Rafael Sullivan ne prenait jamais de décisions impulsives. Celle qu’il avait prise en quittant son boulot de toujours pour se lancer aux côtés de son ami, accessoirement parrain de sa fille, revêtait néanmoins tous les caractères d’une décision faite de plus de sentiments de Raison. Les horaires étaient bien plus adaptés pour la vie de famille qu’il menait à présent, tandis qu’il devenait de plus en plus difficile pour le couple de coordonner les bons soins requis par leur fille et les horaires nocturnes du hacker. Le salaire était comparable. Et les tâches qu’il devrait à présent accomplir quotidiennement ? Peut-être que certaines d’entre elles étaient un peu en dehors de sa zone de confort, comme pour tout ce qui concernait le service à la clientèle qui n’avait jamais été au-devant dans le cadre de son poste de veilleur de nuit ou de responsable de l’entretien, mais il pouvait le faire. La plupart des clients qui entraient au Player’s corner savaient déjà ce qu’ils voulaient. S’ils ne le savaient pas, ils n’avaient alors pas les compétences pour remettre en doute le jugement de leur vendeur. Et puis, Rafael était doté d’une excellente mémoire. Des nombreux conseils et indications en tout genre que venait de lui débiter Manny en un souffle, il se souvenait du moindre détail. « Non, pas pour l’instant. C’est très clair. » Beaucoup plus que cela ne semblait l’être dans l’esprit de l’Indien. « Qu’est-ce qu’on risque, si ce n’est que quelques clients. » Son regard gris clair reposait sur son nouveau boss, comme toujours, énigmatique. « Je plaisante. » Lorsque cela arrivait, il avait pris l’habitude de le signaler. Pour éviter tout malentendu. « Tout ira bien. » Manny s’empressait même de lui manifester sa confiance. « J’allais te demander si tu regrettais de me l’avoir proposé. » Il fallait toujours compter sur Rafael pour dire exactement ce qui lui était passé par la tête et la nervosité de son ami ne passait pas inaperçue. « Je suis content que ce ne soit pas le cas. » Puisque le contrat était prêt et que Manny fournissait même le stylo, le hacker voulait bien croire qu’il ne regrettait pas, non, et la vérité était que cette proposition l’avait même flatté à l’origine, même s’il avait mis un certain temps à l’accepter, tout comme cette déclaration de confiance finalement. Mieux encore, le tout lui permettra d’avoir un œil sur Manny et ses activités, de se rendre plus disponible aussi, chose qui était devenue particulièrement ardue entre les horaires de nuit et la vie de famille. La loyauté du Sullivan s’exprimait de bien des façons.

Rafael avait entre les mains le contrat d’embauche dont il venait d'entamer la lecture au moment où une autre employée faisait son entrée. Son visage lui était familier, Ted O’Hara. La plupart des visages le lui étaient pour différentes raisons. Il ne se souvenait pas l’avoir croisée récemment, cependant. De quoi le laisser se surprendre par son ventre bien arrondi, présageant un congé dont il était déjà question. « Pas de complot, tout est plutôt très clair et prévu noir sur blanc. » Ce contrat conçu par les soins du propriétaire des lieux était détaillé, très détaillé. Ou peut-être avait-il simplement trouvé un modèle sur Internet. Toujours était-il que le tout faisait très sérieux, à la hauteur de l’importance que le jeune homme accordait à sa boutique. Manny doutait parfois de lui-même et de ses capacités à accomplir ses projets. Rafael aurait bien aimé lui rappeler que celui-là, le Player’s corner, était déjà un franc succès qu’il n’était plus permis de remettre en doute. « Ne t’en fais pas, tu resteras la référence. » Il lui fallait toujours un certain temps pour lire les gens et sa nouvelle collègue ne faisait pas exception à la règle. Sauf qu’il pouvait déjà reconnaitre cette lueur curieuse au fond de son regard, et celui-ci la poussant à s’intéresser d’un peu trop près à la paperasse sur le bureau de Manny. Et puis, cet éclair de sourire, qui lui semblait étrange, à contrepoint. « Si j’en deviens une, ce ne sera que des inventaires et des commandes. » Voilà ce qu’il présumait, Rafael, qu’elle cherchait peut-être à s’assurer que sa place n’était pas compromise, malgré l’absence de quelques semaines qui se dessinait à l’horizon pour elle.

Rafael Sullivan avait beau accorder peu d’attention – voire tout simplement peu d’intérêt – aux conventions sociales, rien ne lui avait échappé dans la tension qui s’était installée comme montait l’orage un soir d’été. Il aurait juré que le visage de la brune avait en un éclair pris une teinte écarlate, et qu’avec chaque battement des cils se déversait dans l’air ambiant un peu plus de lourdeur. Le hacker additionnait méthodiquement autant d’indices de la contrariété de sa future collègue – du moins, jusqu’à ce qu’il appose sa signature au bas du contrat d’embauche qu’avait préparé Manny. Ted le devançait et un reproche fendait l’air, plus vif, plus sourd que le tonnerre qui grondait enfin. Parce qu’elle était enceinte ? C’était à présent son ami qu’il regardait, partageant avec ce dernier la surprise de l’hypothèse lancée. À part être un motif parfaitement illégal, le nouvel assistant-gérant ne voyait pas ce qui poussait Ted O’Hara à tirer cette conclusion. Il serait resté silencieux, Rafael, si la tempête brunette ne lui avait pas tout à coup rappelé qu’il était bel et bien partie à cet échange houleux. Sans le vouloir, elle l’a distrait en lui soumettant un autre problème que la montagne russe d’émotions qui vient de leur éclater au visage, à tous les trois. « Je travaillais de nuit dans un hôtel… » L’hésitation ne durait qu’une seconde, avant qu’il ne précise encore : « Et en informatique. » Pour peu qu’il puisse vraiment évoquer un « travail » pour cette dernière expérience. C’était après tout de la façon dont lui et Manny s’étaient rencontrés, alors qu’ils avaient tous les deux travaillé sur la conception du jeu vidéo de l’indien. Quant à ses compétences, comme elle l’avait demandé expressément demandé... Lui revenait à l’esprit la façon dont ils avaient décidé de lister le tout, avec Faith, lorsqu’il s’était trouvé au plus fort de ses recherches d’emploi ces derniers mois. « Service à la clientèle personnalisé, surveillance et prévention des incidents en cas d’urgence, gestion de risques, agrégation, analyse et synthèse de données complexes, protection de ces données-clients… » Sauf qu’il n’était pas en train de passer un nouvel entretien, lequel n’avait jamais eu lieu de toute façon, n’est-ce pas ? À nouveau, le Sullivan portait le regard vers le maître des lieux, qui avait sans aucun doute quelque chose à ajouter. Après tout, la décision relevait de sa volonté propre et Rafael n’avait jamais formulé quelque demande que ce soit pour influencer la décision de Manny de lui proposer le poste.
Ted s’emportait de nouveau et Rafael l’écoutait cracher de nouveaux reproches musclés à l’attention de son patron. Garder son calme, en toutes circonstances, aurait également pu se retrouver sur la liste de ses compétences professionnelles. « Manny ne fait jamais quoi que ce soit pour volontairement mal faire. » S’entendait-il rétorquer tout haut, d’une voix calme et assurée. Certes, son ami n’avait pas demandé qu’il prenne sa défense. Rafael rétablissait simplement certains faits, au risque de tomber encore plus bas dans l’estime de celle qui ne désirait apparemment pas être sa collègue. « Il n’a jamais eu que des éloges à ton sujet, comme employée et comme amie. » Quant au contrat, véritable raison de sa présence dans le bureau du patron du Player’s corner, Rafael n’y portait pas davantage d’attention pour l’instant. Pas tandis qu’il devinait l’effarement du Singh. Cela pouvait attendre que la tempête soit passée. « Je vous laisse vous parler, tous les deux. » Quoi qu’elle dise, Ted n’avait pas encore bougé d’un centimètre, lui permettant ainsi de douter de sa véritable volonté de les laisser entre mecs. Quant à lui, Rafael ne souffrait pas de la même hésitation et il refermait même la porte du bureau derrière lui, se retrouvant dans l’avant-boutique, y croissant le regard curieux du dénommé Mike, qui avait pour l’occasion abandonné du regard l’écran de son smartphone depuis sa place derrière la caisse.

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