Il l’avait entendue arriver. Amelia. Sa collègue. Sans que cela ne soit assorti d’aucun jugement particulier, il fallait bien reconnaître qu’elle n’avait pas l’habitude d’être silencieuse ou discrète. De quoi marquer la différence entre eux et donner un tout autre air à ses nuits à l’hôtel ces derniers temps. La plupart des autres femmes de ménage qui avaient travaillé avant elle se contentaient de faire leur affaire de leur côté, le laissant à lui, le sien. Amelia Reed faisait les choses autrement. À chaque début de quart de travail, elle le saluait et lui posait même quelques questions. Rafael en était venu à s’y faire, si bien qu’il ne lui opposait pas l’habituel air renfrogné lorsqu’elle le tirait de derrière son écran. Il ne prenait de toute façon aucune chance. Les nuits où elle était là, il ne travaillait sur rien qu’il n’aurait pas voulu laisser à la vue d’yeux indiscrets. La fatigue le rattrapait, de toute façon, et il n’était pas rare qu’il ferme l'œil quelques instants malgré lui. Ce train de vie, même s’il lui était allé sans le moindre encombre pendant des années, commençait à lui rendre le quotidien difficile. Il fallait bien dire qu’il n’était plus seul et que sa fille, qui était désormais sa priorité, était encore trop jeune pour respecter les besoins en sommeil de son père une fois le matin venu. Rafael ne souhaitait de toute façon pas imposer ses décisions à sa campagne, qui elle aussi, avait ses obligations et celles-ci n’étaient pas nocturnes, sauf lorsqu’elle s’adonnait parfois à une séance impromptue d’écriture. Quoi qu’il en soit, les nuits se suivaient encore – pour l’instant – sans se ressembler, si ce n’était de ce qu’il venait d’entendre. Encore une…
Loin de se montrer agacé, voilà plutôt que le veilleur de nuit, qui avait porté bien des casquettes en ces lieux, acquiesçait simplement. Ils étaient sans aucun doute différents, tous les deux, mais certaines choses s’accordaient très bien. Comme cette façon qu’avait Amelia de ne pas s’éterniser dans des explications alors qu’elle pouvait simplement lui montrer ce qui s’était passé. Un coup d'œil et Raf identifiait la source – ou la cause – du problème. « Tu crois qu’ils se gêneraient ? » Répondait-il tout d’abord en levant les yeux vers elle, une seconde. Une retenue sur le salaire était si vite arrivée. « Pas si on s’en occupe en premier. » Le temps était une question importante en la matière et le Sullivan n’en était pas à son premier incident avec une bouteille de javel. « Une serviette humide. Avec de l’eau froide. Humide, pas mouillée. » Jugeait-il nécessaire de préciser. C’était les années d’expérience à l’entretien qui s’exprimaient. De moins en moins, il était affecté à ses tâches. Peut-être parce que personne d’autre ne voulait passer la nuit derrière le comptoir de l’accueil à répondre aux requêtes que pouvaient avoir les clients. Il la regardait alors, l’air surpris – pour ce que la surprise pouvait avoir l’air sur le visage du hacker – qu’elle n’ait pas déjà trouvé le nécessaire. « C’est une question de temps, si on tarde trop, on ne pourra plus rien y faire. Il faut éponger, ne surtout pas frotter, et espérer que ça absorde la javel… Ensuite, mélanger du détergent liquide et de l’eau chaude et en mettre sur la tâche. » Des étapes dont ils étaient encore très loin. La suite attendrait qu’ils y soient. Rafael était prêt à aider, mais il lui semblait tout à fait naturel que ce soit Amelia qui se mette à la tâche… Si seulement cette dernière semblait plus pressée. « Je vais éponger, fais le mélange pour ensuite. » Une façon comme une autre d’accélérer le processus. Oh, ça lui était bien égal à Rafael, il n’en tenait pas rigueur à sa collègue de sa maladresse. D’aucune de ses maladresses. De la même façon qu’elle ne lui tenait pas rigueur d’être qui il était, autrement dit, égal à lui-même en toutes occasions. Il n’y avait rien qui se passait entre ces mûrs – ou presque rien – qui méritaient que l’on se mette dans tous ses états. Rafael s’exécutait alors, ne voyant aucun inconvénient à l’idée d’utiliser l’une des serviettes propres de la salle de bain de la chambre. Ils penseraient à en apporter une nouvelle, plus tard. « T’en fais pas, ça ira. » Se décidait-il à dire. De sa bouche, et si l’on se contentait de son ton de voix monocorde, il n’y avait pas grand-chose pour s’en rassurer. Pourtant, c’était Rafael et qu’il pense à le dire signifiait bien quelque chose. À la regarder s’agiter, il lui avait bien semblé que c’était ce dont elle avait besoin. L’entendre dire que ce n’était pas aussi grave que cela. Allez savoir. Il ne la connaissait pas très bien. Sûrement pas assez pour se douter qu’avoir à solliciter son aide arrangeait bien ses affaires.

Spoiler:

Il s’était donc mis à l'œuvre, Rafael, ou plutôt à l’exécution des consignes qu’il avait lui-même données à sa collègue. Qu’on se le dise: il y avait beaucoup plus de javel qu’il se l’était imaginé et les signes qui auraient pu être encourageants pour leurs affaires tardaient bien à se montrer. C’était encore trop tôt pour abandonner, songeait-il, alors que ses gestes ne perdaient rien en précision. S’il fallait vraiment dire, alors il avait bien l’impression que la situation de cette moquette s’était un tantinet améliorée depuis qu’il s’y était mis. La tâche l’occupait assez pour qu’il ne l’entende pas revenir à ses côtés dans la pièce, dans un premier temps, jusqu’à ce que la voix d’Amelia Reed se fasse de nouveau entendre. « Ça va te manquer, à toi ? » Ce n’était pas vraiment son intention de lui renvoyer la balle, c’est juste qu’il se le demandait vraiment, en fait. Depuis toutes ces années, il en avait vu des collègues aller et venir, la plupart d’entre eux ne se donnaient même pas la peine d’échanger plus de trois mots avec lui, une fois passée la formation initiale. Il croisait enfin son regard au moment de réaliser que ce n’était pas très poli, de ne pas offrir de réponse du tout. « Je ne crois pas que je resterai bien longtemps encore, moi non plus. » Et voilà un aveu surprenant pour le Sullivan que l’on s’imaginait sans mal concierge ou veilleur de nuit jusqu’à la fin de ses nuits. Un aveu qu’il n’aurait sûrement pas aimé confier à ses patrons lui non plus d’ailleurs – pas alors que la suite des choses n’était pas encore confirmée pour lui – et qu’il était déjà bien surprenant de le voir confier à sa collègue. Avec tout cela, il ne s’était toujours pas encombré d’une réponse sincère. « On a certainement eu pire à l’entretien… » Et mieux alors ? Pas qu’il s'en souvienne en fait. Il appréciait la compagnie d’Amelia à sa façon, Rafael. Même si elle avait tendance à l'entraîner dans tous les sens et, parfois, à le perdre. Comme elle le faisait à cet instant en évoquant quelque chose dont elle veut lui parler depuis longtemps, bien plus longtemps que le temps qu’ils ont perdu avant de s’occuper de la tâche de javel pour laquelle il se démène encore…
Par réflexe, le jeune homme avait relevé la tête et les yeux dans sa direction. C’était qu’elle avait vraiment l’air préoccupé, le genre d’air qui n’accompagne généralement pas des confidences sans importance. Sauf qu’elle ne savait pas comment, de quoi le faire froncer les sourcils légèrement. « Dis-le comme ça vient, je t’écoute. » Cela lui faisait un bien drôle d’effet, de savoir qu’elle hésitait à ce point à se lancer. Certes, le Sullivan était toujours assez sérieux, mais voilà qu’il l’était davantage à parer mentalement les possibilités. Se pouvait-il qu’il n’ait pas été assez discret, une nuit passée ? Il n’avait plus l’habitude de s’occuper d’affaires sensibles pendant ses quarts de travail. Précisément parce qu’elle était curieuse, Amelia, et qu’il ne pouvait pas compter sur son indifférence comme il l’avait souvent pu avec d’autres collègues. « Il faut attendre un peu de voir si ça fait effet… Je ne suis pas sûr que ça partira complètement. » Ce qui avait semblé de bien grande importance, un peu plus tôt, était décidément relégué au second plan à présent. Les mains sur les genoux, il restait accroupi près de la moquette. « Ça m’étonnerait, oui, tu sais quel salaire je fais. » Pour tout dire, il n’y avait plus grand-chose qui pouvait vraiment le surprendre, et puis, il ne la connaissait pas assez pour dire… Lui-même avait été tenté à quelques reprises de lui poser des questions personnelles, chose dont il s’était évidemment abstenu au risque d’éveiller le moindre soupçon.

Depuis tout ce temps qu’ils étaient collègues, tous les deux, il y avait quelque chose d’étonnant à ce qu’il ait fallu un incident avec de la javel pour que naisse une discussion un peu plus poussée entre eux. Bien sûr, ce n’était pas le caractère taciturne du veilleur de nuit qui invitait à raconter son week-end… D’ailleurs, Rafael avait bien noté qu’il y avait quelque chose de différent cette nuit. Qu’elle lui fasse la conversation n’avait rien d’anormal, mais qu’elle s’attarde à ce point en sa compagnie repoussait les limites de l’habituel. D’autres projets ? « Un ami m’a proposé autre chose. » Sur la longue liste des informations qu’il connaissait sur les uns et sur les autres, il ignorait si Amelia Reed connaissait Manny. « Les quarts de nuit, ce n’est pas trop pratique avec ma fille. » Ce l’était en revanche pour ses autres occupations, de celles dont il ne parlait jamais. L’a-t-elle seulement déjà suspecté de s’adonner à quelques activités hors-normes, quand elle le voyait là au comptoir de l’accueil, derrière l’écran de son ordinateur aux petites heures du matin ? Il était bien vrai qu’il aurait seulement pu jouer au poker ou participer à des échanges sur d’obscurs forums en ligne. Personne ne lui avait jamais demandé, personne ne l’avait jamais inquiété non plus. Une couverture plus que parfaite, à laquelle il demeurait compliqué pour le Sullivan de renoncer.
Des questions, sa collègue en avait néanmoins pour lui et cela n’avait rien à voir avec la moquette. Si tôt le prénom de sa soeur prononcé tout haut, que la jeune femme s’était acquise toute son attention. Abigail. « C’est ça. » Répondait-il simplement, alors que son regard gris clair pesait sur les traits expressifs de son interlocutrices. Il ne croyait pas au doute qu’elle venait de suggérer. Amelia savait plus de choses à propos de sa sœur qu’elle ne le laissait entendre, ce que la suite confirmait d’ailleurs. Même dans la mort, Abigail Sullivan n’allait jamais sans Calypso Marquez. « Elle l’aimait. » Il fallait s’armer de patience pour suivre le fil de pensée du hacker. « Calypso aimait ma sœur. » La Mexicaine ne lui avait jamais fait cette confidence, or, il n’en avait jamais douté. Une évidence pour quiconque les avait côtoyées à l’époque. Quant à Jack Reed… « Son père en était. La Rose. Le père de Calypso. C’est… Abigail qui me l’avait dit. » Dites toujours la vérité. Ainsi, lorsque vous mentirez, personne ne vous en croira capable. Il y avait comme un voile opaque pour couvrir le regard de Rafael, pourtant clair. « Jorge Marquez. Retrouvé ivre mort à quelques pas du lieu du suicide collectif de 1985. Sa femme l’a ensuite quitté et a refait sa vie. Deux autres enfants, dont un malade. » Des informations accessibles à quiconque poussait la recherche suffisamment loin, mais certainement pas de celles que consentirait la principale intéressée à confier. « On dit d’eux qu’ils ne renoncent jamais vraiment à leur emprise. » Eux, la Rose lunaire, bien sûr. Cette fois, Rafael observait le moindre sourcillement de sa collègue. « Qu’est-ce que tu veux savoir à son sujet ? » Étrangement volontaire, Rafael. Voilà qu’il s’était au moins montré susceptible de détenir plus des informations suffisamment intéressantes, à condition de mieux comprendre ce qu’Amelia cherchait à découvrir au sujet de la Mexicaine. Il se souvenait de Jack, Rafael. Il ne l’avait pas vraiment côtoyé personnellement, mais il se souvenait de l’avoir croisé, peu de temps après avoir lui-même rejoint les rangs. On les avait bien vite destinés à des desseins opposés.