Enfin, le calme. Un silence qui s’installait et qui n’était rompu que par le bruit léger de quelques pages que l’on tourne. La petite tornade dormait. Rigel était allée vérifier plusieurs fois. Passant la tête par la porte entrouverte, elle avait guetté la respiration régulière tandis que la forme recroquevillée sous les draps s’esquissait dans l’obscurité. Puis, à chaque fois, elle était revenue à pas feutrés vers le salon ou, assise à la table, elle était penchée au-dessus d’un énorme classeur dont le contenu ne faisait qu’accélérer ses bâillements.  

Ana avait été particulièrement en forme ce soir. Ceci dit, Rigel n’avait pas vraiment d’éléments de comparaison car c’était la première qu’elle la gardait. A vrai dire, elle avait beaucoup aimé l’énergie de la petite fille et la soirée avait été ponctuée de vraiment bons moments. Toutefois, il y avait aussi eu cette crainte, bien fondée, de ne pas réussir à la conduire vers sa chambre et à l’encourager vers le sommeil. Les enjeux étaient nombreux pourtant. C’était la patronne de sa mère à l’auberge qui lui avait proposé de garder sa fille. Si jamais elle était revenue pour découvrir Ana bondissant encore partout, elle en aurait peut-être été suffisamment énervée pour renvoyer la mère de Rigel. Certes, c’était là des scénarios bien exagérés. Mais en tant que Holmes, il fallait se préparer à tout.

Sa gourde d’eau posée près d’elle, toutes ces connaissances à accumuler étalées sous ses yeux, Rigel y posait les yeux avec détermination mais une pointe de lassitude. Vraiment, elle n’arrivait pas à se concentrer ce soir. Pourtant, elle ne pouvait pas se mettre en retard. Elle avait établi un planning de révision très stricte. Sa réussite en dépendait. Elle ne voulait pas jouer avec, surtout qu’elle bénéficiait d’une bourse. Mais parfois, les études de médecine étaient si difficiles… En dépit même de toute sa bonne volonté et de tous ses efforts.

C’est peut-être pour cela que la Lune réussit à accrocher son attention. A travers une fenêtre, elle apparaissait en un quartier scintillant. Rigel avait relevé les yeux vers cette forme argentée et ne pouvait plus les en détourner. Elle se mit à rêver. De partir. D’effleurer les barrières des champs. De les voir s’éloigner dans son dos. Et peut-être, de s’envoler vers les étoiles, et la Lune. Mais tout ce qu’elle connaissait, c’était Redwood Hills, et ses environs. Rien d’autre. Seuls les livres, les documentaires, les photos qui surgissent à l’écran lui offraient une part d’évasion. Ses rêveries, et ses dessins aussi.

Elle soupira, cala son menton dans une main alors que son coude s’était posé sur la surface lisse de la table. Puis, elle s’obligea à la discipline. Ramenant son attention sur les paragraphes savants, sur les croquis, les schémas. Un corps humain tout entier à découvrir s’ouvrait dans son esprit quand le bruit de la porte d’entrée lui fit relever la tête puis se mettre debout. Brave petit soldat, elle attendit le verdict. Mrs Chapman ou un cambrioleur ? Approche bien tranquille pour un cambrioleur, ceci dit… Alors, ébouriffée, des cernes jusqu’au menton et un trait de feutre en travers du front, Rigel osa un sourire.

Eilin avait toujours eu la chance de pouvoir compter sur des personnes de confiance – peut-être parce qu’elle faisait confiance à tout le monde, comme ne manquait pas de lui rappeler l’un de ses frères dans une sempiternelle raillerie teintée de bienveillance. Elle savait s’entourer et n’avait guère hésité quand il avait fallu trouver une baby-sitter pour Ana qui était encore un peu trop jeune, de l’avis de sa mère angoissée, pour se garder toute seule. Et puis, une autre présence (féminine) qu’Eilin ne pouvait pas lui faire de mal, Ana était parfois dans sa bulle, manquait parfois d’amitiés, si bien que sa mère essayait par tous les moyens de la mettre en contact avec d’autres personnes qu’elle-même… ou que les animaux qui vivaient à la ferme, poules, chats, poisson rouge, âne et poney. Une sacrée ménagerie qu’Ana adorait autant qu’Eilin, les deux femmes se ressemblant beaucoup. Cette fois-ci, la baby-sitter s’appelait Rigel et elle était la fille d’une employée de l’auberge qu’Eilin appréciait beaucoup (comme tous ses employés en réalité, encore une fois, Eilin aimait tout le monde). Logique, donc, qu’elle lui propose ce petit boulot qui arrangeait bien la jeune femme. Eilin était si sociable qu’elle, elle était toujours invitée à droite à gauche, avait toujours mille et une petites choses à faire en dehors de la maison et la présence de Rigel dans l’ancienne ferme la rassurait beaucoup. Il était tard quand Eilin rentra après une sortie avec l’une de ses amies à Burlington, où elles avaient un peu bu et surtout, beaucoup ri. Une journée où l’on n’a pas ri est une journée de perdue disait le proverbe et Eilin l’appliquait à la lettre. Elle riait tout le temps, passionnément.

Néanmoins, en rentrant dans la maison plongée dans les ténèbres, après avoir garé sa voiture dans la cour, elle s’efforçait d’être discrète. A cette heure, elle supposait qu’Ana dormait et inutile de la réveiller car, ensuite, il serait beaucoup plus difficile de la faire se rendormir – elle en savait quelque chose, Eilin, et elle espérait que Rigel n’avait pas trop bataillé pour le sommeil de la fillette ! Ana pouvait se montrer survoltée, excitée comme une puce, elle avait ses moments. Un peu comme les chats de la famille qui avaient leur quart d’heure de folie, Ana était forgée sur le même modèle. Elle avait enlevé ses chaussures à talons pour faire moins de bruit et se faufila dans le couloir pour déboucher sur la grande pièce à vivre. Là, près de la table, elle se retrouva nez à nez avec une Rigel bien droite, yeux écarquillés comme si elle ne s’attendait pas à trouver Eilin. Cette dernière n’avait aucune idée d’à quoi elle ressemblait ; son maquillage avait peut-être coulé, ses cheveux s’étaient décoiffés, et avec ses talons dans une main, elle devait certainement susciter la surprise de Rigel. « Hey » dit-elle en réponse au sourire de la jeune femme. « Je ne t’ai pas fait peur, j’espère ? » elle rentrait un peu plus tard que prévu, Eilin tout craché. Elle perdait la notion du temps quand elle s’amusait, oubliait où elle était et quand elle s’en rendait compte, c’était trop tard. « Ana n’a pas été trop difficile à vivre… ? » l’une de ses craintes. C’était une enfant rieuse et enthousiaste, de bonne composition la plupart du temps, mais elle avait l’art de faire tourner les adultes en bourrique. Surtout sa mère.

« Hey. » La réponse surgit par mimétisme. Pourtant, la poupée automate retrouve bien vite contenance. Eilin a un visage si aimable et une aura si chaleureuse qu’il est difficile de se sentir trop longtemps intimidée. Et puis, Rigel, qui n’a pas vraiment surveillé l’heure, est bien trop contente que ce ne soit pas un cambrioleur et que, en cela, l’ordre des choses soit respecté. Elle sourit donc plus largement et hoche la tête. Elle pourrait aussi, c’est vrai, remarquer l’allure de la jeune maman. Son maquillage un peu chiffonné, ses cheveux emmêlés et ses talons à la main. Mais ça, ce serait le scénario d’une personne beaucoup plus terre à terre que Rigel, en réalité trop noyée par ses pensées pour s’attarder à analyser ses interlocuteurs. Et puis, ses yeux la piquent aussi un peu de fatigue. Alors, vraiment, sa priorité n’est pas de faire un tableau mental d’Eilin. Elle voit qu’elle est rentrée, que sa petite Ana est couchée. Ce qui est déjà super en soi.

D’un geste de la main simple et rapide, elle rassure la cendrillon qui a bien faillé louper les coups de minuit. « Oh non, je suis contente que ce soit vous ! Et pas un cambrioleur ou… » Réponse débile. Elle le réalise en le disant et déglutit avec difficulté. Elle habite sur Farming Area elle-aussi. Elle sait ce que c’est que d’être dans une ferme un peu isolée. Néanmoins, elle a toujours cette appréhension quand elle se trouve être la plus âgée et la plus responsable dans un lieu le soir puis la nuit venue. Comme si quelques monstres tapis dans les ombres allaient surgir. En l’occurrence, toutefois, elle aurait pu s’épargner de trahir son angoisse à celle qui l’avait employée. Et parce que la bêtise fait souvent ricocher, échouant alors à se rattraper, elle poursuit encore moins habilement. « Si ça avait été le cas, j’aurais protégé Ana ! En assomment le concerné avec mon classeur, par exemple. »

Sur ces mots, elle désigne ses manuels méthodiquement alignés sur la table devant un classeur en effet plutôt imposant. A cette vision trop familière, elle se dit alors qu’elle ferait mieux de se taire. Tout de suite. Elle reprend donc sa stature rigide et sérieuse, relevée d’un sourire un peu désolé. « En tout cas, Ana est couchée depuis deux heures et demie. Elle a bien mangé, on a fait une maison en carton pour les chats, puis je lui ai lu trois histoires. » Trois histoires, comme preuve que le couchage avait été un peu... Long. Soldat Holmes au rapport ! « Ensuite, elle a bien mis douze minutes à s’endormir. » Douze minutes exactement. Rigel avait compté. Pour sa défense, elle tombait parfois sur des parents très exigeants qui lui demandaient même de remplir un cahier de suivi très précis. Se détournant légèrement, elle commence à empiler ses affaires pour libérer de la place sur la table.

Elle poursuit ensuite son « rapport » avec honnêteté, ayant appris avec le temps qu’il n’est pas préférable de mentir aux parents. Parfois, il faut simplement être diplomate. Mais mentir, jamais. « C'est vrai, elle a été très énergique. J’ai bien cru que je ne réussirai pas à la coucher. » Bon, ça, elle aurait pu éviter de le préciser… En professionnelle, elle devait assurer pour le couchage, non ? Elle se maudit intérieurement, mais poursuit. « Mais c'est bien ! Enfin... je veux dire que... Nous avons passé une super soirée, vraiment ! » Les mots sortent, simples et sincères. Aux souvenirs qui remontent, elle devient plus naturelle et parle avec une chaleur grandissante. « Cela fait plaisir de voir une petite fille pleine de vie qui aime faire des activités, écouter des histoires. Qui est curieuse et joyeuse. Je vois tellement d’enfants dont le quotidien est envahi par les écrans. Malheureusement... » Des enfants qui ne savaient même plus jouer, imaginer. Qui paraissaient las et usés avant l’âge. Alors, oui, Rigel peut le dire. Ana est adorable. « Et vous ? Avez-vous passé une bonne soirée ? »

Eilin eut peur d’avoir effrayé cette pauvre Rigel qui semblait avoir vu un fantôme, mais la jeune femme s’empressa de la rassurer. Contente de voir que ce n’était qu’elle, et pas un cambrioleur qui aurait pu profiter de l’absence de la maîtresse des lieux pour s’engouffrer à l’intérieur (même s’il n’y avait pas grand-chose à voler, ou du moins, qu’il était difficile de s’y retrouver dans le fouillis organisé qu’était la maison d’Eilin). « C’est vrai. Je me dis parfois qu’il faudrait que je prenne un chien pour alerter en cas de danger… ce ne sont pas les chats qui feraient quelque chose en cas d’intrusion » mais se connaissant, Eilin prendrait le chien le moins effrayant, le plus mignon et le plus amical de la création, ce qui serait là encore complètement inutile face à un cambrioleur. Elle rit devant la réponse de Rigel. « Merci pour ta dévotion, alors » même si un classeur ne serait peut-être pas d’une grande utilité, au moins… Eilin voulut savoir si Ana n’avait pas rendu la vie trop infernale à cette pauvre Rigel. Malgré son âge et sa maturité sur certains aspects, Ana restait une petite fille qui adorait faire tourner en bourrique certains adultes, mais Rigel semblait avoir survécu – et elle gardait le sourire, c’était aussi le plus important. « Douze minutes ? » répéta Eilin, surprise par cette précision. Elle n’en demandait pas autant ! A ses yeux, tant qu’Ana avait fini par s’endormir, c’était le plus important. Eilin n’était en rien une mère trop autoritaire ou trop exigeante, elle était sûrement un peu trop laxiste par certains côtés. Le genre de mère débordée, fantasque, qui oubliait parfois où se trouvait la petite Ana qui avait très vite appris à se débrouiller par elle-même.

« Contente de l’entendre. Et encore ! Ana grandit, mais quand elle était petite… elle était encore plus énergique. Tu aurais dû la voir, une vraie tornade » mais Eilin avait très vite appris à canaliser son énergie en multipliant les activités, surtout en extérieur. C’était sûrement pour cette raison qu’aujourd’hui, Ana avait toutes les peines du monde à rester assise trop longtemps au même endroit. Elle avait besoin de bouger, de voir le monde, exactement comme sa mère avant elle. Elle s’avança pour terminer de ranger ses affaires. « Oh non, Ana n’a jamais été trop attirée par les écrans. Je crois qu’elle ne comprend tout simplement pas l’intérêt » elle rit. Mais cela la privait aussi de certains sujets de conversation avec ses pairs, car les passions d’Ana étaient loin de ressembler à celles de ses camarades de classe. Les chiens ne font pas des chats, supposait Eilin qui regrettait un peu que sa fille soit aussi… aussi comme elle, finalement. Avec un caractère plus affirmé. « Oui, je n’ai pas vu le temps passer ! C’était merveilleux. Ça fait du bien de prendre du temps pour soi, de sortir un peu du quotidien. J’espère que toi aussi, tu n’oublies pas de le faire et que tu ne passes pas ton temps à réviser » elle désigna les affaires de Rigel éparpillées sur la table. En un sens, elle comprenait. Son frère Julian aussi avait fait des études, il était ambitieux, voulait réussir. Et adorait avoir le nez dans ses livres. « Je me préparerais bien un chocolat chaud, tu en veux un ? La recette que j’ai est à tomber par terre, tu ne trouveras pas meilleur chocolat chaud dans tout le Vermont ! » sauf à l’auberge, naturellement, puisque c’était le même. « Oh, et tu peux me tutoyer. Le vous, c’est bien pour les adultes » ce qu’Eilin n’avait pas l’impression d’être. Certainement pas. Encore une enfant coincée dans un corps d’adulte, voilà tout ce qu’elle était, et ce qu’elle continuerait d’être au fil des années.