L’arrivée du printemps, progressive. Lente. En dépit des quelques rayons de soleil qui percent ci-et-là à travers les averses, les tulipes du jardin de la paroisse ne semblent pas pressées de dévoiler l’ardeur de leurs couleurs aux yeux du monde. Le printemps, et la Pâques désormais passée. Avec un soupir, le pasteur délaisse la contemplation du jardin par la fenêtre tâchée de quelques gouttelettes boudeuses pour revenir aux documents qui s’étalent sur son bureau. Des projets pour la paroisse, il y en a toujours, à chaque période de l’année. Pourtant, le printemps est systématiquement celle qui l’accapare le plus : reprise des activités en extérieur, relance des interventions que la neige et le froid auront repoussées à plus tard. C’est traditionnellement à cette période également que la paroisse fait peau neuve par un très mérité ménage complet. Mais le temps est morose, et le vieil homme l’est peut-être aussi : c’est d’ordinaire son épouse qui donne les grandes lignes des actions de la paroisse ; Anahid désormais absente, ne reste donc plus que lui et son sentiment de solitude pour continuer. Toujours continuer, imperturbable en dépit des années et de la lassitude éprouvée. Il n’y aura pas de roses dans le jardin de l’église cette année, Asael ne supporte plus la vue des pétales rouges qui semblent si sournoisement le narguer.

Quelques jours passent. La pluie qui persiste au dehors tandis qu’au-dedans, quelques fidèles membres de la paroisse se sont réunis autour du pasteur pour convenir ensemble des grandes lignes de l’organisation de cette fête du printemps. C’est presque païen, dans la formulation : davantage un prétexte pour se réunir afin d'entretenir les locaux de l’église tout en resserrant leurs rangs qu’une réelle célébration. « Tout cela est bien, je pense. » Les yeux fatigués parcourent une dernière fois les notes prises, résultat de mûres réflexions qui donneront lieu à une journée qui se veut plus joyeuse que ne l’est le cœur du vieil homme en cet instant. Resserrer les rangs. L’expression fait figure de ritournelle en arrière-plan de chacune de ses décisions. « Je vous propose que nous nous répartissions les rôles de la façon suivante... » et en bon arbitre, de déléguer en fonction des talents présents autour de la table les tâches les plus adéquates. Asael connaît chacun d’entre eux si bien qu’il ne lui est guère compliqué de déterminer, sans même avoir besoin d’y réfléchir trop longtemps, quelle fonction sera leur sera la plus aisée : répartition des équipes de travail par secteurs, animations ludiques pour rompre le rythme du labeur, stands de nourriture, communication sur l’évènement… A chaque jour sa peine, à chacun son rôle. Lui-même se réserve le plus délicat, celui du jeu des invitations de grands noms aux lourdes fortunes qui pourront à cette occasion signer quelques chèques. Équilibriste politique, qui le temps de quelques arrangements se satisfait d’oublier certaines animosités.

« Et toi, Katey… » Un instant, le stylo demeure en suspens au-dessus des notes tracées avec grande application. « Peut-être que tu pourrais faire l’inventaire des outils présents dans la remise ? Ce serait bien qu’on sache s’il faut racheter des pelles ou des balais, avant le grand ménage. Voilà, c’est bien. Je le note. Je pense que nous en avons donc terminé pour aujourd’hui. » Un sourire satisfait se relève sur l’assemblée, sans trop s’attarder sur le visage angélique de Katey à laquelle Asael confie volontairement une tâche aussi secondaire que probablement inutile. A chaque jour sa peine, à chacun son rôle ; Et parfois n’en avoir aucun est déjà une charge suffisante. Des bruissements de feuilles que l’on range, des grincements de chaises repoussées. La réunion s’achève dans une ambiance légère, les conversations individuelles reprenant tandis que le vieux pasteur achève d’entériner sa fiche d’organisation puis se lève à son tour. « Je vous souhaite une excellente journée, mes amis. » L’envie d’aller prendre l’air, maintenant que cette épine lui est retirée du pied. D’aller voir si les tulipes ont terminé de bouder et si quelques rosiers trop résistants ne s’évertueraient pas à pousser en dépit des efforts constants pour les arracher, année après année.

C’est la première fois qu’Asael organise la fête du printemps sans son épouse et cela se ressent indéniablement, de la lassitude de sa voix aux tâches qu’il délègue avec une méfiance accrue. Trop maternelle, Anahid. Trop naïve et optimiste, au point de se laisser prendre par le piège de l’empathie excessive. Une bonne chrétienne. Asael est-il cependant moins bon chrétien ? Dans son esprit, chacune de ses décisions est poussée par le désir ardent de faire le Bien et de lutter contre le Mal, lourde tâche qui s’accomplit rarement sans quelques sacrifices. Or, le sacrifice du jour sera donc de se passer de l’aide de Katey pour certaines affaires concernant la paroisse, voire pour toutes les affaires importantes concernant la paroisse. Sans entrer dans une confrontation – méthode que le pasteur n’emploie qu’avec déplaisir, le message semble cependant assez clair. Ranger la remise, faire un peu d’inventaire : pourquoi pas, après tout ? C’est inoffensif et tant que le vague sentiment inconfortable qu’Asael éprouve à l’égard de la jeune femme ne se sera pas dissipé, il vaudra sans doute mieux éviter de lui confier de trop grandes missions. D’où vient ce sentiment ? Difficile à dire. Un instinct, quelques bribes de conversation peut-être, l’impression diffuse d’un manque de clarté qu’il faudrait élucider. Plus tard. Pour le moment, le vieil homme a bien d’autres urgences à gérer, se contente donc d’assurer ses positions sans chercher à creuser davantage. Déjà passé à autre chose, après avoir conclu rapidement la réunion. La voix qui résonne dans son dos lui arrache cependant un soupir alors qu’il comprend d’ores et déjà qu’il ne sera pas si simple de se défaire de cette situation.

« Oui ? » Bienveillant, le sourire qu’il tend à la blonde tout en se retournant. Même pas tout à fait faux d’ailleurs, puisqu’il apprécie en réalité Katey. C’est sans doute ce qui est le plus dommage, rien ne faisant davantage de peine que l’impression de sentir un membre de sa communauté glisser sur une pente désastreuse. Toujours si volontaire, toujours emplie d’une telle bonne volonté. Un sourire indulgent naît sur les lèvres ridées. C’est vraiment dommage. « Chronophage, oui. » Le grand sourire de son interlocutrice parviendrait presque à émouvoir le pasteur pourtant implacable dans ses décisions. Or, force est de constater que celle-ci relève davantage d’une précaution que d’un réel arrêté, son sentiment ne reposant sur rien de particulièrement tangible. A-t-il un si bon instinct ? Il le croit, d’ordinaire doué pour sentir les gens du haut de toute son expérience avec l’humain. Face aux grands yeux innocents de Katey, en vient tout à coup à douter. « Je vois. Il est vrai que ce serait… Intéressant. » Les actions permettant à la paroisse d’élargir son influence sont toujours intéressantes au yeux du vieil homme, forcément, mais a-t-il confiance en la jeune femme qui lui propose de prendre celle-ci en charge ? Indécis, le pasteur ouvre finalement la porte donnant sur le jardin qu’il s’apprêtait à rejoindre avant d’être interrompu. « Avez-vous un instant pour que nous en discutions ? J’aimerais que vous m’en disiez plus sur la manière dont vous pensez procéder. Il vous faudrait un binôme, j’imagine ? » Ce qui serait pratique, forcément : une pierre deux coups, pour peu qu’Asael parvienne à trouver un binôme sur lequel il serait sûr de pouvoir se reposer et auquel il pourrait poser quelques questions, aussi, pour tenter de découvrir ce qui se trame dans l’esprit de Katey. « Je crois que les tulipes sont proches de l’éclosion, c’est un joli spectacle de les voir s’ouvrir pour la première fois » ajoute-t-il dans un nouveau sourire détaché, prétexte facile pour la convaincre de l’accompagner à l’abri des regards ; Dehors, là où il pourra à son aise peser le pour et le contre de la situation.