Elle a la trouille. Voilà, c’est dit. Devant elle, sur la table, elle a étalé ses feuilles de notes de sorte à donner l’impression qu’il y en a beaucoup, pour que son rendez-vous se dise qu’elle s’est bien renseignée, que son projet est étudié, approfondi, précis déjà. En bref, pour corriger l’impression qu’elle a dû faire au téléphone. Seulement, ce déballage soigneux ne pourra pas longtemps faire illusion : certaines pages sont cornées, d’autres carrément froissées, des suites de mots sans liens logiques les couvrent, parfois il y a des phrases mais ça n’est pas très propre, tout ça. Alana serre les lèvres et se revoit en train de griffonner à la lueur de la lampe de son téléphone, quand les idées venaient, à la fois imprécises et juste assez subites pour lui paraître géniales, alors qu’elle s’efforçait de s’endormir. Elle hésite à mimer un geste maladroit, personne ne s’y tromperait mais personne ne regarde, personne ne l’accusera d’avoir renversé son café sur ses papiers – tout le monde s’en moque de toute façon. Elle pourra dire à Samantha Orbison quand celle-ci arrivera : il y a eu un accident, malheureusement, tout est tâché, c’est difficile de résumer tout ça au débotté mais je vais essayer, pardon pour les hésitations ? Faire croire qu’elle est mieux préparé qu’elle ne l’est réellement, faire oublier ses approximations au téléphone. Elle joue un peu avec la anse de sa tasse, c’est tentant, et en même temps elle pense que c’est vraiment stupide. Au même moment, la porte du café s’ouvre sur une silhouette qu’elle reconnaît, même si elle ne l’a jamais vue en vraie : elle a vu sa photo sur internet, c’est une championne pour ça. Elle se lève à demie de son siège et cherche à attirer son attention, faire comprendre que c’est elle, la voix mal assurée du téléphone.

« Bonjour, enchantée. » Alana tend sa main, et en se rasseyant son regard tombe sur les papiers, pauvres papiers. Avec des gestes empressés, elle les rassemble, en fait un tas qu’elle pousse sur le coin de la table, dans l’espoir qu’ils s’y fassent oublier. Puisque ces mots épars ne lui ont pas donné de solution toute prête, il va falloir qu’elle improvise maintenant. Alors… par quoi est-ce qu’elle commence ? Les iris bleus de Samantha lui paraissent calmes, patients, posés. Et Alana s’en veut, soudain, en quelque sorte, de lui faire perdre son temps, mais c’est un sentiment idiot : elle n’a rien à lui vendre, elle ne cherche pas non plus à se faire embaucher, elle demande juste de l’aide. Une expertise. Alors voilà, mieux vaut sans doute qu’elle assume les voies labyrinthiques dans lesquelles elle se perd quand elle pense à tout ça, qu’elle vienne au fait et qu’elle lui dise : j’ai besoin d’aide. « Merci beaucoup d’avoir accepté de me rencontrer. Je sais que mon projet est un peu… brouillon pour le moment. J’avoue que j’ai du mal à le formaliser et c’est pour ça que j’ai appelé le cabinet, ça m’est… précieux d’avoir des retours de professionnels. »

@Samantha Orbison

Samantha l’impressionne. Elle ne sait plus quel métier elle exerce précisément, car elle avait appelé le cabinet en demandant, de façon large et imprécise, si elle pouvait échanger avec un « docteur ». La voix de Samantha est apparue à l’autre bout du fil, elle lui a expliqué ce qui relève de son domaine et ce qu’elle connaît moins bien, mais Alana était stressée et elle avait du mal à suivre. Elle avait préparé une feuille sur son bureau pour prendre la conversation en notes, et le papier est resté vierge. Tout ce qu’elle a, à l’heure actuelle, pour la soutenir, ce sont des souvenirs vagues, et ses fichus brouillons qui lui font honte, qu’elle veut dissimuler, faire disparaître. Pourtant le regard bleu de son interlocutrice ne lui renvoie qu’une bienveillance patiente, un sincère intérêt, même, comme elle le lui dit de vive voix : son projet ne lui paraît pas bête alors Alana s’enjoint de souffler un bon coup et d’être aussi calme et claire que possible. Elles sont ici pour donner forme à ses idées, pas pour les démonter. « Oui mais, c’est… c’est très brouillon » déclare-t-elle toutefois sans se décider à mettre les feuilles entre elles deux et à donner accès à Samantha à ses notes gribouillées. Pas encore prête à se détendre. Une serveuse passe, elle hésite à demander une nouvelle tasse de café, la sienne n’est pas encore tout à fait terminée mais ça lui fait envie, et puis elle n’ose pas s’imposer et la serveuse repart si vite qu’elle abandonne. Face aux yeux bleus, elle ne sait pas par quel bout de l’histoire débuter. Mais heureusement pour elle, Samantha prend les choses en main, et il suffit à Alana d’acquiescer, très bien oui, très bonne idée, « faire connaissance ». Ce qui ne l’empêche pas d’être toujours embarrassée lorsqu’il lui faut répondre. Elle finit par penser qu’elle est vraiment idiote, cette anxiété paralysante ne devrait pas être aussi prégnante dans sa poitrine, ne devrait même pas exister dans sa vie. Et elle se lance. « Je… j’ai toujours eu des activités créatives quand j’étais jeune. J’écrivais, je faisais de la peinture, du piano aussi… ça m’est passé pendant longtemps jusqu’à un moment où ça a été plus compliqué dans ma vie. Je ne m’y attendais pas mais c’est revenu, tout s’est… imposé, en quelque sorte. Et ça m’a fait du bien. Je me suis dit que j’aimerais bien partager ça avec d’autres personnes. » Ses doigts serrés autour de la anse de sa tasse finissent par la soulever, la porter à ses lèvres. Elle boit, la gorgée lui paraît bien amère, tandis qu’elle ressent également certain soulagement, d’avoir été capable de s’expliquer ainsi. Mais est-ce que c’est suffisant ? « Je n’ai pas de formation de thérapeute. Je crois juste sincèrement, d’après mon expérience, que l’art aide. Qu’est-ce que vous… vous, vous en pensez ? » Elle l’avait précisé au téléphone, lui semble-t-il, mais elle se sent obligée d’insister de nouveau sur ce point : Alana craint de manquer de légitimité, voire de faire n’importe quoi.

@Samantha Orbison

L’idée de créer quelque chose de nouveau, même si en l’occurence ce ne sont « que » des notes, de repartir sur de bonnes bases plus assurées avec l’aide de la professionnelle qu’est Samantha, ça l’encourage et ça lui plaît, et Alana ébauche un tout petit sourire. Elle saisit son stylo à son tour, remue le plus rapidement et le plus discrètement possible ses papiers pour y trouver une feuille à peu près vierge, et laisse les autres dans le coin de la table. Elle est prête à présent, elle va faire les choses comme il faut et elle va être aidée pour cela. Comme il fallait s’y attendre, Samantha lui demande dans un premier temps de lui parler un peu plus d’elle et de ses intentions. L’exercice est un peu délicat. Alana a du mal à faire un tri mental et à sélectionner les informations qu’elle doit donner et celles qui ne sont pas nécessaires. Parler d’elle-même, de son rapport à tout cela est délicat. Et pourtant elle a envie d’y revenir, elle croit que si elle réussit à retranscrire ce qu’elle a ressenti, le matin où elle s’est réveillée avec l’envie de peindre venue d’elle ne sait où, cette illumination, alors tout sera clair pour son interlocutrice. Tout semble clair. Y serait-elle parvenue ? En fait, Samantha la surprend en déclarant que ça paraît logique, ça tombe même sous le sens. Et Alana se crispe. Elle craint que la pédopsychiatre ne voit trop clair en elle, qu’elle ne devine tous ses secrets ou qu’elle lui fasse avouer avec seulement quelques questions habiles. Elle a beau se rappeler qu’elle n’est pas son ennemie, qu’au contraire elle est venue à sa rencontre de façon sympathique pour lui venir en aide, elle se souvient aussi des raisons pour lesquelles elle a mis tout ce temps à appeler le cabinet. « Je ne sais pas » déclare-t-elle, tout en masquant le mieux possible son embarras. « C’est juste venu comme ça. Ça réunit, en quelque sorte… la personne que j’étais plus jeune et celle que je suis devenue aujourd’hui. » S’attarder sur son exemple personnel ne l’intéresse nullement. Ce qu’elle essaie de dire, c’est qu’elle s’est rendue compte et convaincue que l’art faisait du bien, que ça s’applique à tous. Elle n’est pas thérapeute, elle n’a pas les réflexes, les codes et les pratiques qui guident la profession et elle attend l’avis de Samantha sur la question avec une certaine anxiété. Comme cette dernière ne lui annonce pas d’entrée de jeu qu’elle est disqualifiée, qu’elle raconte des bêtises ou qu’on ne fait pas ce genre de choses n’importe comment au gré de ses envies, elle a envie de soupirer de soulagement. Son cerveau traite à toute allure les éléments qu’elle lui expose, ça bourdonne là-dedans, elle est un peu gênée par l’arrivée de la serveuse à leur table parce qu’elle aurait envie de rebondir sur-le-champ, et qu’elles avancent vraiment à partir de là. Elle prend avec résolution sa feuille et y inscrit : groupe de soutien. Quand elle relève la tête, la serveuse est partie. « Oui, c’est ça, c’est exactement ça que je voyais. J’ai envie d’un endroit et de moments où on se retrouverait pour faire quelque chose de beau, mais pas parce qu’on apprendrait à dessiner dans les règles de l’art, vous voyez ce que je veux dire ? Juste, parce que ça compte pour nous. Je voudrais qu’on puisse en parler après sans que ce soit forcé non plus, et sans qu’on ait forcément à raconter des choses de nos vies. En fait, là où j’ai vraiment du mal, c’est à concevoir cet équilibre, et aussi à trouver ma place dans tout ça. » Samantha a-t-elle toutes les réponses à ses questions ? Elle a une foi incroyable en elle, étant donné la clairvoyance dont elle vient de faire preuve à propos du contenu bien flou de son projet. « Côté pratique aussi, je ne suis pas d’ici, alors je ne sais pas trop où m’adresser pour trouver un lieu, communiquer… toutes ces choses. »

@Samantha Orbison

Elle se remet à respirer plus librement. Samantha est gentille, vraiment gentille : depuis ses premiers mots au téléphone alors qu’Alana bredouillait, toute hésitante à l’autre bout du fil, jamais un mot n’exprimant le moindre jugement ne lui ai sorti des lèvres. Elle écoute, elle acquiesce même – le Graal. Les poumons d’Alana se remplissent d’air, c’est vrai qu’ils sont si grands, qu’ils peuvent en contenir autant, que ça fait même du bien. Les brouillons oubliés, ce qui lui reste comme souvenirs d’idées surgies au cours des jours, des nuits, depuis des semaines et des mois tout entiers est exprimé avec quelques bafouillements, un peu de maladresse dont Samantha ne se formalise pas.  Elle vient à sa rescousse, reformule posément, lui propose cet intitulé : club d’art, Alana note sans avoir bien conscience que sa main serre le crayon de papier et que la mine vole sur la feuille. Et elle opine du chef, une première fois. Club d’art, ça lui convient, s’il faut résumer ses idées en deux mots. Tombe la réponse suivante de Samantha : elle serait animatrice. Elle se sent un peu bête, elle n’y avait pas pensé, pourtant ça tombe sous le sens, non ? Les groupes ont des animateurs. Mais ne serait-ce présomptueux de sa part de s’attribuer ce titre ? Elle n’a jamais fait cela. Elle, elle est capable d’imaginer renverser son café sur la table pour ne pas avoir à dévoiler des notes qu’elle juge honteuses. Serait-elle capable de se poser comme cadre de l’atelier ? Son interlocutrice lui parle de ressources internet, ça la rassure, elle sait passer du temps sur un écran, elle peut faire ça. Comme elle ne veut pas montrer trop crûment ses incertitudes, elle hoche la tête, encore une fois. Et même si passer aux détails pratiques lui fait éclore un peu d’angoisse dans l’estomac (car ça veut dire que tout cela pourrait devenir réel un jour prochain), cela lui fait aussi plaisir. Cela pourrait devenir réel, bientôt. Acquiescement, troisième tirage. « J’avais l’intention de les contacter, mais juste après notre rencontre, pour que… que tout ça soit plus clair. Merci. » Elle ignore si elle aura besoin de mentionner l’approbation de son projet par Samantha Orbison auprès de la maire de Redwood, mais note mentalement le fait que les deux femmes se connaissent. Parce que… décidément, elle approuve ? Elle approuve, vraiment ? « Vous croyez ? » lui demande-t-elle de confirmer, malgré la sensation d’être un peu pitoyable. Elle a besoin d’autant d’encouragements qu’elle voudra bien lui donner. « Je me posais la question aussi, par rapport à l’âge des participants. Je ne sais pas si ça pourra intéresser des personnes pas encore majeures, dans l’absolu je n’y vois pas d’inconvénients, à part pour le moment de discussion, peut-être, c’est ça qui m’interroge. Qu’est-ce que vous en pensez ? »

@Samantha Orbison