Elle a promis un goûter et ce ne sont pas les protestations de Camilla qui lui ont ôté l’envie de se mettre en cuisine. D’accord, il a fallu qu’elle relise trois ou quatre fois leur échange de messages pour s’assurer que la recette qu’elle a élue sur internet ne contient aucun des ingrédients exclus par le régime alimentaire de la blonde – qu’il soit écrit « vegan » ne lui paraissait pas une garantie suffisante. Mais au final, rien d’insurmontable : c’est même étonnement facile, elle n’a pas eu besoin de faire de courses particulières, et si la texture de la pâte à cookies obtenue n’est pas celle dont elle a l’habitude, elle ressent néanmoins un soupçon de fierté en formant ses petites boules sur la plaque de cuisson, comme quoi elle est capable de réussir a priori à merveille une recette dont elle ignorait l’existence deux heures avant. Mais c’est à ce moment-là, alors qu’elle a les doigts couverts de pâte, qu’August décide de manifester son mécontentement à grands renforts de cris. Il n’a pas envie de dormir aujourd’hui, et que sa mère porte son attention ailleurs semble lui déplaire. Teddy se crispe en entendant son fils, ses muscles se contractent, elle déteste quand il pleure, en fait malgré les mois qui coulent et les habitudes qui se créent quelque chose a sans cesse peur dans sa poitrine, c’est une réaction instinctive, elle retient sa respiration. Coup d’œil au saladier, à la pendule, elle décide de finir ses biscuits et de les mettre au four avant de se laver les mains et d’aller voir August.
Il est grognon, elle croit même qu’il la boude d’avoir mis une minute de trop à accourir, alors en le prenant dans ses bras elle lui dit qu’elle s’excuse, elle a fait des cookies pour qu’ils aillent rencontrer son copain Ralph, mais rien n’y fait, son fils refuse de se calmer. Ted pense à tout ce qu’elle doit finir de faire avant qu’ils partent, les minutes continuent de défiler et assez vite une odeur de brûlé vient lui chatouiller le nez. Catastrophe. Enfin, lorsqu’elle ouvre le four elle découvre que ses gâteaux sont bien cuits, un peu trop, il faudra en enlever un bon bout, pour certains. Et elle se brûle le bout des doigts en les mettant directement dans une boîte, l’heure est passée, déjà, elle n’est pas prête et elle est sur les nerfs à présent, elle se demande s’il faut qu’elle fasse un détour par l’épicerie, est-ce qu’ils auront des trucs vegans ? Pas sûr. De toute façon, une fois dehors, elle trouve qu’il fait trop froid pour marcher plus que nécessaire. Contre elle, August a cessé de pleurer, elle vérifie mentalement en vitesse qu’elle a tout ce qu’il leur faut… ah mince, l’adresse de Camilla ? Ce n’est pas loin mais impossible de s’en souvenir à cet instant. Elle était sur le faire-part. Teddy fait demi-tour pour aller le chercher à la maison, et déclare à voix haute que cette fois ils y vont… August s’en fiche, l’idée de partir en promenade semble lui plaire, mais sa maman est loin d’être détendue lorsqu’ils parviennent devant l’immeuble de Camilla. Ils sont en retard. Ça n’a pas d’importance, qu’elle finit par se dire, étant donné que l’interphone met un petit instant à réagir – juste le temps pour elle de remarquer le deuxième nom sur la sonnette… Aussi, la porte s’ouvre sur l’adorable sourire de Camilla, et sa contrariété s’envole. Elle est contente d’être arrivée, d’être au chaud, de la revoir, lui présenter son fils, de rencontrer le sien. « Hey… » August se met à battre des pieds, les nouveaux visages attisent sa curiosité, et Teddy pour sa part manque bousculer le chien dont elle n’avait d’abord pas remarqué la présence. « Je suis contente aussi, comment vous allez tous les… trois ? » Elle tend l’oreille, est-ce que l’autre personne dont elle a lu le nom est présente elle aussi ? Ça l’intrigue. « Voilà August… c’est Camilla bonhomme, tu ne te rappelles pas mais on les a déjà rencontrées, avec Ralph. » Ted lève ses yeux du visage du bébé pour regarder son hôte, et esquisse brièvement une grimace. « J’ai fait des cookies, vegans mais ils ont un peu… été oubliés. Je me demandais d’ailleurs, « Turner » sur la sonnette c’est pour… un jeune homme qui a une sœur qui s’appelle India ? » La question est plutôt directe pour quelqu’un qui vient à peine de franchir le seuil, mais sa curiosité a été la plus forte. Ce serait drôle que ce soit le Turner qu’elle connaît… mais quel est son lien avec Camilla ?

La nuit d’hiver tombe tôt, le vent siffle dans les rues et Ted a l’impression qu’elle fuit à petits pas pressés sur le trottoir une espèce de menace planante sous le ciel gris, son bébé contre le cœur. L’irritation qu’elle ressentait à force d’être débordée s’évanouit dans la chaleur du sourire de Camilla, qui les accueille en compagnie de Ralph et de son chien. Ils sont en sécurité à présent, les lumières de l’appartement les protègent de l’hiver difficile. Ted fait ses premiers pas dans la pièce principale, découvrant peu à peu le logement de l’interne rencontrée quelques mois plus tôt. Elle ne s’est pas encore débarrassée de son sac et de son manteau, et porte encore August, mais parle déjà de ses cookies trop cuits. La réaction de Camilla lui paraît familière, comme si elles se connaissaient déjà assez pour qu’elle ait pu la prévoir de façon sûre. Ce n’est pas le cas, c’est surtout que la blonde laissait paraître sa gêne dans ses messages, l’a assurée qu’elle ne voulait pas qu’elle s’embête. Teddy ne s’est pas du tout embêtée, elle propose très rarement de faire des choses dont elle n’a pas envie, alors en toute simplicité, elle hausse les épaules pour rassurer son hôte. « Oh pas du tout. C’était très simple. Ça m’a fait plaisir de prendre le temps de cuisiner. » Le temps, cette ressource capricieuse qui lui file entre les doigts. Ses yeux regardent à l’arrière-plan le soleil qui se lève et se couche, ses mains s’agitent et son esprit est presque toujours pris. Mais si prendre soin d’August est devenu une évidence telle qu’elle agit par automatisme, le mettre à l’aise dans le salon avant elle-même est un réflexe, elle n’en fait pas pour autant taire sa curiosité, quitte à se montrer assez directe, presque brusque. C’est comme si ça l’avait tracassée durant cette minute écoulée entre l’interphone et le seuil. Camilla, Ralph, elle n’arrive pas à situer le seul Turner qu’elle connaît dans ce triangle et ça la perturbe un peu de se souvenir des confidences de Camilla à l’hôpital, sur le père de son fils… mais cette dernière dissipe rapidement la zone d’ombre en précisant que le jeune homme est son « colocataire ». Et Ted n’y pressent pas d'ambiguïté alors elle oublie vite ses hypothèses. « Je connais India surtout, c’est une amie… Mais Tristan est sympa. Très réservé » ne peut-elle pas s’empêcher d’ajouter alors qu’il n’était pas question ici de jauger les qualités de colocataire du Turner. Elle se rappelle d’une discussion qu’ils avaient eue, durant laquelle il lui avait avoué sa crainte de vivre avec quelqu’un d’autre que sa sœur. Elle est contente que ce soit Camilla, sa remplaçante. Elle est tellement lumineuse et gentille. « C’est très bien, merci. » Ted fouille son sac pour en tirer sa boîte à cookies, et en profite pour vérifier qu’elle a pensé à tout ce dont August pourrait avoir besoin au cours de leur visite. Ce n’est pas le cas, elle s’en rend très vite compte. « Je te piquerai sans doute une couche un peu plus tard, si ça ne te dérange pas » répond-t-elle avec une petite moue, mais l’agacement d’avoir oublié cela s’évade d’ores et déjà, ses yeux s’aimante au visage de son fils qui a la tête tournée en direction du parc de Ralph. Il n’émet pas le moindre son pendant un temps qui lui semble long, il a l’air captivé par la proximité de cet autre bébé. Teddy penche sa figure vers lui, dépose un baiser sur son front et profite d’un moment calme durant lequel ils ne font qu’observer le fils de Camilla, tous les deux, attendant le retour de cette dernière. « Il est sage » commente-t-elle doucement, sur un sourire, lorsque celle-ci revient. Une pensée en entraînant une autre, elle ajoute : « Tu as repris les cours ? » Elle lui avait bien expliqué, sa formation pour devenir psychiatre, mais Teddy n’est plus sûre de ses souvenirs et l’imagine assise des jours entiers dans un amphithéâtre. Leurs échanges ont été assez brefs et elle est curieuse d’avoir de vraies nouvelles du nouveau quotidien de la blonde depuis qu’elle est devenue maman.

Redwood Hills est petite en effet et Ted est surprise à chaque fois qu’elle y fait une nouvelle rencontre. Depuis toutes les années qu’elle vit ici, avec toutes les soirées au bar, ses balades et son travail au magasin, elle s’attendrait à connaître le visage de tous les habitants, même si elle avouerait bien volontiers qu’elle en ignore le nombre exact. Il faut toutefois reconnaître qu’en général, tôt ou tard dans les conversations, les gens d’ici découvrent qu’ils ont des relations communes. Camilla, tenez, connaissait son frère, et aujourd’hui Ted apprend que son colocataire n’est autre que Tristan Turner… cette ville est vraiment minuscule. « Il est chouette, c’est vrai. Je suis contente de savoir qu’il a des amis comme toi » commente-t-elle avec un mince sourire. Elle refuse d’en dire plus et s’applique à regarder la décoration du salon, sûrement un peu pour s’empêcher de penser que son hôte a l’air de vraiment beaucoup, beaucoup aimer Tristan. Ce qui est super, elles sont d’accord là-dessus, c’est un jeune homme très gentil et Camilla est elle-même adorable. Rien à ajouter là-dessus.
Avant que cette dernière ne parte préparer le thé, Teddy apprend qu’elle utilise des couches lavables, objet dont elle supposait l’existence mais dont elle n’est même pas certaine qu’il ait la même forme que celles jetables qu’elle utilise. Mais elle avoue son ignorance sans complexes : « Oh non, si tu m’expliques comment ça se lave. » La chaleur du salon, le calme des bébés, la douceur du moment l’assoupissent quelque peu. Elle pourrait s’endormir, vraiment, elle le pourrait, mais elle ne le fera pas parce qu’elle est responsable d’August et de Ralph également tant que sa maman se trouve dans l’autre pièce, et que de toute façon, celle-ci revient très vite. Elle a juste profité de quelques minutes comme hors du temps. Comme elle fait remarquer à Camilla que son fils est très sage, elle lui répond qu’il paraît apprécier être avec d’autres enfants. Et là, là c’est un peu magique, parce qu’August tend sa toute petite main en direction de Ralph à peine sorti du parc. Teddy lance un regard à Camilla. « Ça commence bien. » Ce n’est qu’un petit geste, mais elle le trouve si beau. Les yeux rivés sur les garçons qui semblent continuer de s’appréhender l’un et l’autre, elle écoute Camilla lui parler de sa poursuite d’études. Elle lui dit que ça va, qu’elle peut compter sur son père et son frère pour s’occuper de Ralph pendant ses gardes, n’insiste pas davantage sur la fatigue de celles-ci. Teddy n’y connaît rien en psychiatrie, il y a quelques minutes elle ignorait d’ailleurs la part prépondérante de stages dans les études, mais cela ne l’empêche pas de penser que la doctorante face à elle est vraiment admirable. « Tu es assez incroyable, pour réussir à tout gérer comme ça. Tu dois avoir une sacrée organisation. Et beaucoup de volonté. » De son côté à elle, elle cherche à se faciliter au maximum la vie au quotidien, et c’est pour cette raison qu’elle n’avait jamais approché une couche lavable. Elle avale sa salive, fronce un peu les sourcils en répondant à la question de son hôtesse. « Oui j’ai repris. C’est pas vraiment que c’est dur, mais je suis tellement fatiguée. Et je… je me demande si je voudrais pas changer de travail. Mais je ne sais pas quoi faire. » Sa fille aînée arrive dans la conversation et la grimace de Ted s’accentue quelque peu, sans qu’elle s’en aperçoive. Elle n’a pas de problème à en parler, c’est juste que c’est un autre sujet qui la préoccupe sans qu’elle sache trop quoi faire. « Elle fait un peu la tête, je crois. Sans rien dire, ce qui fait que je ne sais même pas si c’est elle qui a changé ou juste moi, et je n’arrive pas à lui parler. » L’image des boucles brunes de Wednesday lui vient en tête, c’est vrai qu’elles se ressemblent, elles se ressemblent de plus en plus au fil des ans, et quelque part ça lui fait peur sans qu’elle s’explique pourquoi. Elle cherche sur le visage de nourrisson d’August des traits qui leur seraient déjà communs à tous les trois mais c’est troublant, alors elle reporte son regard sur Camilla. « Tu as déjà travaillé avec des enfants, pendant tes études ? » Mais la seconde d’après, elle se surprend à fixer de nouveau son fils, et ces mots lui échappent sans qu’elle les ait prémédités, sans qu’elle s’entende les dire : « Je dois être une mère lamentable, en fait. »

Teddy n’a aucun mal à confesser qu’elle n’a aucune idée de la manière dont on se sert d’une couche lavable – a priori, la seule différence réside dans le fait que ça ne se jette pas à la poubelle une fois utilisé. Elle n’y pense pas beaucoup, pour sa part, au volume de déchets qu’elle produit tous les ans, à son impact privé sur leur environnement commun, quand bien même elle a deux enfants à présent et que de temps à autre elle lâche dans un soupir, à peu près comme tout le monde « mais où on va ». Phrase qui n’engage à rien, pas même à se remettre en question ni à pousser la porte de cette boutique dont Camilla lui parle, dédiée aux solutions écologiques du quotidien. Ce qui est drôle, c’est qu’elle voit pourtant parfaitement où elle se trouve. « Ah oui, je connais, c’est pas très loin de mon travail ! Je croyais que c’était un magasin de plantes, ce genre de choses. » L’ignorance crade dont elle témoigne par ce second aveu commence à devenir légèrement plus embarrassant. C’est que, Camilla ne se vante pas ni ne se pose comme un modèle à suivre, mais Ted se rend bien compte, au fil de leurs échanges, quelle énergie déploie la blonde pour assurer sur tous les plans (ses valeurs, ses études, son bébé). Elle ne parvient même pas à concevoir comment il est possible d’en faire autant, à moins de disposer de journées à rallonge ? Et d’une sacrée volonté. Elle le lui dit, en toute honnêteté : elle est réellement admirable. Et comme elle l’a fait à chaque fois qu’elle l’a complimentée, Camilla lui oppose qu’elle fait juste de son mieux, qu’elle est chanceuse, avec une humilité qui ne fait que renforcer la haute opinion que Ted s’est forgée d’elle. « Qu’est-ce que tu feras, quand tu seras diplômée en fin d’année ? Tu vas travailler ici, à l’hôpital ? » Peut-être que la future psychiatre nourrit d’autres projets, comme un déménagement ? Elle lui a parlé de membres de sa famille résidant à Redwood, mais ça ne signifie pas qu’elle compte rester elle aussi dans la région. Et puis, Ted n’a aucune idée d’où et comment ça se trouve, un poste de médecin.
À son tour elle se laisse aller aux confidences, évoque son propre travail au magasin où il ne lui semble plus tellement avoir sa place. Si son patron lui avait proposé cette promotion avant son départ en congé, elle croit qu’elle y serait retournée avec plus d’enthousiasme, ne penserait pas à chercher autre chose à l’heure actuelle ; seulement ça ne s’est pas passé comme cela, l’ennui lui coule le long des os lorsqu’elle se trouve dans la boutique et son regard se tourne de plus en plus de l’autre côté de la vitrine, comme cherchant un futur qui ne lui apparaît jamais net. « Eh bien je… je n’ai pas vraiment de passion, je ne suis pas du tout comme toi, je me suis jamais dit que je voulais absolument faire ça ou ça dans ma vie… j’ai fini le lycée et je me suis débrouillée. » Mais en réfléchissant à la question de son hôtesse, quelques idées un peu plus pertinentes lui viennent. « En fait, je n’aime pas travailler. Mais du coup, ce qui me plaisait au magasin où je suis, c’est que l’ambiance était assez légère, mon patron est sympa, et puis parler de jeux toute la journée c’est pas trop prise de tête. Je ne sais pas ce que je pourrais trouver d’autre comme ça. » Pas prise de tête. Voilà ce qu’elle voudrait : un métier qui respecte son temps de vie personnelle, auquel elle ne sacrifierait pas toute son énergie et où on ne la mettrait pas sous pression pour des raisons qu’elle trouvera forcément stupides. Est-ce que Camilla a des suggestions à lui faire, d’après ce plan idéal qui reste vague ? « Oh, tu pourrais, ça m’aiderait peut-être, tu sais faire ça aussi ? » lui répond-t-elle d’un ton amusé.
Ralph et August s’appréhendent du regard, s’apprivoisent peut-être, même ? Leurs mamans les observent, n’en perdant pas une miette. Elles ne commentent pas à voix haute chacun de leurs battements de paupière, mais c’est comme entendu entre elles, il serait superflu de le redire : ils sont mignons, vraiment. Très. Ted peut réduire l’espace physique entre son fils et elle, il semble pourtant qu’il demeure une distance et que même lorsqu’elle tient August contre son cœur, quelque chose lui échappe, encore, toujours, lui causant une douleur, minuscule mais vivace, à gauche dans la poitrine. Elle sait que sa vie aujourd’hui n’est en rien comparable au chaos qu’elle était au moment de la naissance de sa fille, mais sans doute qu’elle a peur, peur d’être foncièrement lamentable comme maman, peu importe les efforts qu’elle pourrait déployer. Est-ce que la moue boudeuse de Wednesday ne le lui répète pas à chaque fois qu’elles se voient ? Lamentable. Camilla, sans attendre, rejette énergiquement le qualificatif, lui explique qu’il s’agit d’un temps d’adaptation, d’un équilibre à retrouver, que ses difficultés avec Weddie ne veulent rien dire sur elle. Ted est touchée par son soutien, par la légère pression de sa main sur son bras, par sa manière de mêler Ralph à son soutien aussi. Adorable Camilla. Ça la réchauffe, cette gentillesse, en l’écoutant elle a envie d’y croire, de se laisser couler dans cette rêverie d’hiver, toute chaude de réconfort. Elle se fabrique des images vagues de félicité proche, tous les trois, Weddie, August et elle, ensemble, sourire aux lèvres, heureux. Seulement, ce n’est pas tout à fait ce que lui vend la résidente en psychiatrie. Elle lui explique qu’il faut qu’elle poursuive ses efforts, que le dialogue se renouera avec sa fille de manière apaisée lorsque celle-ci aura fini de la « tester ». Et lui propose généreusement de garder son bébé pour qu’elles puissent passer du temps toutes les deux. « Je ne peux pas accepter, tu dois déjà avoir tellement peu de temps pour toi, mais c’est vraiment gentil. Merci. » S’arranger pour avoir ces quelques heures privilégiées avec sa fille ne lui paraît pas le plus compliqué, c’est plutôt trouver comme les occuper, le problème. Camilla lui mentionne la possibilité de rencontrer un pédopsy. Ted doit avoir les yeux qui s’arrondissent. C’est sans doute la première fois que le mot est prononcé devant elle. « C’est… on peut en voir juste comme ça, je veux dire… ils font quoi, au juste ? » Un terme médical semble rendre les choses terriblement sérieuses, graves, irrémédiables. Qu’est-ce qu’elle a fait, qu’est-ce qu’elle a encore fait comme erreur… Camilla n’a pas dit que Wednesday est en danger ou quoi que ce soit dans ce registre, juste signalé la possibilité qu’elle puisse avoir besoin d’un espace neutre pour s’exprimer avec un professionnel. Mais Ted n’étant pas coutumière de cet univers-là, ça lui fait peur. Et dans les yeux d’August elle cherche l’image qu’il lui renvoie d’elle-même, lamentable, mais quand même pas si pire, qu’est-ce que tu en penses du haut de tes six mois, Auggie ? Et un souvenir lui revient en mémoire. « Tu te rappelles, j’avais dit qu’on allait être parfaites. » Ce n’était pas le terme qu’elle avait employé, le jour de leur rencontre, à l’hôpital. Mais elle y avait cru sur le moment.

Teddy hoche lentement la tête aux explications que lui donne Camilla, s’appliquant, avec l’air consciencieux qu’aurait une bonne élève face à une professeure – ce qu’elle n’a jamais été dans sa vie – de tout suivre, retenir les éléments, les étapes de ce parcours universitaire fort long, lui semble-t-il, et assez compliqué. Il en faut du courage, pour se lancer dans des études pareilles, et un métier aussi prenant ensuite… enfin, elle croit qu’elle a compris, à peu près. Camilla est au bout du chemin et envisage, après l’obtention de son diplôme, de travailler à l’hôpital de Burlington – s’ils ont une place, précise-t-elle néanmoins. « Je te le souhaite, si tu penses que c’est ce qui serait le mieux pour toi. » Après de telles études, de toute façon, elle pourra certainement changer de lieu d’exercice si elle le souhaite, ou aura des possibilités d’évolution ? C’est pas comme elle, pense Ted en se mordant un peu l’intérieur de la joue ; comment, en effet, s’empêcher de dresser le moindre parallèle entre leurs deux parcours. Ils n’ont certes rien à voir et elles sont deux personnes très différentes, avec divers points forts et compétences, et la question n’est pas de juger l’un de ces chemins de vie meilleur ou plus enviable que l’autre. Suivre des sentiers soigneusement balisés n’a jamais été tellement son genre, par ailleurs. Seulement, il est vrai que maintenant que c’est devenu plus compliqué pour elle au magasin, elle regrette, quelque part, de n’avoir jamais eu de vocation, d’idée précise d’activité qu’elle aime ou qui ne lui déplaît pas trop au moins, et qui s’exerce dans le cadre d’un métier. Il y en a toujours, à l’école, des gamins comme cela, qui à dix ans ne jurent déjà que par une carrière d’avocat, de policier ou que sait-elle encore, et qu’on retrouve vingt ans plus tard sur un réseau social, portant fièrement son uniforme sur une voire même plusieurs photos. Camilla voyait-elle elle aussi son avenir au sein d’un hôpital lorsqu’elle était enfant ? Cette dernière lui explique très gentiment comment elle pourrait trouver quelques pistes pour changer de métier. « Oh d’accord, je cherche sur internet test d’orientation alors, c’est ça ? Ne t’en fais pas, c’est pas très personnel, enfin je ne pense pas, ça ne me gène pas en tous cas, si tu as le temps pour qu’on en rediscute ensemble. » Le temps est toujours, comme on dit, le nerf de la guerre, et le devient bien plus lorsque naît un enfant. Teddy, plongée dans une sorte de rêverie bien confuse et bien vague dans laquelle elle ne formule explicitement aucune pensée, a pourtant l’impression de faire le lien entre August auprès d’elle et Wednesday qui ne l’est pas ; sa fille aînée avec laquelle, comme elle l’avoue à Camilla, les choses sont devenues un peu plus compliquées depuis plusieurs mois. Effectivement, le terme que la résidente prononce, pédopsychiatre, lui paraît effrayant car elle ne s’est jamais approchée de cet univers-là et qu’elle a la tête farcie d’images de cinéma. Enfin, de nouveau elle se concentre, s’applique à nuancer ce fol imaginaire avec ce que lui explique la blonde : rien de catastrophique, ni de pathologique, à consulter un tel médecin. C’est très courant, elle lui affirme. Elle hoche la tête. « Il faudrait que j’en parle avec son père de toute façon. Et… avec elle aussi, d’une manière ou d’une autre, je ne me verrais pas lui imposer ça. Mais merci pour l’idée » conclut-elle, sincèrement reconnaissante qu’elle lui en ai parlé. C’est toujours une idée, elle sait au moins qu’elle n’est pas démunie dans cette situation. Pas parfaite, c’est certain, mais elle fait de son mieux ? Pour Camilla c’est sûr, si cette dernière soulevait cette hypothèse à son propre sujet elle lui dirait sans l’ombre d’une hésitation : évidemment, tu fais tout ce que tu peux, tu es parfaite à ta manière, n’en doute jamais. À elle-même, ce discours est un peu plus difficile à appliquer (ça a un peu à voir avec les couches lavables, mais pas tellement non plus, en fait). Mais Camilla a une façon si délicate de formuler leur cheminement que Teddy se déride, et sent son coeur se réchauffer un peu – c’est souvent plus facile, quand on peut évoquer ce qu’on vit, toutes ses difficultés et ses questions, que c’est un peu partagé aussi. « Oui » répond-t-elle, un peu vite « je me dis souvent qu’on fait au jour le jour, qu’au jour le jour ça va aller de mieux en mieux. Avec même un peu de chance je saurai faire les meilleurs cookies du monde d’ici à ce qu’August entre à l’école – tu veux en goûter un quand même ? » propose-t-elle, tout en ouvrant la boîte qu’elle a emmenée.