« Ils pourront former un club de vétérans avec le mien. » Till laisse échapper un rire, sincèrement amusé en observant le regard émerveillé de son amie. En effet, lui aussi à l’habitude de dépenser des sommes folles dans ce magasin qu’Eilin semble découvrir. De nature plutôt économe, le professeur n’hésite cependant pas à investir chaque année un peu plus dans son jardin qui le lui rend bien : légumes, fruits, herbes aromatiques… Sans parler du plaisir singulier de profiter de jolis parterres de fleurs colorés. Des joies simples. Till en demande rarement plus. « Mais j’aime bien ce magasin, ils ont des propositions qui sortent un peu de l’ordinaire. » Entre amis un peu trop passionnés de décoration et de jardinage, on se partage les bons tuyaux. Surtout, c’est un prétexte comme un autre pour passer un peu de temps avec Eilin, au gré d’une après-midi ensoleillée bien qu’encore fraîche. Le printemps s’installe à son rythme, sans trop se presser. Et la jolie brune qui continue son monologue à ses côtés fait de nouveau rire Till. « Ne reste plus qu’à convaincre Ana de devenir fleuriste, dans ce cas. Ou paysagiste ? » Dire qu’hier encore, cette enfant n’était pas plus haute que trois pommes. Ça lui donnerait presque un peu le vertige, au prof, de tout à coup prendre conscience qu’il vit à Redwood Hills depuis déjà sept ans sans le moindre changement notable dans sa vie. Toujours pas de vie de famille à l’horizon. Toujours pas d’enfants de son côté. Certes, Dheeraj. Mais Dheeraj n’est pas un enfant et ne demande pas à être adopté. Quoi que, sans doute que les cheveux blancs qu’il se fait depuis l’arrivée de l’adolescent chez lui sont tout à fait comparables avec ceux que se feraient un vrai père, pour peu que la formule ait du sens.

« Dommage, je suis sûr que cette carrière aurait pu lui plaire. » Repoussant son vertige, Till glisse une main amicale dans le dos d’Eilin pour l’entraîner dans le magasin. A moins que le plan ne soit de voler la superbe fontaine du magasin visible un peu plus loin, sans doute n’est-il pas nécessaire de demeurer figés dans l’entrée plus longtemps. « Alors, hm. J’ai fait une petite liste de ce qu’il me faut. » Forcément. Aura-t-on déjà vu Till venir impréparé au moindre rendez-vous, fût-ce une jardinerie ? Tirant une feuille soigneusement pliée de sa poche arrière, il s’approche un peu d’Eilin pour lui montrer le fruit de ses nombreuses heures de réflexion. « Principalement des semences pour le potager, mais j’aurais bien changé la disposition des plates-bandes, aussi. Tu sais, celle qui est vers l’étendoir à linge ? Je suis un peu lassé des couleurs. J’aurais bien mis de la sauge bleue ou de la lavande. » Tout en parlant, il désigne le petit schéma gribouillé dans un coin de sa feuille en réalisant qu’il a vraiment trop de temps à perdre. Qui, en dehors de personnes tout à fait désœuvrées, iraient jusqu’à dessiner leurs projections d’aménagement extérieur ? « Enfin, dans tous les cas, je proposerais de commencer par tout ce qui va à l’extérieur pour ne pas craquer sur une énième orchidée. Il n’y a plus une seule place disponible sur mes étagères. » Et de replier sa petite liste dans un sourire entendu. Une parfaite ménagère tuant son temps à mille tâches pour prendre soin de son intérieur une fois les enfants partis, à ceci près que ces derniers ne sont jamais arrivés. « Et toi, tu as fait ta liste ? » Sans quoi ils seraient probablement obligés de faire tous les rayons : pas que cela gêne particulièrement l’enseignant, mais il est certain qu’aucun de leurs deux portefeuilles n’en ressortirait vivant.

« J’espère d’ailleurs qu’elle viendra cette année aussi m’aider avec les semis. » Un sourire tendre en évoquant Ana qui n’est désormais plus si petite, n’a plus vraiment besoin que Till joue au baby-sitter improvisé lorsque sa mère doit aller quelque part. Heureusement, elle continue à passer le voir de temps en temps ; Un goûter, le besoin d’une explication pour un exercice de maths ou l’occasion de ramasser les fraises de son jardin et d’en manger la moitié au passage. Une complicité facile, une fois passée l’irritation de comprendre que l’amitié de sa mère et du brun ne se muerait jamais en davantage. « Ah ? Quelle est la prochaine adoption à laquelle elle essaie de te pousser en ce moment ? » Chien, chat, chevaux, poules. L’avantage de la campagne est de rendre tout cela possible, mais Eilin a-t-elle l’envie de s’engager dans encore davantage de travail pour faire satisfaire les tendances Arche de Noé de sa fille ? Ça le faire sourire, Till. Il s’imagine les débats plein de fougues, chaque partie déroulant son argumentaire d’un côté ou de l’autre de la table du dîner. Une vie de famille. Il suffit d’être deux pour y avoir le droit, après tout. A défaut d’être trop occupé par les mêmes projets – Dheeraj n’exprimant pour l’instant aucune envie d’adopter le moindre animal, Gott sei Dank – le professeur s’investit pleinement dans ses projets de jardinage. Plan, croquis et liste d’achats à l’appui, maître d’une organisation sans faille. « Quand je me fie à ma tête, je rentre en ayant oublié la moitié des choses qu’il me fallait » confie-t-il dans un sourire, compensant finalement par mille précautions tout le manque d’esprit pratique qui lui fait défaut. Et s’il opine aux encouragements de son amie, il lui faut cependant secouer la tête et lever les yeux au ciel lorsqu’elle propose d’acheter encore une étagère, riant à moitié. « Arrête d’être le petit diable sur mon épaule. » C’est un cercle sans fin, comme celui du pain et du fromage ou de la pomme de terre et de la saucisse. Non, non. Pas d’étagère supplémentaire, pas d’orchidée supplémentaire. Sa maison ressemble déjà trop à celle d’une cinquantenaire au foyer, il faut cesser maintenant.


Quelques pas dans le magasin, au tour d’Eilin d’exposer ses projets. Il acquiesce, Till, ayant bien du mal également à trancher parmi toutes les possibilités offertes. Se rend néanmoins compte, non sans une certaine surprise, que son amie est finalement bien plus raisonnable que lui. « Quel genre de décorations ? » Pas que l’auberge en manque particulièrement, mais ces choses-là s’accumulent sans fin. Au fond, pourquoi pas ? Il y a des plaisirs bien moins sains que ceux de soigner à outrance son jardin, n’est-ce pas ? « Il faut que tu me montres ça. » Car ils n’y sont pas encore tout à fait, aux décorations, et Till n’est pas sûr de bien se représenter la taille des mentionnés coquelicots. Quoi que cela importe peu, au fond : l’idée lui plait déjà. Pour le moment attiré par un énième plan de dipladénia dont il n’a définitivement pas besoin, il laisse finalement échapper un léger soupir avant de relever les yeux vers Eilin. « Pas encore, mais ça ne veut pas dire que l’idée n’est pas en germe. » Fleur, germe. Vous l’avez ? Roi de la dad joke sans être tout à fait dad, ou alors pas assez bien à son goût. « Il y a des hauts et des bas. Des fois, j’ai l’impression qu’on a enfin réussi à trouver des compromis avec lesquels on est tout les deux à l’aise. D’autre fois, c’est comme si on n’avait jamais eu la discussion et qu’il fallait tout reprendre depuis le début. » Un petit haussement d’épaules, une petite moue. Il n’est pas amer, simplement déçu de ne pas réussir à construire sereinement cette relation. « J’imagine que ce doit être pareil avec tous les ados, au fond. » A la seule différence que les parents ont éventuellement treize ou quatorze ans pour anticiper et que Till, lui, doit trouver les réponses au pied levé.