I’ve seen that movie too
- Dana & Tom -

5 à 7, l’heure des réunions entre collègues ou des premières rencontres au-dessus d’un verre – passé un certain âge, il était plus commode de faire ça à la sortie du travail, avant de rentrer chez soi reprendre le fil d’un quotidien. Quotidien qui, par chance ! N’était plus le mien, plus exactement. Sauf que j’étais tout de même dans ce bar urbain de Burlington pour terminer quelques croquis amorcés pendant un meeting avec un client. Le nouveau commercial de l’agence avec lequel on m’avait demandé de travailler sur cette campagne était arrivé chez nous avec ses méthodes; sortir les clients, les traiter comme de petits rois. Comme si nous ne ne faisons pas déjà suffisamment avant ! Mais je devais admettre que j’appréciais sa façon de travailler et, surtout, de travailler l’atmosphère entourant la mise sur pied des campagnes. « Tiens. C’est juste… Un croquis, évidemment, ça sera beaucoup plus raffiné une fois numérisé… » Un vieux de la vieille – disaient certains de mes collègues graphistes, plus jeunes. Moi, j’aimais encore travailler à la main et je me servais ensuite de ma tablette graphique pour affiner les détails avec la technologie. Pour les premiers jets, toutefois, je préférais encore avoir le plein contrôle de ce que les traits devenaient une fois sortis de mon cerveau. Mon collègue semblait apprécié, de quoi me faire sourire. D’ailleurs, il annonçait qu’il avait un rancard et qu’on se reverrait demain. Certaines choses ne changeaient pas trop; pendant que les autres profitaient, moi je continuais de travailler parce qu’on m’imposait des deadlines pas croyables. Allez ! J’avais quand même de la chance dans d’autres facettes de ma vie, ça compensait. Je continuais un moment à travailler, désormais seul à ma table, en sirotant le cocktail coloré et sans alcool que j’avais commandé plus tôt. J'avais toujours eu cette faculté à travailler, même dans les endroits les plus bruyants. Sauf qu’il commençait à y avoir de plus en plus de mouvements autour de moi, de quoi accrocher mon regard un peu trop souvent, un peu trop longuement. Signe qu’il était sans doute plus que temps de tout remballer pour prendre la direction de la maison et rejoindre mon cher et tendre, et le reste de notre petite famille.

Au loin, une silhouette familière attirait mon attention. Dana, la bestie d’Eliot. Elle était accompagnée d’un homme que je ne connaissais pas, dos à moi. Impossible d’apprécier les goûts de la demoiselle de cet angle. En me levant et en ramassant mes affaires, enfilant mon échape, mon regard croisait celui de la jeune femme. Eh merde ! Maintenant, j’avais l’air de l’espionner, c’était malin. Pourtant, mes yeux se raccrochaient presque aussitôt à la scène devant moi. Dana avait cette drôle de façon de regarder dans ma direction et j’en perdais tout à coup mes moyens. Elle faisait de gros yeux et de drôles de signes, qui ne la mettaient pas à son avantage maintenant que je regardais plus. C’était très bizarre. Mal à l’aise, et voyant l’insistance qu’elle mettait à me suivre du regard même lorsque je quittais ma table, mon sac sur l’épaule, j’en venais à passer tout près de la sienne. « Excusez-moi. Désolé de vous déranger… Salut, Dana ! Je t’ai vue et je me suis dit, impossible de ne pas passer te saluer. » En fait, quelque chose dans son regard m’avait posé cet ultimatum et j’avais bien senti que je ne devais pas m’aviser de quitter les lieux sans faire un détour à ses côtés. Il ne restait plus qu’à espérer que je ne me sois pas trompé. L'occasion y était maintenant de jeter un coup d'œil à son interlocuteur. Pas trop mal, mais l’air hautain, un peu. Il ne fallait pas toujours se fier aux premières impressions, mais j’étais convaincu que les ignorer complètement s’avérait tout autant une erreur. La véritable nature des gens n’était jamais bien loin au fond.

@Dana Wolff

Bien sûr, que ça dérangeait Chad. Peu d’hommes appréciaient qu’un troisième soit invité à la fête (si ce n’était de quelques exceptions, mais…) J’avais ce sourire bête accroché aux lèvres à présent. Ce qui était tout de même mieux que des joues rougies, comme j’en avais une facilité déconcertante bien trop souvent. Okay, un verre. Quelque chose sonnait très insistant dans la façon dont Dana n’avait pas laissé le choix à quiconque. Je la regardais quelques secondes — I saw what you did, honey — avant de prendre place à la table. « Euh… Alors… » Je n’avais pas eu l’intention de boire autre chose, si bien que la carte ne m’était pas restée en tête. Les classiques, bien sûr, mais j’étais ce genre de personne qui aimait bien commander ce qu’il y avait de plus coloré sur la carte des cocktails. « Un verre de la même chose ? » Really ? Je n’avais jamais été un grand amateur de vin, surtout pas de rouge. Mais c’était bien connu que je ne tenais pas très bien la pression, non plus. Je fronçais les sourcils légèrement, eh bien, ça s’annonçait… Intéressant. « Ah, j’étais dans une rencontre avec un client et j’ai continué à travailler un peu, ensuite. » J’allais rentrer – bon, c’était un fait évident, mais inutile de le dire comme ça, alors que je venais d’être convié à leur table. « Thomas, c’est ça ? » Plus qu’incertain, j’avais maintenant l’air complètement méfiant. « Oui ? » « Tu as travaillé sur une campagne promo pour ma firme il y a quelques années. Thomas, le graphiste. » Huh ? Mon regard passait du visage de ce type — Chad — à celui de la jeune femme. « Ah, c’est possible, je ne me souviens pas vraiment, honnêtement, mais on en fait beaucoup, alors… » Il n’y avait probablement pas dix-huit Thomas-le-graphiste dans la région, certes, mais… « Jeff Toews ? » Lançait le dénommé Chad, l’air tout à coup amusé. What the… « Désolé, je ne me souviens pas. » Sauf que je me rappelais bien de ce directeur commercial. « Pourtant ! » Chad se lançait dans une tirade de ce qu’avait été cette fameuse campagne promo, une histoire assortie de nombreux détails, surtout ceux qui mettaient de l’avant les propres prouesses professionnelles de sa firme, lesquelles lui étaient bien sûr en grande partie attribuables, dont tout le monde ici présent se fichait bien. Tandis que je me réfugiais dans mon verre si tôt ce dernier posé sous mes yeux.

Certaines personnes ne savaient pas quand s’arrêter. Pour être tout à fait honnête, je faisais souvent partie de cette catégorie moi-même, en plus d’être assurément de celle des gens qui se trouvaient toujours au mauvais endroit, au mauvais moment… Comme dans ce bar finalement ! À mon tour d’envoyer de ces regards à Dana, puisque ni elle ni moi ne pouvions placer un mot pendant que monsieur Chad s’amusait tout seul. Quel goujat, ce type. Elle ne l’avait pas présenté comme un ami et je commençais à me dire que toute cette histoire ressemblait à un sauvetage. Sauf que j’étais celui qui s’apprêtait à se noyer, Tom un jour, Tom toujours. Certes, il y avait pire que ça. Mais je n’étais jamais plus embarrassé que lorsqu’on évoquait de près ou de loin cette sombre période de mon existence où j’avais eu très mauvais goût en matière d’hommes. Où je m’étais souvent amouraché du premier venu, comme d’un certain Jeoffrey Toews, collègue de Chad la pipelette. « ALORS, vous vous êtes rencontrés comment ? » Histoire de changer le cap de cette conversation un peu gênante. On ne buvait que rarement du vin entre amis, non ? Dana, Dana, Dana. Elle avait de la chance d’être la meilleure amie d’Eliot. De la chance, aussi, que je ne sois pas du genre à prétexter tout et n’importe quoi pour m’éclipser. Et peut-être un peu, tout compte fait, que je l'apprécie bien ! Depuis toutes ces années que je la connaissais par le biais de mon cousin, j’en étais venu à la considérer comme une amie. Cela ne se faisait certainement pas que d’abandonner une amie aux griffes d’un détestable buveur de vin et raconteur de vieilles histoires qu’on aimerait mieux oublier.

hj:

Jamais je n’avais entendu un wow moins impressionné que celui que venait de lancer la jeune femme. J’avais froncé les sourcils et pincé les lèvres d’un air désapprobateur. 2 v 1, toute logique aurait voulu que nous parvenions à reprendre le contrôle de cette conversation, mais c’était tout le contraire qui se produisait. Ce retour en arrière était pleinement non-sollicité, mais le coup de grâce relevait de cette nouvelle remarque de la part de Chad – qui semblait persuadé qu’il me faisait l’offre du siècle. « C’est-à-dire que j’ai un contrat d’exclusivité avec l’agence, alors c’est avec eux qu’il faut voir, surtout. » Que je lui répondais, bien décidé à ne pas lui transmettre mes coordonnées persos, quel que soit ce projet dont il parlait. Après tout, sa boite devait les avoir quelque part et il était encore plus certain qu’ils avaient celles de mon employeur. Inutile de lui préciser que cette fameuse clause d’exclusivité n’était pas si ferme et que je pouvais travailler pour d’autres, s’il ne s’agissait pas de campagnes marketing. Bref. Alors que je détournais plus ou moins habilement le sujet de la conversation vers eux deux, mon regard adressait une question parallèle à la jeune femme : où avait-elle pêché ce zigoto ? « Ah ! » Tinder. Devais-je me montrer surpris ? Au lieu de ça, j’affichais un large sourire en regardant le jeune homme, qui cette fois, s’était vu coupé dans son élan. « Il n’y a rien de gênant à ça. » Enfoncer le clou, moi ? « Après tout, on sait tous de nos jours qu’Internet, c’est synonyme de Tinder, Bubble, PlentyOfFish, Hinge ou … Enfin, les autres. » Celles qui étaient plus communément utilisées par la communauté. Il y avait quelque chose d’assez satisfaisant à voir Chad from finance déstabilisé un moment. Peut-être même qu’il boudait, mais l’instant ne durait pas bien plus que cela, alors que la question nous était renvoyée en ricochet.

Coupe à la main gauche, je levais celle-ci dans les airs avec l’objectif de faire remarquer l’alliance à mon annulaire, mais… Oh, et puis, merde. Il n’y avait décidément rien à lui prouver, rien du tout, du tout. « J’suis plutôt du type Grindr ? Enfin, était. » Il y avait bien longtemps que je n’avais plus la moindre gêne à exposer haut et fort mon orientation sexuelle and so be it. Chad avait ce sourire poli, mais pas moins agaçant. « Mais Dana est la meilleure amie de mon cousin, un grand gaillard… Tatoué, en plus. Lui-même un peu jaloux, parfois, enfin je veux dire, c’est surtout qu’il n’apprécie pas qu’on joue avec le cœur de Dana. » Tant mieux si l’image mentale qui venait d'apparaître à l’esprit du successful business man était plus imposante que celle que renvoyait véritablement Eliot. Détail qu’il n’avait pas besoin de connaître, d’ailleurs, voilà qu’il jetait un coup d'œil à l’écran de son téléphone en nous annonçant devoir absolument prendre cet appel pour le travail. Si tôt s’était-il levé que je me penchais sur la table pour lancer à Dana : « Un cauchemar, ce type, j’espère que ses photos étaient très, très, très convaincantes… » Pour qu’elle en vienne à accepter ce date, et à s’y retrouver en bout de ligne prisonnière. Enfin, il fallait se servir de l’occasion, non ? Je lançais un coup d'œil vers la baie vitrée; Chad était à l’extérieur, en grande conversation animée. « De ce que j’ai pu observer, sa conversation va peut-être durer longtemps, mais… Juste au cas où… » C’était quand même l’occasion toute désignée pour prendre la poudre d’escampette, n’est-ce pas, Dana ? Oh, c’était bien facile de le proposer alors que je n’étais que l’accompagnateur – intrus – venu à la rescousse. Si les rôles avaient été inversés, je me serais probablement senti extrêmement coupable d’abandonner un date, même sachant qu’il n’y avait pas le moindre potentiel amoureux entre nous. J’étais, après tout, cette même personne qui s’était rendu à, non pas une, ni deux, mais bien TROIS reprises, à des dates arrangés par de vilains farceurs avec de faux profils utilisant mes photos, rien que par culpabilité de ce que vivait la personne en face. Faites ce que je dis, pas ce que je fais.

Après l’embarras dans lequel m’avait plongé Chad from finance avec plus ou moins de succès (plus que moins…), la contre-attaque. Ma description de mon cousin et accessoirement meilleur ami protecteur de cœur avait fait son petit effet, à tel point que je me demandais un instant si l’appel très important auquel le date de Dana devait répondre était un fake pour lui permettre de ne pas perdre la face. Théorie bien vite contredite par les pieds et les mains qu’il faisait, par-delà la baie vitrée. À moins, bien sûr, que l’acting soit un autre de ses talents cachés, et ça, on ne pouvait décidément pas le savoir avec les vendeurs. Avec toutes ces années à l’agence, je m’étais forgé une opinion bien à moi de ce type de personnalité… ! Le tout perdait en importance bien assez rapidement, toutefois, alors que je me retrouvais en tête à tête avec le jeune femme et que je pouvais enfin soupirer de soulagement. « Je te parle par expérience, il a probablement demandé conseil à son adjointe pour optimiser son profil… » Du déjà-vu, et apparemment, ça avait fait ses preuves en ce qui concernait certains des mes collègues. Une touche féminine ne pouvait pas faire de mal, car certains types n’avaient vraiment apparemment aucune idée de ce qui fonctionnait sur ces apps. « Pas mal ? Mmmh. Dur à dire, puisqu’il a ouvert la bouche avant que je ne me pose la question. » Sassy much – pas complètement à côté de la plaque, mais même pour moi, c’était sur la limite et je pinçais les lèvres en éprouvant déjà quelques remords à l’idée d’avoir parlé contre ce type dont on oublierait finalement bien vite l’existence. L’appel pro, le deal breaker dont Dana avait besoin, et je ne pouvais pas dire que j’en étais déçu, maintenant que je faisais parti malgré moi de ce date. « Ah, mais euh… Je ne voulais pas dire qu’il fallait… » Une Dana déterminée en vaut deux, peut-être même trois, à la voir terminer sa coupe de vin dans une longue gorgée et prendre sa vie sentimentale en main. J’écarquillais les deux en gigotant sur ma chaise, à la fois impressionné et mal à l’aise d’être témoin de ce qui allait vraisemblablement suivre… Oh, parce qu’il fallait que je l’accompagne en plus de ça ? Tant pis pour le vinl. À cet instant, j’aurais bien voulu être grand, baraqué et tatoué de la tête aux pieds… Juste au cas où.

Suivant son élan, je tâchais tout de même de me faire aussi petit que possible en restant à l’écart, alors qu’elle allait prendre congé. Pendant quelques secondes, mon regard croisait celui de Chad et je haussais les épaules – pas ma faute,dude. J’aurais bien voulu lui balancer ces mots, l’air de rien, pour surfer sur cette fausse camaraderie d’un peu plus tôt et montrer que, moi aussi, je pouvais rendre la monnaie d’une pièce. « Oh, bah écoute, c’était… instructif. » Disons le comme ça ? « T’en as beaucoup, comme ça, des anecdotes de mauvaises dates ? » Demandais-je alors, en retrouvant le sourire au fur et à mesure que nous mettions de la distance entre nous et ce qui était désormais un mauvais souvenir. « Je n’insinue pas que je pense que tu fais ça tous les jours, hein, c’est juste… Je sais pas trop, je ne t’imaginais pas… » L’art de s’enfoncer, signé Tom Hargreaves. Je me grattais la nuque, avant de reprendre : « En fait, j’en sais rien. J’imagine qu’au fond de moi, j’ai toujours pensé qu’Eliot et toi finirez mariés ! » Une affirmation confiée sur le ton de la plaisanterie, mais qui n’avait pas grand-chose de faux, tout compte fait. Dana et Eliot, Eliot et Dana, le duo parfait. « Bon, c’est certain que maintenant qu’il a Maxine… » J’espérais surtout ne pas m’être mis les deux pieds dans les plats en abordant un sujet qui aurait pu être délicat. Dana avait-elle déjà partagé cette impression qu’elle et Eliot auraient pu être un peu plus que des amis ? Gosh, à bien y penser, je n’étais pas forcément bien mieux que Chad, et je parlais décidément trop. « Ok, il est où ce deuxième verre ? C’était trop d’émotions fortes, je raconte n’importe quoi, maintenant. » Hoquetais-je en riant et en faisant un signe de la main qui, si je l’avais pu, aurait simplement tout balayé ce que je venais de dire.

hj: