1978 + Dans ton for intérieur y a un enfant qui pleure

Un miracle ! Véritable miracle. De cette période troublée, Grace ne garde aucun souvenir. Elle ne se souvient ni de ses parents aimants ni du choc violent contre la voiture en face. Grace, quatre mois, devenait orpheline en quelques instants. Quand les secours parvinrent sur place, ils ne s’attendaient pas à trouver ce minuscule petit être dans l’épave de la voiture, braillant à pleins poumons. Sans aucune autre famille, on la plaça à l’assistance publique et à l’âge d’un an, les Miller l’adoptèrent et elle eut la chance de grandir dans un foyer chaleureux, avec deux sœurs également adoptées, Charlotte et Lucy, qu’elle a toujours considéré comme ses véritables sœurs. Une famille peut-être imparfaite, mais une famille que Grace aima plus que tout au monde, dès le début. Jamais on ne lui cacha son adoption et ses parents lui expliquèrent tout, pourquoi, quand, comment. Pour qu'il n'y ait aucun secret. Pour que Grace puisse s'accepter. A l’âge de huit ans, elle perdit l’un de ses amis dans le suicide collectif de la Rose Lunaire et les questions affluèrent. Pourquoi ? Pourquoi il est mort ? Sa mère tenta de répondre à ses questions, de calmer ses angoisses. De l’aider à comprendre comment on pouvait mourir pour ses idéaux. La peur de la secte resta longtemps ancrée dans l’esprit brumeux de Grace et, assoiffée de connaissances, elle interrogeait son entourage, voulait savoir, quitte à faire des cauchemars. Elle finit par comprendre avec l’âge, comme on le lui répétait depuis longtemps, mais elle ne pardonna pas. Elle ne pouvait pas pardonner. Parce que son ami ne méritait pas de mourir, aucun d’eux ne le méritait. L’enfance de Grace se déroula sans autre souci majeur, Grace était une enfant souriante et toujours bienveillante, déjà très sûre d’elle – une assurance qui frôlait parfois l’arrogance, même à l’époque. Passionnée par les livres, elle se découvrit également un autre loisir pour le moins original : les oiseaux. Elle pouvait passer des heures à les observer, dans la campagne près de Redwood Hills, un calepin dans la main. Proche de sa famille, elle prit son rôle d’aînée de la fratrie très au sérieux. Elle se promit qu’il n’arriverait rien, à aucune de ses soeurs. Elle se promit qu’elle ne les abandonnerait jamais. Une promesse difficile à tenir…

1990 + Mon père, ce héros

A l’adolescence, Grace se révéla bien plus intéressée par ses études que par sa vie sociale. Elle ne resta pas inactive, bien au contraire, et menait sa vie à fond pour ne pas avoir de regret. A la fois déléguée de classe, membre important du journal du lycée, elle avait l’intention de suivre les pas de son père, son modèle, et d’entamer des études de droit. Pour cela, elle devrait renoncer à sa passion pour les oiseaux et ses rêves de liberté. Dans l’espoir d’intégrer un jour l’une des meilleures facultés du pays, elle travailla d’arrache-pied et mit de côté tout le reste. Bien qu’amicale et souriante, elle n’était pas forcément des plus sociables et se rendait assez peu aux soirées. Pas qu'elle ne voulait pas, non, mais en rentrant le soir, elle était trop épuisée, trop lasse pour ressortir.  Elle eut quelques relations amoureuses, rien de très sérieux, elle y mit vite un terme pour conserver son indépendance. Pour elle, rien ne comptait plus que de s’assurer un excellent avenir.
Ses parents lui reprochaient parfois de ne pas suffisamment sortir et voir du monde, d’être enfermée dans sa chambre ou d’errer seule dans la campagne de Redwood Hills, mais elle, elle s’en fichait. Ou parfois, elle se rendait à une ou deux soirées organisées par des amis, juste pour leur faire plaisir. Et parce qu’en étant déléguée de sa classe, il fallait bien un minimum de popularité. Si bien que populaire, elle l’était, mais cela lui prenait justement tellement de temps qu’elle s’offrait peu d’activités à l’extérieur. A part les oiseaux. Les oiseaux, c’était son échappatoire, son envie de liberté. Un jour, plus tard, elle irait conquérir le monde, elle serait une femme moderne, elle ne resterait pas dans l’ombre, non. Jamais. C'est ainsi qu'elle fit la connaissance de James, un an plus jeune. Mon premier amour, ma première fois, mon premier tout. Elle le rencontra un peu par hasard et elle, si difficile, si peu tournée vers les relations sentimentales, fut conquise. Elle le savait d'avance, ça ne marcherait pas, ça ne pourrait marcher, mais elle resta pourtant avec lui toute la fin du lycée, parce qu'il lui plaisait. Si différent des autres ! Lui, il était sérieux, posé, intelligent. Il lui ressemblait beaucoup. Une relation sans avenir.



1995 + Vous devez être avocat, vous dégagez quelque chose de malin et d’inutile

Son départ du lycée sonna la fin d’une époque. En couple depuis un certain temps avec James, elle prit la décision de rompre quand elle fut admise à la prestigieuse université de Columbia, à New-York. Concilier sa vie sentimentale avec ses études était tout simplement impossible et elle ne voulut pas prendre de risques, surtout pas les premières années assez critiques. Ses études, elle les paya à la fois grâce aux bourses, à des petits boulots menés de front et surtout, grâce à son père qui se révéla être le meilleur soutien pour elle. Alors qu’elle culpabilisait un peu d’abandonner ses sœurs en partant loin de Redwood Hills, la fierté de son père gonfla son cœur d’espoir. Elle avait fait le bon choix, même si quitter cet univers familier lui déchirait le cœur, c’était le prix à payer pour atteindre son but. A vingt-quatre ans, tandis qu’elle se plongeait dans ses études avec force, décidée à devenir avocate, elle rencontra Peter Fordham. Il avait vingt-trois ans et rapidement, alors qu’elle s’était jurée de finir ses études d’abord, elle tomba amoureuse de lui. Et mieux, elle lui pardonnait. Parce qu’il l’acceptait comme elle était, avec son côté névrosé et son addiction au travail, et il lui permettait de sortir un peu de son quotidien. Il l’emmenait partout où il était possible d’aller, il lui fit découvrir les endroits les plus improbables de New-York, il ressemblait parfois à un môme et il lui montra qu’il était encore possible de s’extasier devant chaque nouveauté, de profiter de chaque instant. Elle était son ancre, celle qui le reliait à la réalité, il était devenu sa bouée de sauvetage, sa bouffée d’oxygène.
Il n’y eut pas que des bons moments, bien sûr. Ils faillirent même rompre car ces différences, parfois, étaient difficiles à vivre. Grace se rapprochait de plus en plus de la fin de ses études et n’avait plus le temps de rien, même plus le temps de le voir. Peter était agacé, elle s’énervait de ses reproches. Ils s’étaient installés ensemble quelques temps plus tôt et cette cohabitation se révéla plutôt difficile. Mais finalement, Grace décrocha son diplôme et pour le fêter comme il se doit, plaqua tout et emmena Peter en road-trip au Machu Picchu. Plus rien d’autre ne compta qu’eux deux. Elle était devenue une avocate diplômée de Columbia, après sept longues années, elle avait accompli son rêve. Et parfois, entraînée dans le tourbillon de la vie à New-York, il lui arrivait de s’arrêter et de penser à sa famille. Sa famille avec qui elle avait gardé contact, qu’elle appelait régulièrement, qu’elle voyait très peu. Sa famille qui comptait toujours plus que tout, pourtant. Et elle rêvait de ce qu’aurait pu être sa vie si elle n’était pas partie, si elle ne les avait pas abandonnés.


2006 + Du bonheur à l’état pur, brut, natif, volcanique

A vingt-neuf ans, Grace épousa Peter Fordham, dans une cérémonie qui se voulait intime, à Redwood Hills. Pour l’occasion, la famille de la jeune femme et tous ses amis étaient présents, ce qui lui permit de les revoir, de retrouver la tranquillité de la vie à la campagne. De serrer dans ses bras Charlote, celle dont elle était la plus proche, de sourire bravement à Lucy, si différente d'elle. De l’ancienne Grace Miller, celle que son entourage avait connue au lycée, il ne restait plus grand-chose. Elle était devenue une citadine pure, une avocate sûre d’elle, qui donnait l’illusion d’être parfaite. Se montrer vulnérable l’effrayait, si bien qu’elle ne laissait rien au hasard. Heureuse, voilà ce qu’elle voulait être. Heureuse à en crever. Un an plus tard, elle tomba enceinte d’une petite fille, qu’ils prénommèrent Melody. Cette enfant, Grace l’aima aussitôt, de toute son âme. Un parfait mélange de Peter et d'elle-même, son rayon de soleil, son amour. Trois ans plus tard, elle mit au monde Elijah et Grace tenta désespérément de concilier sa vie privée et sa vie professionnelle bien remplie. Parfois, elle n’y arrivait pas, mais essayait tout de même. Parce qu’elle aimait tout contrôler et déléguer lui était impossible. Même si parfois, elle n’y arrivait pas. N’arrivait pas à défendre une affaire importante au tribunal et rentrer à l’heure pour embrasser ses enfants, n’arrivait pas à se libérer pour le spectacle de fin d’année de sa fille, n’arrivait plus à rien. Ce n’est pas grave, assurait Peter avec sagesse, mais pour Grace, c’était la fin du monde. Alors en cachette, enfermée dans la salle de bain, elle pleurait à chaudes larmes, pleurait et hurlait en silence, comme désespérée à l’idée d’être imparfaite, de n’être qu’un être humain.

2014 + Et dans 150 ans, on s’en souviendra pas

Quarante ans approchent à grands pas et ce cap effraie un peu Grace. Elle n’a jamais eu peur de vieillir, du moins pas jusque-là, et n’y pense pas souvent même si elle aime planifier tout dans les moindres détails. Mais aujourd’hui, les choses changent. Elle se rend compte que ses enfants ont besoin de grandir auprès de leur famille, de leurs grands-parents, de leurs tantes et de leur cousine, ils ont besoin de s’épanouir ailleurs que dans une grande ville comme New-York, ils ont besoin de souffler. Et quand Grace a une idée derrière la tête, on peut difficilement la faire revenir en arrière ! Après une affaire particulièrement intense, une affaire compliquée durant laquelle elle a même reçu des menaces – un dossier parmi d’autres qui ne l’a pourtant pas laissé indemne – elle a compris qu’elle devait freiner ses ambitions. Arrête-toi et regarde autour de toi. C’est ça ? Ça la vie que tu veux ? La vie que tu as toujours voulue ? Peut-être pas. Peut-être que maintenant, à trente-huit ans, elle aspire à autre chose. En octobre 2014, elle s’installa à Redwood Hills où elle retrouva James, son premier amour – ce qui causa, quelques mois plus tard, de violentes disputes entre Grace et Peter, entraînant une procédure de divorce dans la foulée. Peter quitta la ville pour retourner à New-York et Grace prit la décision de le suivre pour régler cette histoire et les voilà aujourd’hui de retour, en instance de divorce. Et les choses sont plus compliquées que jamais.