Cette fois, on y était. Son premier bébé plus si bébé que ça, puisque le bébé en question entrerait en septembre prochain à l’université et Grace n’était pas prête du tout pour ça. Elle se revoyait au même âge, terminant le lycée avec une certaine impatience, désireuse plus que jamais de s’élancer dans le grand bain. New-York et son effervescence, les années universitaires, les rencontres et les adieux. La fin d’une époque, le début d’une autre. Melody serait bientôt majeure et pour ça non plus, Grace n’était pas prête. Tant de bouleversements. Elle ne savait pas comment rattraper le temps perdu, Grace. Ne s’était jamais trop souciée de vieillir, car elle était parfaitement et irrévocablement heureuse dans la vie qu’elle menait. Mais les années, elle les voyait défiler à travers ses enfants. Les vêtements de Lucy qui ne lui allaient plus et qu’elle redonnait aux autres parents, plus jeunes, plus insouciants, avec leur charmante progéniture en bas âge. Elijah qui grandissait, grandissait encore, elle voyait l’homme qu’il était en train de devenir. A travers leur regard, elle grandissait, elle aussi. Elle n’avait jamais cessé de le faire. Ils lui apprenaient tellement aujourd’hui, comme elle leur avait appris tout au long de leur existence. Et désormais, elle ne pouvait que laisser Melody voler de ses propres ailes, c’était ce qu’elle pouvait faire de mieux. Et la plus difficile de toutes les choses à faire. La chambre de sa fille aînée était en plein travaux, comme pour symboliser ce renouveau. Elle avait voulu la repeindre, avait parlé de déplacer des meubles, effectuer quelques changements et Grace l’avait laissée s’en occuper de loin. Comme une envie de lui offrir l’indépendance dont elle rêvait tant.

Dans la cuisine, elle tomba justement sur Melody cherchant sans doute à s’accorder une pause bien méritée. L’adolescente la gratifia d’un sourire étincelant et Grace y répondit de bonne grâce. Ah ! Elle était heureuse que la période difficile soit derrière eux. Et quand elle entendait parfois certains discours d’autres parents, elle estimait avoir de la chance. Melody n’avait jamais dépassé les limites. Elle avait certes un caractère affirmé, mais jamais dans l’excès – du moins, du point de vue de Grace. « J’ai toujours de l’énergie pour tout, tu devrais le savoir » plaisanta-t-elle. La mère de famille ne rechignait jamais à la tâche, quand il s’agissait d’aider un proche, un ami, une connaissance, n’importe qui, si bien qu’elle avait parfois tendance à s’oublier – mais heureusement, elle avait autour d’elle des gens suffisamment bienveillants pour le lui rappeler. Et puis, elle participait à de nombreux clubs et associations, activités, qui lui faisaient le plus grand bien. A commencer par le yoga et le club cuisine, mais aussi la paroisse à laquelle elle apportait sa contribution dès qu’elle le pouvait. « Qu’est-ce que tu veux que je fasse ? » s’enquit-elle, préférant toujours la laisser diriger les opérations, puisqu’il s’agissait des travaux dans sa chambre… même si Grace restant Grace, elle ne pourrait s’empêcher d’apporter son grain de sel à la moindre occasion. « Est-ce que je risque de tomber dans les pommes en entrant dans ta nouvelle chambre ou c’est sûr de ce côté-là ? » sa nouvelle plaisanterie dissimulait une curiosité sincère, car Grace n’avait pas tout vu des travaux. Elle ne pouvait que se réjouir que sa fille reste dans le Vermont pour ses études, au moins pour ses premières années. Ainsi, Melody vivrait encore sous le toit familial et irait à Burlington avec sa propre voiture, ce qui lui donnerait davantage d’autonomie – une chambre sur le campus aurait certainement été une option confortable pour elle, mais le coût était inutile alors qu’elle vivait si proche. De cela, Grace en était très heureuse. La transition serait donc moins difficile à vivre puisqu’au fond, pour le moment, rien ne changerait vraiment. Enfin, ça… c’était ce qu’elle se disait pour se rassurer, naturellement.

Grace n’était pas mécontente de tomber sur sa fille aînée dans la cuisine. Elle voyait assez peu Melody ces derniers temps, entre les travaux de la chambre, les sorties pour savourer le dernier été avant le départ pour l’université… et Grace elle-même étant très occupée malgré la période. « Du noir ? » répéta sa mère, faussement effarée – elle connaissait Melody, jamais elle n’aurait repeint sa chambre en noir, elle était trop lumineuse pour ça. « J’aimerais bien voir ça. Je suis sûre que ça plairait à ton frère » Elijah, lui, avait une certaine fascination pour les couleurs sombres, ce que sa mère n’avait jamais trop compris. Rapidement, Melody ne put garder très longtemps son sérieux et Grace comprit (même si elle le savait déjà, c’était bon d’être rassurée) qu’elle plaisantait. Evidemment qu’elle plaisantait. « Oui, pleurer, ça c’est beaucoup plus dans mes cordes… mais ce n’est pas de ma faute. Entre toi qui pars à l’université et Lucy qui fera sa première rentrée scolaire en septembre… mon cœur n’est pas prêt pour tant de chamboulements. Vous ne pensez absolument pas à votre pauvre mère » elle secoua la tête d’un air mélancolique. Bien sûr que tous les changements l’effrayaient, bien sûr qu’elle craignait l’inconnu, craignait que la maison ne résonne bientôt plus des rires insouciants des enfants. D’abord Melody, puis ce serait le tour d’Elijah, de Marlon… et de Lucy, dans bien plus longtemps. Mais que sa fille parte à l’université et suive ses traces la remplissait d’une joie sincère. Elle n’en attendait pas moins d’elle. Elle devait juste accepter que sa fille prenne son envol, même si elle resterait à la maison pour le moment. Un jour, elle voudra sans doute son indépendance, peut-être une chambre à l’université mais, pour l’heure, Grace avait encore un peu de répit.

« Tu t’es vraiment chargée de tout, je suis impressionnée » la voix vibrante de fierté. Là encore, elle s’y attendait, Melody lui ressemblait beaucoup sur ce plan ; elle anticipait tout, aimait tout diriger, faire exactement comme elle le voulait. C’était du Grace tout craché. Et sa maturité détonnait, à l’aube de ses dix-huit ans. « Le tri, je devrais y arriver. Même si je sais que je vais sûrement vouloir garder la plupart des choses, mais… » elle savait aussi qu’un grand ménage du printemps pour recommencer sur de bonnes bases permettait parfois d’y voir plus clair. Et rien ne plaisait davantage à Grace qu’une maison claire et lumineuse, et surtout, pas trop encombrée. On ne pouvait pas en dire autant des chambres des enfants, surtout celle de Lucy, avec ses jouets par milliers. « Et tes copines, au fait ? Elles sont prêtes pour l’université, elles aussi ? » Grace n’avait pas eu le temps de trop suivre les départs et orientations des amies de sa fille, c’était donc une bonne occasion de l’évoquer. Elle savait que certains élèves du lycée partaient plus loin que l’université de Burlington, certains à New-York, comme Grace en son temps. D’autres embrassaient d’autres études, certains travailleraient directement. C’était le moment des adieux et des départs, cette époque où les destinées prenaient pour certaines un tournant bien différent. « Je te suis » décida-t-elle en emboitant le pas de sa fille pour gagner le premier étage où l’on trouvait l’essentiel des chambres. Elle était très curieuse de découvrir les derniers changements, et l’impatience grandit à chacun de ses pas.    

Grace connaissait plutôt bien les goûts de sa fille, elle se doutait bien que jamais le noir ne ferait partie de ses couleurs favorites pour la chambre. Et même de manière plus générale. Grace partageait certains points communs avec sa fille, quand elles différaient sur beaucoup d’autres. « J’utiliserai l’excuse du désolée mon fils, tu n’as pas encore dix-huit ans, il ne pourra pas lutter contre ça » et la chambre d’Elijah n’avait pas besoin d’un petit rafraîchissement, contrairement à celle de Melody. Quand ils avaient emménagé dans cette grande maison à Redwood Hills, parmi les travaux effectués, il y avait la réhabilitation des combles, là où se trouvait la chambre du jeune garçon, non loin de celle de Marlon. Et question décoration et peinture, Melody s’en intéressait beaucoup plus que son frère. « Je sais, oui. Tu rentreras encore… pour le moment. Bientôt, tu passeras tout ton temps sur le campus, tu préféreras dormir chez des amis, et tu oublieras ta pauvre famille » elle ponctua sa tirade d’un sourire amusé, signe qu’elle n’en pensait pas un mot… pas vraiment. Mais Grace aussi avait eu l’âge de Melody, même si elle était à New-York, si bien que la question de rentrer tous les soirs ne se posait pas. Et si Melody aspirait à continuer son cursus ailleurs, loin du Vermont ? De partir à l’étranger ? Elle se raisonna très vite. Sa vie, ses choix. Et Grace avait adoré son année passée en France durant ses études, elle poussait donc ses enfants à faire de même s’ils en avaient envie. « J’admets que la perspective que Lucy devienne plus autonome au fil du temps n’est pas désagréable » reconnut-elle, même si ça l’attristait forcément un peu. Davantage de temps à se consacrer à elle-même, à Jamie, à la maison, quel bonheur ! Mais elle n’en était pas encore là, Lucy n’aurait bientôt que quatre ans, elle n’allait pas s’émanciper tout de suite.

« Oh non, je n’en ai jamais douté » c’était bien le portrait de sa fille, et à ce niveau-là, Grace lui octroyait une confiance totale. « Il n’y a déjà pas suffisamment de place pour toutes mes affaires dans ma chambre, alors les tiennes ! Tu as raison, un tri s’avère nécessaire. Tu auras suffisamment d’affaires avec la fac » qui de la mère ou de la fille était plus excitée par l’idée de ces nouvelles aventures à l’université, Grace ne saurait le dire. Malgré la nostalgie et le cœur qui se serrait, elle réalisait à quel point elle était heureuse pour Melody. Tout en cheminant dans les escaliers pour monter au premier étage, Grace poursuivit la conversation sur les copines de sa fille. « Si ce sont de vraies amies, vous resterez en contact. J’ai bien encore des contacts de quand j’étais à New-York… bon, on ne se voit pas tous les mois, mais on s’appelle parfois » et Grace appartenait à la vieille école, il lui arrivait encore d’envoyer des cartes à ses amis ou sa famille, notamment pour Noël. Elle ne parlait plus à tout le monde, naturellement, mais quelques amies subsistaient malgré le temps qui passait. Melody s’engouffra d’abord dans la chambre, suivie par sa mère qui ne put s’empêcher de pousser un sifflement d’admiration. « Oh ! J’adore cette couleur » elle avait craint que Melody ne choisisse une couleur froide, que Grace qualifiait volontiers de tristounette. Elle aimait toutes les couleurs, mais avait une légère préférence pour les teintes plus chaudes. « Tu as fait du très bon travail » approuva-t-elle, émerveillée. « Et cette fille qui t’a aidé, mmh… comment elle s’appelle, déjà ? » elle l’avait vue passer, mais impossible de se remémorer son nom. Ou peut-être n’avait-elle guère envie de s’en souvenir, c’était plutôt ça. Elle avait cru comprendre qu’elle habitait dans la forêt, parmi les écureuils et les sangliers, quelque chose comme ça.      

Melody n’avait pas tort, bien sûr. Elle et son frère se montraient parfois très déterminés, pour ne pas dire entêtés, et Grace avait sans doute déteint sur eux à ce sujet ; leur père avait toujours eu une approche différente des choses, c’était probablement pour cette raison qu’ils se complétaient bien à l’époque, parce que Peter acceptait beaucoup plus facilement ce que Grace ne tolérait pas. Mais c’était à double-tranchant, elle avait souvent eu l’impression de passer pour la méchante, celle qui se montrait trop intransigeante, et son ex-mari passait donc pour le père cool et beaucoup plus conciliant. Il n’était pas toujours facile de s’entendre, surtout maintenant qu’ils étaient séparés, et les disputes arrivaient parfois. Fort heureusement, en ce qui concernait l’éducation de leurs enfants et surtout leur bien-être, ils parvenaient plutôt bien à s’accorder. « De votre père, sans aucun doute » confirma-t-elle, une lueur malicieuse dans le regard. Parce qu’il valait mieux en rire, à défaut d’en pleurer. « Oui, je le sais. De toute façon, même si tu essayais, je suis sûre que tu ne pourrais pas te passer de nous – on te manquerait trop, surtout Elijah » ou plus logiquement, Lucy qui grandissait et qui était très attachée à sa grande sœur, et c’était réciproque. En réalité, Grace se questionnait sur l’impact du départ à l’université de Melody sur Elijah. Certes, l’impact serait moindre puisqu’elle continuerait d’habiter avec eux, rien ne changerait vraiment pour le moment, mais… quand même. Elijah avait sa fierté et ne l’admettrait pas, mais Grace était certaine que ça lui ferait quelque chose. « Mais je veux que tu en profites quand même, au maximum. Les années universitaires seront peut-être les plus mémorables de ta vie, alors ce serait dommage de passer à côté » selon les gens, bien sûr. Certains les vivaient mal, mais ça n’avait pas été le cas de Grace. Elle avait adoré cette période, même si elle passait le plus clair de son temps le nez dans ses livres.

« Je t’ai déjà parlé de Bob, mon cochon d’Inde angora ? Tes grands-parents me l’avaient offert quand j’ai intégré l’université à New-York, en se disant qu’il m’aiderait à supporter un peu mieux le fait d’être loin de ma famille. Et c’est vrai, Bob a été mon plus fidèle compagnon… jusqu’à ce que je rencontre ton père, évidemment » le cochon d’inde ou le petit ami, il fallait choisir. « Comme tu le sais déjà, je ne sortais pas beaucoup, je me vouais corps et âme à mes études parce que j’adorais ça, vraiment » avec le recul, peut-être aurait-elle pu savourer un peu plus ses jeunes années universitaires, mais c’était trop tard. Et puis, elle s’était bien rattrapée par la suite. « Ton père avait un petit boulot dans un café pas très loin de la fac, là où j’allais souvent parce que je trouvais qu’ils faisaient le meilleur cappuccino du coin… c’est comme ça qu’on s’est rencontré, la première fois » elle sourit à ce souvenir. Elle utilisait bien volontiers l’excuse du cappuccino, mais devait reconnaître qu’ensuite, elle y allait essentiellement pour Peter. « On s’est recroisé par hasard à une soirée étudiante un peu plus tard, et ça a été comme le déclic » son cœur se serre un peu quand elle y repense, parce qu’elle sait combien Peter a compté, même s’il ne fait plus vraiment partie de sa vie aujourd’hui, même si leur relation s’est un peu dégradée au fil du temps qui passe. Elle ne regrette rien, d’autant plus aujourd’hui, alors qu’elle est parfaitement heureuse dans les bras de Jamie.

« Non, c’est vrai, ce n’est pas pareil. Mais tu sais, plus on vieillit, moins on a de temps… tu verras, plus tard » ce n’est pas forcément très rassurant pour Melody et Grace en a conscience, mais elle ne peut pas se voiler la face. Ses amies de fac, elle essaie de garder contact, de les voir de temps en temps, mais ça ne sera jamais aussi fort que ça ne l’était à l’époque. Et même si c’était triste, Grace l’avait accepté, elle n’avait pas eu d’autre choix. En attendant, la chambre rénovée les attendait et Grace était très admirative du résultat final qu’elle trouvait vraiment beau, ce qui la forçait à admettre le talent de cette jeune femme, une fréquentation de Melody qu’elle n’était pas sûre de voir d’un très bon œil. « Oui, Van… » c’était un prénom, ça ? Van. Et pourquoi pas Citerne ou Pick-up pendant qu’on y est ? Elle garda ses réflexions pleines de mauvaise foi pour elle. « Et elle habite vraiment dans la forêt ? » c’était probablement cela qui l’intriguait le plus, davantage que son prénom qui était d’ailleurs peut-être (elle l’espérait) un surnom. Et il y en avait un autre, Zeppelin, encore un nom à coucher dehors. Lui, Grace en avait aussi entendu parler, et la moue qu’elle afficha en disait long sur sa pensée. « Peu importe, je peux trier n’importe quel carton, ne t’en fais pas pour moi » assura-t-elle avec un mince sourire, avant d’attirer le premier carton qui lui tombait sous la main. « Oh, j’ignorais que tu avais encore ces peluches… » bon, pas peu importe, finalement. Et peut-être que ces peluches ne resteraient pas là longtemps, d’ailleurs, mais peut-être pourrait-elle les offrir à Lucy ?