Judson n’avait pas prévu d’évoquer ce sujet houleux avec Julia ce jour-là, alors que ça devait être une journée heureuse où elle s’installait avec lui – où ils s’installaient ensemble. Mais c’était plus fort que lui, maintenant qu’ils faisaient une courte pause, il ne pouvait s’empêcher d’ouvrir la bouche car il savait que Julia comprendrait. Il faisait des efforts, Judd, pour communiquer davantage, ce qui n’était pas forcément facile venant de lui. Longtemps, il avait tout gardé pour lui, il avait fait l’autruche au risque de ne pas digérer certaines choses et la preuve, la disparition de Louise revenait éternellement sur le tapis. Une disparition qu’il avait bien du mal à nommer à voix haute, comme Julia le lui fit si justement remarquer. Les lèvres du pompier s’étirèrent en un sourire d’excuse. « Je sais » ça ne l’empêchait pas d’avoir du mal à dire ces mots-là quand même. Chacun continuait de vider les cartons de son côté, Judson lui jetait de brefs coups d’œil de temps en temps avant de se remettre à la tâche, comme si croiser son regard lui était douloureux. C’était sûrement un peu le cas, tant parler de ça lui demandait un effort surhumain. « Difficile à dire. Ce n’est pas exactement comme à l’époque, j’crois sincèrement que j’ai tourné la page, depuis le temps, j’suis plus en colère, c’est… » il ne savait exactement ce que c’était, voilà le problème. La colère s’était apaisée au fil des années, surtout depuis que Louise était revenue, elle aussi.  

« C’est juste que c’est toujours là, ça reste » Judson avait fini par se faire une raison, ça resterait éternellement. Il avait pardonné à sa mère – la preuve, il acceptait ses invitations, il lui parlait, il la laissait voir Jem autant de fois qu’elle en avait envie – mais il n’oubliait rien. Judson n’avait pas toujours une excellente mémoire, mais il était incapable d’oublier. Il s’arrêta tout net avant, cette fois, de réussir à planter son regard dans celui de Julia. « Désolé » reprit-il d’une voix douce. « J’ai l’impression d’être un disque rayé, avec toutes les histoires des Howell… t’as le droit de me dire que t’en as marre de les entendre » avec un peu de chance, ça l’aiderait à passer à autre chose, d’arrêter de ressasser – mais pas certain que ça fonctionne. Judson n’était pas psy, mais il commençait à comprendre que le meilleur moyen pour passer à autre chose, justement, était d’en parler une bonne fois pour toutes et d’ensuite tourner la page. Parce qu’avec Julia, ils étaient en train de construire quelque chose de beau, de puissant, il ne voulait pas prendre le risque de réduire tout à néant par ses sempiternels questionnements existentiels. « On pourrait se déboucher une bonne bouteille, pour ce soir. Histoire de nous remettre de tous ces cartons » il les désigna du menton. Ils avaient bientôt terminé, mais Judson n’en était pas pour autant trop fatigué. Au contraire, il était impatient d’écrire cette nouvelle page, avec elle.    

La disparition de Louise, le départ de sa mère qui avait suivi, la plus grande vulnérabilité de Judson. Celle qui avait forgé l’essentiel de son existence, même s’il avait appris à se construire autrement. Il pensait parfois à ce qu’il aurait pu être, si Louise ne s’était pas volatilisée. Impossible de le savoir, bien sûr. Impossible de se projeter, et Judson n’avait jamais possédé une imagination débordante. Mais il l’avait appris à ses dépens, on n’oublie pas ce qui a compté, surtout durant l’enfance. « Non, je sais bien, mais… »  mais ça ne rendait pas la chose plus facile pour autant. Il savait que c’était compliqué pour les autres également, même s’ils n’en parlaient pas – avec Juliet, ils avaient eu l’occasion d’aborder le sujet un peu plus qu’avec les autres. « T’es beaucoup, beaucoup plus jolie que Freud » rajouta-t-il en la dévisageant de haut en bas. Elle avait ça dans le sang, Julia, cette empathie, cet intérêt pour l’autre, cette finesse d’esprit, il admirait toutes ces qualités et c’était pour cette raison qu’il se sentait bien avec elle. Elle lui apportait une stabilité qu’il n’avait pas connue depuis longtemps, après sa rupture avec Olivia, tout avait été beaucoup plus compliqué. « Bon, prépare-toi pour la nuit blanche » en fait, il était tellement crevé par l’emménagement qu’il allait probablement s’écrouler sur le matelas et s’endormir avant de l’avoir atteint, mais il appréciait la prévenance de Julia. « J’en sais rien. P’tête qu’elle a quelque chose à se reprocher et qu’elle veut se faire pardonner ? » lâcha-t-il, ne pouvant empêcher le sarcasme de poindre dans sa voix. « Ce n’est pas la première fois. En fait, je crois qu’elle voudrait passer du temps avec moi, quelque chose comme ça… et elle sait que j’aurai moins de risque de refuser si Juliet est là, elle aussi. Enfin, c’est mon hypothèse » sa mère voyait régulièrement Juliet, la réciproque n’était donc pas vraie. C’était avec Judson que ça coinçait le plus.

Il opina de la tête. « Le plan me convient aussi » une bouteille de vin qui leur changerait des traditionnelles bières, un repas livré, que pouvaient-ils espérer de plus ? Il sourit, réalisant tout à coup ce que tout cela signifiait. Ces cartons, autour d’eux. La présence officielle de Julia. Ils allaient vivre ensemble. D’ailleurs, Julia semblait penser la même chose puisqu’elle avait un peu de mal à le réaliser. « Ouais, c’est chez toi… j’espère que les prochains occupants de ton ancien appart ne le massacreront pas trop, d’ailleurs. Et qu’ils seront sympas, surtout si tu rentres chez eux par hasard en revenant du boulot, s’ils te voient dans leur salon ça risque de leur faire un petit choc » il rit en imaginant la scène. Mais elle avait raison, cette fois ils n’avaient plus à tergiverser, ils vivraient ensemble pour les prochains mois, les prochaines années, Judd l’espérait. Et cette pensée l’enthousiasmait plus que n’importe quoi d’autre.