C’est toujours là. La culpabilité est toujours là. Elle pèse sur ses épaules. Il doit la soulever tous les jours à bout de bras, à bout de force parfois, pour avancer. Il se focalise sur son fils. Son rôle de père compte plus que tout, l’aide aussi à oublier. Tous ceux qu’il n’a pas sauvés. Tout ce qu’il a gâché. Certains jours sont plus difficiles que d’autres. Aujourd’hui est un jour difficile. La gueule de Brando envahit la télévision. D’habitude, elle reste éteinte. Elle ne marche que pour les dessins animés. Cette-fois, c’est son oeuvre. C’est presque une punition, de garder les yeux sur l’écran, le regarder se pavaner dans son perfecto. Il pourrait presque entendre Norah. C’est impossible bien sûr. Elle est morte et enterrée. Il l’a vue se prendre une balle sous ses yeux, a vu la foule s’agiter tout autour. Il se souvient avoir porté la main à sa ceinture, cherchant son arme par réflexe. Mais il ne l’a pas trouvée. Il n’était pas en service. Sur le coup, ça lui a semblé impossible. Puis il s'est rappelé les cris, les disputes, le chantage, les suppliques. Il s'est rappelé être là pour lui faire plaisir. Pour faire un geste envers elle, pour son fils, pour passer un moment en famille. Une famille… Cela faisait bien longtemps qu’ils n’en étaient plus une. Comme il regrette de le lui avoir dit, maintenant. À vouloir sauver les apparences, il a tout perdu. C’est comme si la Rose l’avait entendu. Comme si elle avait tenu à lui prouver qu’il avait tort, lui montrer ce que c’était de ne pas avoir de famille. Il sait maintenant. Il le voit tous les jours dans les yeux de son petit garçon. Parce que ça n'a pas été assez difficile de lui expliquer ce qu’est un divorce, non, il a fallu en prime lui expliquer ce qu’est la mort.
Ça fait trois ans aujourd’hui. Trois ans qu’elle n’est plus là, Norah. Trois ans qu’elle est tombée et que Jamie a crû ne jamais se relever. Pourtant, il suffirait qu’il ferme les yeux pour entendre sa voix. Elle se plaindrait qu’il ne porte jamais le cuir qu’elle lui a offert pour ses trente ans, lui lèverait les yeux aux ciels, puis sourirait. Parce que ça a toujours fonctionné ainsi. Elle l’a toujours rendu dingue, Norah, l’impossible Norah. Mais il a toujours crû qu’il aimerait toujours ça. Jamie n’a jamais troqué son bon vieux blouson en daim. C’est son armure. Dedans, il se sent tel un aventurier du grand ouest, ou ce héros typique de série B qui ne va nulle part sans son cuir et sa voiture de collection. Taillé Droit, simple, doux, à l’image de l’homme qu’il est. Pas un rebelle de blouson noir. Du moins, l’homme qu’il pensait être il n’y a pas si longtemps. Il n’est plus sûr de rien désormais. Il s’accroche à des souvenirs, peine à abandonner les regrets. Sa vie aurait dû être simple. Ouais, il aurait dû faire partie de ces petits chanceux qui trouvent le grand amour au lycée. Le mythe de la girl next door. Sauf que la girl next door s’est barrée, et l’ennemie d’hier s'est pointée.
Elle a débarqué furieuse un beau matin chez son père. Elle est venue le trouver, pas pour se lancer dans une déclaration, pas pour le plaquer contre la porte non plus. Elle lui a dit qu’elle pensait être enceinte, les mains dans les poches, le regard foudroyant. Si elle croyait tromper son monde avec ses grands airs, pas Jamie. Il a vu la panique. Il a vu la faiblesse. Et il l’a aimée, à ce moment-là pour la première fois. Il a eu cette idée folle de lui demander sa main. Le plan parfait pour faire enrager sa famille de bourges. Voilà ce qu’il a trouvé pour lui décrocher un sourire, et ça a marché. Ça a marché malgré la fausse alerte, malgré toute les fausses alertes qui ont suivi, ça a marché longtemps… Il a fini par oublier. Oublier que le grand amour pouvait revenir un jour. Il regarde son fils endormi dans ses bras. Il tient le rêve de Norah, le rêve dont la Rose l’a privée, son petit garçon qu’elle ne verra pas grandir, son petit garçon qui n’a pas conscience de quel jour on est. Alors le papa se sent plus désolé que jamais. Il voudrait lui dire combien il est désolé, désolé qu’il n’ait pas suffi. Désolé de ne pas avoir aimé sa maman assez. Désolé que son coeur ait battu pour une autre. Jamie aimerait lui promettre qu’il ne sera plus jamais faible, qu’il n’aura pas à grandir comme lui, avec le deuil et la vengeance dans le coeur, mais il ne peut pas. C’est une promesse qu’il ne pourrait pas tenir. Il a beau s'éloigner, l'éloigner lui, dans le Maine ou ailleurs, deux ans ou dix, c'est un enfant dont la mère a été assassinée, rien ne changera ça où qu'il soit. C'est cet enfant innocent qui est le plus à plaindre. C’est bien ça qu’il regrette le plus. Pas tant d’avoir entretenu une liaison avec une femme mariée que la fatalité qui l'a frappé en pleine idylle. Il pense davantage à l'injustice de cette mort, l'injustice pour son fils qu'à son propre deuil. Au fond il connait la vérité. S’il pense également à Grace en ce jour funeste, ce n’est pas seulement parce qu’elle faisait partie de sa vie au moment du drame, c’est parce qu’il ne peut s’empêcher de penser à elle tout court. La voilà la vraie raison de sa culpabilité.
Oui, aujourd’hui est un jour difficile. Alors Jamie coupe la télé, serre son fils un peu plus fort, remonte le plaid sur eux. Ils s’endormiront là, sur le convertible de leur tiny-house. Quand il ferme finalement les yeux, c'est pour penser au lendemain. Demain ce sera plus facile. Demain, il se réveillera près de son Petit Prince, verra son sourire avant d'entrevoir le lever du jour et plus rien d’autre ne comptera. Demain, il arrivera à sortir de chez lui sans craindre de croiser cette femme qui n’est pas la sienne. Demain, la Rose Lunaire ne sera plus qu’un vieux souvenir. Demain, demain...