Mon esprit avait toujours besoin de se faire les dents sur un problème. Ainsi fonctionnaient mon anxiété et cette propension qui me venaient de la plus tendre enfance à imaginer le pire. La vie avec Sacha m’avait néanmoins appris à nourrir mes pensées autrement. Mes occupations pouvaient servir des fins positives. Ces dernières semaines, par exemple, je m’étais efforcé de me montrer digne du nouveau rôle que l’on m’accordait auprès de Lily. Même si j’étais profondément touché de la demande que la petite fille m’avait faite et que j’étais plus que sérieux dans ma démarche auprès d’elle, il n’en était pas moins que j’avais encore un peu de difficulté à me sentir pleinement légitime dans ce rôle de deuxième papa. Sous les encouragements de mon adorable mari, je m’étais alors lancé dans la mission de faire des activités avec Lily. Était-ce donc une façon de rattraper le temps perdu ? Ou de lui signifier qu’elle n’était pas un second choix après ce projet « bébé » que nous avions en cours tous les deux avec son papa ? Parce que Sacha le serait toujours, celui qui avait été présent dans les premières années de sa vie et qui avait contribué jour après jour à la personne qu’elle devenait. Une petite fille brillante, sensible et soucieuse du monde qui l’entourait. Ainsi, profitant du temps libre accordé par les vacances estivales, j’avais emmené Lily au Snowdrop Festival cet avant-midi. Nous n’en étions même pas à notre première visite ! Elle aimait particulièrement visiter les animaux de la ferme et me battre à plate couture au chamboule-tout ou encore aux fléchettes. Là-bas, nous avions croisé la famille d’une de ses copines de l’école et il avait été entendu qu’elle poursuive l’après-midi avec eux. De quoi me laisser vaguement en peine d’une journée de congé à meubler, alors que j’avais imaginé Sacha occupé avec le refuge tout l’après-midi.

Au lieu de quoi, mon plus-que-parfait mari avait proposé une sortie dans les boutiques et je ne m’étais pas fait prier pour accepter. Maintenant que nous avions la maison pour nous seuls, nous pouvions continuer d’aménager notre futur nid. « Tu sais qu’elle m’a demandé si l’on pouvait faire une grande murale peinte sur le mur du fond de sa chambre ? » Sourire en coin, je guettais la réaction de Sacha. Si la plupart des papas n’étaient pas enchantés à l’idée que l’on peigne sur les mûrs de la maison, Sacha devait bien se douter que ce projet serait supervisé étroitement et probablement réalisé en grande partie par moi-même. « Je lui ai dit que je t’en parlerais… » La donne avait changé, maintenant que j’étais aussi responsable que Sacha des décisions parentales. J’avais encore tendance, parfois, à prendre le parti de la petite fille. « Donc, je crois qu’elle serait un peu déçue si on bougeait sa chambre en bas… Je dirais qu’on pourrait prévoir les deux chambres des enfants à l’étage, mais que ça ne nous empêche pas de faire un coin bébé dans notre chambre, aussi, pour les premiers mois ? » Pas question de priver notre fille du sommeil dont elle avait besoin. De son côté, Sacha dressait la liste des achats que nous devions prioriser et je me mettais à rire. « On sera les parents les plus prêts à accueillir un bébé de la région… » À défaut de pouvoir faire quoi que ce soit d’autre pour provoquer la bonne nouvelle tant attendue. Cet enthousiasme-là, je l’avais soigné sans relâche ces derniers temps, m’accrochant autant que possible aux bonnes et sages paroles de Sacha. Tout ne pouvait pas réussir du premier coup, il avait raison. « S’il est avec nous les premiers temps, on n’aura pas besoin du babyphone tout de suite ! » Et quant à la couleur : « Vert d’eau. » J’en avais parlé beaucoup, oui, surtout que les couleurs étaient mon affaire. « Ça représente l’équilibre, la renaissance, la fraîcheur… Peut-être pas les quatre mûrs, on peut en garder blanc cassé ou quelque chose comme ça, à voir avec le déco… En plus, ça ira autant pour une fille que pour un garçon. » Dans l’élan, je me stoppais tout à coup, songeur. « Sacha ? » Bien sûr, il était à mes côtés, juste là, et je plongeais mon regard dans le sien. « Si jamais… Je sais qu’il faut être patients et que ça ne fonctionne pas toujours la première fois… Mais si jamais ça ne fonctionne jamais, justement… On sera heureux quand même. » Pas vrai ? Impossible de nier que j’avais besoin d’être rassuré, de savoir qu’il ne regretterait pas notre vie à deux quoi qu’il arrive. Être patients était une chose, mais savoir accepter que tous les rêves ne se réalisaient pas et éviter de laisser ce que l’on avait, soit cette famille si précieuse, était aussi une nécessité.

Depuis que Sacha était entré dans ma vie, j’avais pris l’habitude de tout lui dire. Déjà, parce que j’étais un livre ouvert et que m’exprimer sur tout ce qui pouvait me tracasser était une véritable thérapie. Sacha était différent des autres; il avait écouté, mais plus encore, son calme, sa bonne humeur et son amour parvenaient toujours à me rassurer. Qu’est-ce qui pouvait être aussi grave, quand on avait quelqu’un qui nous aimait comme ça à ses côtés ? Pour autant, je ne lui avais pas parlé du retour en ville fracassant de Billie – ou plutôt, je ne lui avais pas donné les détails de ces retrouvailles pour le moins troublantes. Quelques jours auparavant, il m’avait vu être nerveux, le jour même tout simplement intenable. Après ? J’étais resté évasif, oui, ça avait été, oui, j’étais heureux de l’avoir revue. Comment mon coeur s’était brisé une nouvelle fois d’apprendre ce qu’elle avait vécu et de réaliser que je n’avais pas été là pour elle, au bon moment, était quelque chose que je n’avais tout simplement pas su verbaliser. Une fois n’étant pas coutume, le déni et une fausse légèreté m’avaient porté jusqu’à ce jour. Il fallait dire que le quotidien était déjà bien rempli et que je n’avais peut-être bien que tout ce que je méritais, finalement. Je ne pouvais me plaindre, surtout que j’avais tout de même eu une chance inouie de devenir une personne significative pour la petite Lily – l’ironie du sort voulait que le prénom de la petite blonde me rappelle l’autre, la mienne, ma blonde, mon amie de toujours. Billie. « Je le promets, mais je ne promets pas qu’elle ne m’aidera pas… Un peu ! Elle a du talent, il faut le laisser s’exprimer. » Je souriais à mon compagnon. Bien sûr, il savait qu’il pouvait compter sur moi et que je n’étais pas du genre à défier ses conditions, que du contraire. « On fera quelque chose de très beau, tu voudrais qu’on peigne nos mûrs ensuite. » Il y avait fort à douter que Sacha fasse une telle demande, lui qui avait insisté pour que notre chambre demeure un endroit confortable et zen – avec raison ! Je posais un baiser sur sa joue et, bien vite, sur ses lèvres aussi pour le remercier. Cela m’aidait à me changer les idées, exactement comme je l’avais fait ces derniers jours. D’aucuns diraient que je gagnais en maturité ou en sagesse, même ! La quarantaine bien présente, il était temps… Mon mari était une bonne influence, heureusement. Me rappeler de la chance que j’avais d’avoir cette vie me ramenait constamment les deux pieds sur terre.

Quant à être prêts, je souriais malgré tout, on aurait dit que j’avais toujours été prêt. Peut-être pas dans les moindres petits détails, mais psychologiquement, je l’avais toujours ardemment voulu. Tout comme j’étais prêt pour cette nouvelle chambre pour bébé, jusqu’à la couleur très précise des mûrs et des idées de déco en tout genre. Je soupirais lentement. Être patient ne voulait pas dire ne pas être aussi réaliste, parfois, et je songeais de plus en plus que l’être éviterait peut-être une trop grande déception. Je me décidais à en parler à Sacha, pour me rassurer le premier, quand la sonnerie de son téléphone nous interrompait. Je m’arrêtais alors pour l’attendre, jetant un coup d'œil aux produits autour sans pour autant pouvoir m’empêcher complètement de lui jeter un regard curieux. « C’était qui ? Elle semblait en avoir long à te dire. » Sacha ne recevait pas une tonne d’appels, surtout comme ça en plein jour, à moins que ce ne soit l’école de Lily ou une bénévole du refuge – il me semblait bien avoir distinguer de loin une voix féminine quand il avait pris l’appel. « Attends, qu.. quoi ? » Hoquetais-je en fronçant les sourcils. Le sourire sur les lèvres de Sacha était rayonnant, et moi, je n’arrivais pas tout à fait à réaliser ce qui se passait. « Tu veux dire que… » Ma tête tournait tout d’un coup, après tous ces efforts que j’avais faits pour relativiser et accepter que les choses ne fonctionneraient peut-être pas comme nous l’avions voulu, et que cela n’empêchait en rien notre famille d’être heureuse. « On va être parents ? » J’avais les yeux écarquillés, et d’un seul coup, un sourire béat se logeait sur mon visage à moi aussi. « On sait elle en est à combien de semaines ? Ça veut dire que la naissance sera quand ? Est-ce qu’il y a des risques ? » Je fronçais les sourcils. Oh. Bien sûr qu’il devait y avoir des risques comme dans toute grossesse. « Est-ce qu’elle va bien ? Tu crois qu’on devrait faire quelque chose pour la mère ? » Impossible de ne pas penser à ma Billie, et au sacrifice que cela demandait de porter un enfant. Surtout pour d’autres. « Je veux dire, c’est le plus beau cadeau qu’elle n’aura jamais fait à qui que ce soit, alors je voudrais qu’on le lui rende d’une manière ou d’une autre, je ne sais même pas si elle réalise combien c’est… » Et voilà, j’étais complètement parti sur la comète. Et tellement, tellement ému que des larmes m’étaient montées aux yeux. Le réalisant, je les chassais d’un revers de manche et je me jetais presque dans les bras de Sacha. « Tu sais que tu as le droit de me dire de me taire, parfois ? Ce serait même probablement une très bonne chose pour l’humanité ! » Surtout dans ces moments où je ne me taisais plus.

Un sourire complètement niais s’était glissé sur mes lèvres à entendre Sacha se montrer si raisonnable… si parfait ! Encore à ce jour, je m’extasiais d’être aux côtés d’un homme tel que lui, mon ancre. Si j’avais toujours rêvé de parentalité, c’était encore bien mieux de pouvoir le faire avec un complice tel que lui, qui me complétait si bien. La discipline n’avait jamais été mon forte, pas plus que me montrer prévoyant. En revanche, Lily trouvait en moi un modèle pour communiquer ses émotions, se montrer vulnérable, faire preuve d'honnêteté et de générosité. « Tu auras une famille remplie d’artistes. » Pour Sacha, il s’agissait des histoires de fiction, tandis que je préférais mettre en images… Sa fille – notre fille – possédait à mon avis, quant à elle, tous les talents et tellement de potentiel de devenir tout ce qu’elle souhaiterait plus tard. Ces pensées m’avaient tenu occupé, avec plus ou moins de succès, jusqu’à ce que le fameux coup de téléphone ne vienne définitivement tout changer. Impossible, dès lors, de ne pas poser la multitude de questions qui me traversaient l’esprit en même temps. « Tu crois que oui ?! » Il allait définitivement me falloir plus de détails …! « Bien sûr que oui, n’importe quand… Lundi 15H… D’accord, c’est quel jour ça ? » Mon cœur battant à tout rompre, tout sens commun semblait s’être envolé du même coup de mon esprit, où tourbillonnaient furieusement tout un tas d’idées. Le temps venait décidément de s’accélérer après ces mois d’attente et de doute. Tout le monde à l’agence savait pour mon projet parental, même si je faisais de mon mieux pour être discret. La moindre information personnelle avait tendance à se répandre comme une traînée de poudre entre ces mûrs !

Sacha continuait d’expliquer les informations qu’il avait déjà reçues quelques instants plus tôt. Deux mois déjà ? Par réflexe, je me mettais à compter sur mes doigts. « Ça veut dire que le bébé arrivera…. en février ? C’est ça ? Ça signifie un Verseau ou un Poisson… » La sensation était similaire à celle qui me prenait lorsque je devais vérifier par deux fois - trois fois - que j’avais bien verrouillé la porte de chez nous avant de partir. Difficile d’y croire, que cela nous arrivait vraiment à nous – à moi. Le baiser de Sacha me ramenait sur terre, encore plus que ses paroles rassurantes. J’en profitais pour glisser les bras autour de son cou et prolonger le baiser – tant pis si nous étions dans une boutique, les autres clients devraient faire avec notre bonheur quelques minutes de plus ! « Oh, on remplit carrément ce cadis ! » L’enthousiasme des premiers temps, celui qui s’était un peu atténué en raison du découragement ces derniers temps, venait de revenir au devant de la scène. Sourire scotché sur les lèvres, je jetais un œil à ce que nous avions déjà rassemblé… Bien peu de choses à côté de tout ce que nous aurions besoin pour préparer la future chambre du bébé. « Tu crois qu’on aurait dû imprimer une liste ? Comment t’as fait, quand t’as eu Lily ? Tes parents t’ont beaucoup aidé ? T’as lu des bouquins ? » Comment avait-il fait pour s’en sortir seul, surtout ? Pour rien au monde, je n’aurais échangé sa présence à mes côtés pour cette aventure qui nous attendait.