Juliet était assise dans une salle d’attente déprimante, sur une chaise inconfortable et les magazines devant elle étaient passés depuis des mois, voire des années. Elle souffla en observant discrètement les quelques autres personnes présentes. Personne ne se regardait, personne ne se parlait. Les seuls bruits qui transperçaient le silence étaient celui du téléphone de la secrétaire qui sonnait de temps en temps, la toux du vieux monsieur non loin d’elle, le bruit des pages d’un livre qui se tourne et les exclamations timides de Jun, sa fille, assise à côté d’elle. Pour lui faire passer le temps, Jul’ avait pris avec elle la console portable. Le casque vissé sur les oreilles, Jun était plongée dans son jeu vidéo. Patienter dans la salle d’attente du médecin pouvait se montrer vite frustrant pour la petite fille. Au moins, avec la console, elle s’occupait. C’était Juliet qui s’ennuyait ferme. Elle fouilla dans les magazines périmées, à la recherche d’un article qui pourrait quand même être intéressant à lire. Elle jeta son dévolu sur un magazine féminin. Elle le feuilleta jusqu’à tomber sur un titre qui prenait pratiquement toute la page : êtes vous satisfaite de votre vie actuelle ? Juliet resta accroché sur cette question. Sans savoir pourquoi, cela la fit réfléchir. Peut-être parce qu’elle était à un moment de sa vie où elle semblait avoir trouvé un certain équilibre, après de nombreuses épreuves.

Au niveau familial, ça n’avait été que rarement très simple. Elle se souvenait de son enfance insouciante et heureuse, puis le déménagement et le drame. La disparition de sa petite sœur, Louise, fut un tournant dans sa vie. Une tragédie qui fit voler la famille Howell en éclats. La situation était des plus douloureuse car pendant des années, personne ne sut ce qui était arrivé à la cadette de la fratrie. Elle avait tout simplement disparue et Juliet perdit son innocence. Elle prit en maturité alors que, un à un, les membres de la famille se dispersaient. Comme si le ciment de cette famille c’était Louise et que, sans elle, l’édifice s’écroulait. Il ne restait plus que leur père, Juliet et son frère jumeau, Judson. Comme elle put elle essaya de faire son deuil, elle préféra imaginer sa petite sœur morte plutôt qu’on ne sait où et dans on ne sait quelles conditions. Ce fut long et douloureux, surtout que le délitement de la famille ne s’arrêtait pas là. Son pilier, son roc, son frère jumeau décida à son tour de quitter le domicile familial. Sans elle. Il la laissa derrière lui. Pendant un temps, Juliet se renferma sur elle-même, ne pouvait plus compter sur personne. Son père était là, mais il n’était que l’ombre de lui-même. Elle finit par se décider à rejoindre sa mère, au Japon. Pourquoi elle, la première à s’être fait la malle ? Parce qu’elle était loin, loin du Vermont qui était la terre de leur malheur, et loin des hommes Howell. Elle avait besoin de se rapprocher de la seule femme restante dans cette famille.
C’est comme ça qu’elle se retrouva au Japon. Un pays qui lui permit de toucher son rêve et d’être heureuse mais qui lui reprit aussi tout ça. Elle y avait rencontré le grand amour, l’homme de sa vie, celui qui lui promettait de la rendre heureuse. Pour lui, elle était prête à tout, même avoir un enfant alors qu’elle ne souhaitait pas forcément devenir mère. Elle tomba enceinte par accident. Son amoureux, le père de l’enfant, était tellement heureux qu’elle accepta de mener à terme sa grossesse. Elle n’était pas seule, avec lui, elle pourrait tout affronter. Sauf qu’il ne serait pas présent. A 6 mois de grossesse, l’amour de sa vie décéda brutalement et elle se retrouva seule avec cet enfant à naître. Déjà que les six premiers mois de grossesse ne furent pas facile pour Juliet, les trois derniers furent un enfer. Elle imagina même abandonner l’enfant à la naissance, mais elle s’était attachée à ce bébé, le dernier souvenir de son amour disparu. Jun était aujourd’hui sa raison de vivre, l’amour de sa vie.
Elle était désormais de retour au Vermont, Juliet souhaitant que sa fille connaisse le reste de sa famille, bon nombre de tontons gâteux. Et Louise. Louise n’était pas morte, Louise était là, à Redwood Hills. Juliet avait eu tellement de mal à faire son deuil qu’au début, elle rejeta la jeune femme. C’était impossible qu’après tant d’années, sa petite sœur soit là devant elle. Et puis elle avait fini par accepter l’évidence, Louise était vivante et elles avaient des années à rattraper.
Même si sa vie de famille était loin d’être rose, idéale ou tranquille, elle apprenait à l’accepter. Les Howell ne seraient jamais une famille parfaite, il fallait se contenter de ce qu’on avait.

Au niveau professionnel, Juliet avait du faire aussi quelques sacrifices. Quand elle avait découvert la danse, enfant, elle avait décidé d’en faire son métier. Elle serait danseuse. Les événements familiaux avaient quelques peu chamboulé ses plans, mais elle ne perdait pas de vue son objectif. Danser lui permettait d’évacuer et de penser à autre chose. Elle pouvait passer des heures à danser. Quand elle fut arrivée au Japon, elle passa plusieurs castings et réussit à rejoindre une troupe de danseurs. Elle s’épanouissait pleinement dans son boulot mais un jour, pendant un entraînement, elle se blessa. Une blessure qui signa la fin de sa carrière professionnelle. Ça ne l’empêchait pas de danser mais pas à un haut niveau. Pendant un temps, elle donna des cours à des enfants et des adultes, mais cela ne la satisfaisait pas. Pousser par son compagnon, elle se lança dans des études d’infirmière. Des études qu’elle mit entre parenthèse alors qu’elle tombait enceinte et qu’elle dut gérer le deuil de son compagnon. A la naissance de sa fille, elle était encore plus motivée pour obtenir son diplôme, avoir un emploi correct, avec un bon salaire et ainsi subvenir aux besoins de sa fille. Son diplôme en poche, elle exerça un temps en hôpital et, quand elle fut installée à Redwood Hills, elle se mit à son compte. Infirmière libérale, elle fait le tour de la ville pour s’occuper principalement des personnes âgées. Elle aime son métier, malgré que ce ne soit pas toujours facile, et n’envisage pour rien au monde d’en changer.

Au niveau de sa vie sentimentale, par contre, c’est le calme plat. Mère célibataire, Juliet ne se plaint pas même si elle aimerait avoir un homme à ses côtés. Mais elle se montre exigeante avec les prétendants, elle ne cherche pas seulement un ami, un amant, mais aussi un père pour sa fille. Depuis le décès de son compagnon au Japon, Juliet a surtout eu des histoires sans lendemain. En tout cas, elle n’a jamais eu d’histoire assez sérieuse pour présenter quelqu’un à Jun. Elle ne sait pas vraiment ce qu’elle cherche ou ce qu’elle attend. Peut-être qu’au fond, elle est bien comme ça…

Juliet releva la tête du magazine et jeta un coup d’oeil à Jun. Celle-ci était toujours plongé dans son jeu. Elle ne lui accorda pas un regard. En y réfléchissant, Juliet aimait sa vie comme elle était. Le chemin avait été long et difficile et certainement que d’autres épreuves se dresseraient sur sa route, mais elle les affronterait comme elle avait toujours fait. La vie n’était pas facile mais la jeune femme trouvait du bonheur là où elle pouvait, dans sa famille surtout, mais aussi dans son travail. Quant à sa vie amoureuse, advienne que pourra…