pas qu’il se sente redevable d’une quelconque explication, le cadavre qui pense avoir pris sa décision, mais il n’a vraiment pas envie de subir la leçon de morale là tout de suite, dès huit heures du matin et avant même son premier café ; Celui qui empire les brûlures de toute façon déjà présentes. « Ah ? Amusant, c’est pourtant un dossier qui semble m’appartenir. » Bref regard au papier sur lequel son nom est effectivement inscrit, manière en creux de lui faire comprendre que le seul décisionnaire reste bien lui-même, en ce qui concerne sa propre santé. Les gestes habitués pour vider le percolateur de sa machine à café italienne, la surface qui demeure inchangée, comme indifférente. Pourtant, Damian est son ami. Søren n’avait aucune intention de le décevoir, encore moins de le trahir. « Je n’ai rien dit à personne, Dam’. » Le sourire se fait plus lointain, tout à coup. Fatigué. Se blesser lui-même n’est pas si grave pour l’avocat, blesser les gens qui lui sont proches est en revanche un supplice. « Il n’y a rien à en dire. » L’explication facile : rien à voir, circulez. Pas l’intention de se faire soigner, pas l’intention de faire quoi que ce soit. « Sucre ? Lait ? » Toujours aussi hospitalier, en revanche.

Damian ne devrait pas réagir de la sorte. Il est médecin, il sait annoncer ou découvrir les mauvaises nouvelles de ses patients. Il sait garder un masque, celui du professionnel de la science qui lutte face à une maladie, un virus. Il n’a jamais baissé les bras une seule fois, il se doit de soigner, de sauver ses patients. Mais les choses sont terriblement différentes avec Søren. Il le connait bien, il lui est donc impossible de rester calme et professionnel face à lui. Il manque de sommeil, cela ne l’aide pas à rester dans sa posture de médecin. Et puis, merde, il meurt d’envie de prendre la main de cette fille pour la forcer à sortir de cette maison aussi. On ne peut plus attendre. Une fois qu’ils sont enfin tranquille, Damian a autre chose à gérer : l’humour de ce mourant. Il est obligé de se ressaisir en passant ses mains sur son visage, il essaie de se réveiller de ce mauvais rêve, tout en gardant cette mauvaise énergie en lui. Damian sait qu’il doit y aller avec des pincettes afin d’attraper cette anguille malade, ne pas foncer sur lui… Même si, il a très envie de le secouer pour lui gueuler dessus. Il doit atterrir, réagir. Damian refuse catégoriquement de le laisser crever. Il accepte ce café en le suivant vers sa cuisine. Il connaît cette maison par cœur, il pourrait se sentir facilement chez lui… Mais pas ce matin. Son cœur ne cesse de battre comme un dingue dans sa poitrine, et son ventre se tord à mesure qu’il essaie d’avoir un semblant de conversation avec Søren.

Damian choisit de déposer le dossier sur la table comme pour annoncer : voilà le sujet, on ne bifurque pas, pas de quiproquo. Ses yeux se posent un instant sur la machine à café, il ne devrait pas en prendre. Damian le garde dans sa tête, ce n’est pas le moment de lui interdire sa boisson réconfortante. Elle ne l’est pas pour son corps. Lâcher du lest… Puis reprendre le contrôle de la situation. Son visage est sérieux, pas de sourire de son côté, il attend simplement des explications. Pourquoi n’est-il pas venu à lui ? Pourquoi ce silence ? Søren appuie sur le fait que ce dossier lui appartient. Il est le seul maître de sa santé. « J’imagine que tu as étudié toutes les possibilités ? » Celle de mourir, c’est bon, il pouvait cocher, celle de l’opération, aussi. Et le reste ? Les autres traitements ? Les autres spécialistes ?

Son regard grave se relève en entendant ses mots. Je n’ai rien dit à personne. Même pas à Leo, ni Castiel ? Ni même à son entourage le plus proche ? « Elle n’est pas au courant ? » Demande automatiquement le médecin en fronçant les sourcils. Il a dû mal à le comprendre, lui qui est si proche de chacun... A quoi joue t-il encore ? Il veut mourir en silence. Il se moque des personnes qui restent et qui pleureront sa disparition. Est-ce un acte égoïste ou bien un acte complètement désespéré ? Il n’y a rien à en dire. Damian secoue la tête, en désaccord avec ses propos. L’heure est grave et il continue de minimiser. Et c’est pire quand il lui demande de faire un choix entre le sucre et le lait. « Søren… » Un murmure comme un supplice pour lui demander d’arrêter de jouer au con maintenant. « Est- ce que tu peux arrêter deux minutes de faire ce que tu fais là ? De faire comme si ce n'était pas grave. »  Les mains de nouveau sur les hanches, le regard toujours aussi grave. Il reprend une profonde inspiration « C’est quoi ton plan ? » Damian ne compte pas le lâcher : « Que tu le veuilles ou non, j’en fais maintenant partie, je veux savoir ce que tu comptes faire. » Dernière chance pour une conversation calme et posée entre deux adultes. Dernière chance pour qu'il lui explique ce qu'il a dans la tête avant de le secouer une bonne fois pour toute.