Dix oncles ou dix tantes ne sauraient égaler le père ou la mère – Julian ne le sait que trop bien. Cela ne saurait pourtant entamer sa détermination à se faire une place dans la vie de sa nièce, et ce depuis ses premiers cris – ou presque. Voilà déjà quelques années que le père de l’enfant brille par son absence. De quoi exhorter  le médecin à endosser le rôle de figure tutélaire – tantôt pilier, tantôt repère de cette adulte en devenir – dix ans, déjà ! A bien y réfléchir, le père n’est pas celui à qui l’enfant a arraché la vie – parfois contre sa volonté. Le père, c’est celui qui aime. Celui qui chérit chaque instant passé ensemble. A commencer par celui-ci – un match de hockey, pour lequel il a dû trouver quelqu’un pour le remplacer à l’hôpital. C’est qu’il n’aurait pas raté ça, Julian – pour rien au monde ! Son seul regret est de ne pas pouvoir compter sur la présence de son propre fils, resté à New-York avec à sa mère. Le temps lui paraît long avant les fêtes de fin d’année dont il a arraché de les passer ici, avec Noah – au termes de difficiles négociations avec son ex-belle-famille. Qu’à cela ne tienne ! Le médecin s’est engagé à couvrir l’événement, à grands renforts de films et de photos que le gamin ne manquerait pas de réclamer, dès son retour à Redwood Hills.

« Un petit sourire ? » s’exclame-t-il alors, à l’attention de sa petite sœur qui se tient près de lui, penchée au-dessus des cartons qu’ils viennent à peine de décharger de la voiture. Et de se justifier, dans un sourire désolé : « Noah m’a demandé un reportage photos le plus complet possible. » Incluant les coulisses de l’événement. Et quelles coulisses… ! En se levant ce matin-là, Julian ne s’attendait pas à se voir confier la responsabilité de la buvette – une tâche qu’Eilin avait accepté de prendre à son compte en prévoyant toutes sortes de boissons et gâteaux à vendre aux spectateurs pour collecter des fonds qui serviraient à renouveler le maillot de l’équipe. « Je sais que c’est pour la bonne cause. » poursuit Julian, en même temps que de poser son regard clair – et quelque peu dubitatif – sur la profusion de victuailles qu’il avait eu le plus grand mal à faire tenir dans le coffre de la voiture. « Et je sais aussi que tu prends ton rôle de sponsor très à cœur, mais... » Il feint d’hésiter un instant. « Tu n’crois pas que c’est un peu… Excessif ? » Et de préciser sa pensée : « Je veux dire… Il y a là de quoi précipiter une armée de pré-ados en comas diabétique – ce qui, je dois dire, est tout-à-fait contraire au serment que j’ai prêté à l’obtention de mon diplôme. » Ses lèvres s’étirent en un sourire mi-moqueur, mi-amusé au moment d’ajouter : « Sans compter qu’il nous faudrait une armée de Oompa Loompa dopés à la cocaïne pour espérer finir de tout installer avant le début du match. » Au moins tout ça.

Sains. Vraiment ? « Tu sais qu’il y a au moins six morceaux de sucre dans un seul verre de ce truc-là ? » s’insurge le médecin, en même temps que de désigner l’une des bouteilles de soda venues s’accumuler dans les cartons qu’il porte à bout de bras – non sans peine. Une plaisanterie sur les Oompa Loompa plus tard, voici que notre trublion se fige – dubitatif. Et de sonder sa petite sœur, de son regard clair. « Je ne sais jamais si tu plaisantes ou non. » observe-t-il alors, en réaction à la remarque de Lili qui avait la fâcheuse de tout prendre au premier degré. Et de conclure, dans un vague haussement d’épaules « C’est peut-être mieux comme ça, à vrai dire. » Mieux vaut ne pas lui donner la réplique, sous peine de déboucher sur une conversation des plus fantasques. C’est que sa sœur déborde d’imagination – comme en témoigne sa passion pour Charlie et la chocolaterie – passion qui remonte à leur plus tendre enfance. « Tu sais qu’ils vont bientôt sortir un film sur l’enfance de Willy Wonka ? » s’exclame-t-il alors, tandis qu’il atteigne enfin la buvette, positionnée non loin de la glace. « C’est un acteur franco-américain qui va reprendre le rôle. » Et de feindre une grimace censée traduire une forme de mépris. « C’est typique des français, ça. Dès qu’il s’agit de bouffe, il faut toujours qu’ils prennent le haut de l’affiche. » Même le rat de Ratatouille est français ! « Timothée… C’est quoi son nom, déjà ? » Timothée Belle-gueule. « C’est pas lui qui s’est fait connaître en jouant un ado accro à la méthamphétamine ? » De quoi reboucler avec sa précédente plaisanterie : « Cocaïne… Méthamphétamine… J’étais pas loin de la vérité. » Et le médecin de pouffer comme un enfant en même temps que de continuer d’installer le buffet.

« C’est quoi ? » s’exclame une voix juvénile – celle d’un petit garçon agrippé à la nappe en papier qu’il vient tout juste d’installer. « La méthamphétamine ? » Et le gamin de secouer frénétiquement la tête. « Oh, et bien… » L’embarras du médecin est palpable, tandis qu’il vient glisser une main à l’arrière de son crâne, tâchant de faire fît de l’air courroucé des parents traînant alentour. « Tu veux un soda ? » Dieu merci, cela paraît suffire à détourner l’attention du chérubin, bientôt rattrapée par sa mère qui salue Eilin d’un geste de la main – probablement la mère d’une camarade d’école de sa nièce. « Vous êtes le père d’Ana ? » s’enquiert-elle, d’ailleurs. « Euh… Non. » bafouille le jeune homme, pris de court. « Je suis… son oncle. Enfin, un de ses oncles. » Et de préciser : « Le plus sympa des deux. » Pour le simple plaisir de faire enrager sa sœur. « Oh, c’est intéressant. » roucoule la mère de famille, tout-à-coup très – peut-être trop – attentive. « De passage dans la région, alors ? » Nouveau silence, gêné. « Euh, non. C’est-à-dire que... » Admettre qu’il vit là depuis déjà qeulques années lui semble encore plus risqué que de n’en rien faire. « Je te laisse terminer ? » s’exclame-t-il alors, à l’attention de sa frangine. « Je vais chercher le reste dans la voiture. » Et notre trublion de prendre ses jambes à son cou pour ne réapparaître que quelques longues minutes plus tard, les bras chargés des dernières victuailles. « Regarde qui j’ai trouvé en chemin ? » Ana, vêtue de pied en cape – ou casque, c’est selon – et manifestement prête à en découdre pour ce premier match.