Je vois rien, rien du tout, que de la fumée, des gens qui crient et qui courent dans tous les sens, pour essayer de quitter cet enfer. Et surtout, surtout, je vois pas Pol. Et ça, ça m’inquiète. J’ai peur qu’il soit blessé, quelque part par terre, piétiné par la foule paniquée, peut-être déjà mort. Je sens une boule dans ma gorge à cette simple idée. Pitié, s’il y a un dieu quelque part, ou quoi que ce soit d’autre, pitié, faites que Pol soit pas mort. J’arriverais pas à traverser la vie sans lui. Autour de moi, les gens font tanguer ma chaise bancale et menacent de me jeter par terre. J’ai même pas peur pour moi. Moi, je m’en fous, je pourrais bien tomber et mourir là, ça me passerait à quinze kilomètres au-dessus de la tête. Mais Pol, putain, Pol… Si je le retrouve pas, je sais pas ce que je fais. Puis d’un coup, je sens une main qui me tire et me fait tomber de ma chaise. Oh oh, j’retire ce que j’ai dit, j’veux pas mourir !
- Amène toi il faut qu'on se tire !
Et là, soulagement intense. Genre, un soulagement comme j’en ai jamais ressenti avant. Pol est vivant, et il est là, avec moi. Je serre sa main comme une folle, comme si je voulais qu’elle se soude à la sienne, pour plus jamais le lâcher.
- Par où on va ? Tout est bloqué, y a trop de monde !
J’ai beau regarder autour je vois aucun issue par laquelle s’échapper.

Son sourire disparut instantanément. Pas à cause des flammes non, Tobias étant fasciné par le feu depuis son plus jeune et âge et pyromane sur les bords, mais par les propos proférés par le vieux fou au pied de l’arbre. Voilà enfin ce qu’il attendait depuis son arrivée à Redwood Hills : de quoi écrire. C’était une large récompense, en mesure de combler les longs mois qui ne lui avaient rien apportés. Et puis la panique arriva, et il se débarrassa des ridicules attributs de père noël qu’on lui avait demandé de porter pour suivre le flot de la foule qui quittait le marché en courant et en criant. Tobias garderait ça dans un coin de sa tête, peu désireux d’être blessé pour être inspiré. Il rentra malencontreusement dans une jeune fille (Astrée) qui avait décidé au contraire de foncer vers l’arbre et il la retint par le poignet quand elle chercha à le contourner. « Tu vas où comme ça ?! C’est trop dangereux, il faut partir d’ici ! » gronda-t-il sans la relâcher. Il ne pouvait pas laisser une gamine de dix-sept ou dix-huit ans risquer sa vie. C’était peut-être son côté grand-frère d’une grande fratrie, son côté professeur, son côté papa raté. Mais elle n’avait nullement l’air de revenir sur ses pas pour se suicider, elle avait sûrement une bonne raison de vouloir y retourner. « Il y a quelqu’un là-bas que tu veux retrouver ? » Difficilement de se faire entendre par-dessus les cris, et surtout d’échapper aux bousculades. Il se prit un coup de coude dans les côtes qui le sécha sur place et posa sa main libre dessus, sans pour autant relâcher la jeune fille. Si elle devait y aller, il l’accompagnerait pour être sûr qu’elle s’en sorte indemne. « Je viens avec toi. » conclue-t-il en la relâchant.

« Donne-le moi. » ordonna Tobias en tendant les bras vers l’adolescente, qui tentait de sortir son chien de cet enfer brûlant. Il comprenait, à présent, pourquoi elle avait voulu faire demi-tour. Il s’empara de l’animal qu’il serra contre lui (et dieu seul savait à quel point il détestait les chiens, depuis qu’il portait les traces de morsure de l’un d’eux sur son mollet) pour aller plus vite. Ils atteignirent finalement un lieu sauf, au bord de la route. Les traînards s’éloignaient en courant, tandis que les sirènes des camions de pompiers qui les croisaient hurlaient dans leurs oreilles. Tobias avait l’impression que sa tête allait exploser. Flageolant, à bout de souffle, Tobias reposa l’animal au sol et s’appuya contre le mur le plus proche à l’aide de sa main. « Désolé pour ton poignet, j’ai peut-être serré un peu fort. Si je t’ai fait mal, ce n’était pas dans mes intentions. » Il soupira, salua la jeune fille d’un hochement de tête et n’attendit nullement sa réponse pour la contourner et s’éloigner. En sueur, écœuré par l’odeur de la fumée, pris de nausée et lassé de ce pantalon rouge sang, Tobias n’avait qu’une envie : rentrer chez lui. Mécaniquement, ses pas le guidèrent jusqu’à sa maison et c’est tout aussi mécaniquement qu’il termina la journée. Il avait de quoi écrire. L’inspiration viendrait le lendemain, juste le temps de se remettre du choc des derniers évènements. Qu’est-ce qu’ils pouvaient bien signifier ? Etait-ce un geste désespéré de la part d’un vieux fanatique, ou un réel danger ?