Grace n’affectionnait pas particulièrement l’hiver, dans la mesure où elle détestait par-dessus tout avoir froid. Cela ne l’empêchait pas de sortir le plus possible, car elle n’aimait pas non plus restée enfermée chez elle à ne rien faire. Et elle aimait participer au plus d’événements et activités autour de Redwood Hills, notamment parce que cela lui donnait des idées pour la ville. Elle accueillait les projets avec plaisir, multipliait les actions, pour montrer que Redwood, malgré ce qu’on pouvait croire, était une ville dynamique et touristique. Ce jour-là, elle avait traîné sa fille à ce festival dans une petite ville relativement éloignée dans l’espoir, surtout, que cela lui permettrait de passer un peu de temps privilégié avec Melody. Grace n’avait pas toujours beaucoup de temps à consacrer à son aînée, elle avait tellement à faire ! Elles s’arrangeaient toujours, comme leur rituel d’autrefois, pour faire une journée entre filles. Souvent, c’était du shopping ou un cinéma, ou une après-midi détente au spa. Mais, parce qu’on était en hiver, Grace avait bousculé les plans pour programmer une sortie hivernale, en faisant miroiter à Melody la perspective d’un chocolat chaud délicieux dont on parlait dans toute la région. Le Vermont en hiver, c’était extraordinaire, pas question de rater ça. Et elle ne regrettait pas d’être venue, on se serait cru dans un décor de carte postale. En fait, en dehors du froid mordant et du ciel menaçant, tout était parfait. Et elle, avec sa fille de dix-sept ans, sa fille absolument unique, dont elle était très, très fière.

Au programme du festival, outre la dégustation de produits locaux, un concours de sculpture sur glace, la possibilité de patiner sur un lac gelé, une promenade en raquettes… et beaucoup d’autres activités plus ou moins intéressantes. « Je vais mourir de froid » commenta Grace qui disparaissait sous plusieurs épaisseurs de vêtements. Avec son écharpe remontée jusqu’à son nez et son bonnet qui lui tombait sur les yeux, on ne discernait pas grand-chose de son visage. « Qu’est-ce que tu préfères ? Bien sûr, on n’est pas obligé de s’arrêter boire le chocolat chaud tout de suite, on peut aller patiner, ou aller observer les sculpteurs de glace, ils ont l’air de faire des merveilles… on a l’embarras du choix » elle avait froid, Grace, mais elle était prête à laisser le choix à sa fille de décider de la suite du programme, déjà parce que Melody avait accepté de sortir de sa chambre alors qu’Elijah, lui, avait cette fâcheuse tendance à hiberner jusqu’au retour du printemps. Et puis, elle avait très envie de découvrir ce que le festival proposait, comme le patinage – elle n’était pas remontée sur des patins depuis une éternité et, si elle avait un peu peur du résultat, elle était aussi très impatiente d’essayer.  

Grace tenait à ces moments mère/fille. Elle y tenait plus que tout, surtout qu’elle avait conscience que bientôt, elle n’aurait plus autant l’occasion de voir sa fille. Certes, Melody n’avait pas encore terminé le lycée et il lui resterait encore une année après celle-ci, mais… ensuite ? Melody partirait à l’université, que ce soit à Burlington ou ailleurs, elle aurait sa propre vie de jeune femme. Une vie dans laquelle sa famille, que Grace le veuille ou non, prendrait beaucoup moins de place – mais elles n’en étaient pas encore là, bien au contraire, et l’avocate préféra se concentrer sur l’instant présent. « Oui, je sais. Mais je n’avais pas prévu qu’il fasse aussi froid ! » rétorqua-t-elle, vaguement amusée. Melody avait raison en réalité, elle n’avait pas le droit de se plaindre. Mais Grace se plaignait quand même. Elles avaient l’embarras du choix au niveau des activités à faire et Grace voulait laisser à sa fille le privilège de choisir la première. Tout lui convenait, elle n’était pas difficile, pourvu qu’elle passe un bon moment avec Melody. « Le patin à glace, ça me va. On verra ce qu’on fait après, on n’est pas pressé ! Et normalement, c’est prévu pour, ils n’ont pas lésiné sur la sécurité… enfin, je crois ? » elles se dirigèrent donc vers une petite cabane près du lac où l’on pouvait louer les patins. La glace n’était pas surchargée pour le moment, quelques patineurs sillonnaient déjà le lac, mais ce dernier était suffisamment grand pour accueillir tout le monde. A condition, une fois de plus, que la glace tienne, mais Grace se voulait résolument optimiste.

Tandis qu’elles marchaient, Grace reprit la conversation. « Tiens, je me demandais, toi qui est jeune… » elle grimaça – ce n’était peut-être pas la meilleure manière de commencer. « Tu as entendu cette histoire à Redwood Hills, ce blog dont tout le monde parle ? Un type qui se fait appeler le Corbeau, qui s’adresse bizarrement aux habitants. Sans compter ses menaces de révéler des secrets sur tout le monde » pas question de plomber l’ambiance, mais cela lui semblait important de parler de ces choses-là avec Melody. Elle était curieuse de savoir si sa fille était au courant (probablement, accro aux réseaux comme toute adolescente qui se respectait). « On en parle beaucoup, à la mairie, mais on n’a aucune piste concrète pour le moment. On ignore qui ça pourrait être » naturellement, Grace avait pensé à quelqu’un en lien avec la Rose Lunaire, mais ce doute-là, elle préférait ne pas en faire part à sa fille. La Rose Lunaire était un sujet beaucoup trop délicat pour être abordé aussi facilement. Grace était ouverte sur beaucoup de choses, elle parlait ouvertement de nombreux sujets, mais pas celui-là. Elles récupérèrent deux paires de patins à leur taille et Grace s’assit sur un banc à l’écart pour les enfiler. Il y avait longtemps qu’elle n’avait pas porté de patins à glace, elle n’était pas certaine de savoir encore en faire, mais elle comptait bien essayer. Et sortir un peu de sa zone de confort, pour une fois !   

« Ah, du soleil… j’en rêve ! Très bien, je note. Prochaine fois, on part en week-end sous les tropiques » assura Grace avec un sourire espiègle. Enfin, à défaut des tropiques, n’importe où il y avait du soleil conviendrait parfaitement à l’avocate. Pourquoi pas la Floride, par exemple ? Enfin, elle se voyait mal abandonner Jamie avec les enfants, même pour deux jours, mais en réalité, la proposition de Melody n’était pas si fantaisiste que ça. Grace rêvait de s’éloigner un peu de la routine de Redwood Hills et s’offrir un week-end avec sa fille adolescente lui plaisait bien. « J’espère bien » répondit-elle sur le même ton, quand sa fille assura qu’elle reviendrait la hanter s’il lui arrivait quoi que ce soit sur la glace. Elles enfilèrent les patins à glace, leur faisant gagner quelques bons centimètres, et en se redressant, Grace grimaça. Elle trouvait l’idée merveilleuse quelques minutes plus tôt, mais maintenant qu’elle se trouvait en équilibre instable, juchée sur les patins, elle n’était plus aussi sûre. Il était trop tard pour reculer, de toute façon, et elle préféra penser à autre chose, elle aborda donc le sujet du corbeau qui l’inquiétait beaucoup. Elle ne voulait pas transmettre cette inquiétude à sa fille, simplement savoir ce que Melody savait, et ce qui tournait au lycée. « Oui, oui c’est vrai, c’est assez puéril, comme comportement, mais… » elle poussa un soupir avant de demander « Tu n’as jamais été victime de rumeurs de ces pestes, toi, hein ? » sinon, naturellement, Grace monterait au créneau. Melody avait raison, c’était des histoires d’adolescents, mais l’avocate avait toujours trouvé que les ados pouvaient se montrer particulièrement violents entre eux. Les choses pouvaient aller loin, surtout sur les réseaux.

Elle suivit Melody vers la glace, en avançant à petits pas résignés. Pas le choix, c’était mort et enterré. « Oui, j’imagine que c’est son but, semer le bazar en ville, mais je ne sais pas pourquoi. Peut-être suivant l’adage diviser pour mieux régner, quelque chose comme ça » elle se posait une multitude de questions, Grace, et se sentait agacée de ne pas obtenir les réponses. Elle tâcha de sourire. « Non, pas de secrets de mon côté, enfin, je ne crois pas… certains me reprochent toujours d’avoir été amie avec l’ancien maire qui, on le sait, a trempé dans de sacrées affaires, mais… » mais depuis, elle s’en était désolidarisée et d’ailleurs, elle n’avait plus aucun contact avec aujourd’hui, mais quand même. Elle savait que ses détracteurs n’hésitaient pas à se servir de cette information pour lui nuire, mais comme le disait si bien Melody, ce n’était pas un secret à proprement parlé. Beaucoup d’habitants étaient au courant et avaient passé outre, le corbeau ne pourrait donc pas se servir de cette information. « C’est juste que je suis exposée, par ma situation » elle haussa les épaules. Jusque-là, ça ne lui avait pas porté préjudice, pourquoi tout changerait maintenant ? Elle attrapa la main de Melody alors qu’elles s’engageaient sur la glace. Grace sentit ses jambes trembler. Quelle idée stupide, vraiment ! Elle regrettait l’absence de rebord comme dans une vraie patinoire, qui lui aurait procuré un sentiment de sécurité. Elles étaient lâchées sans filet, mais à en croire les autres patineurs qui évoluaient plus ou moins adroitement sur la glace, on y survivait. Elle sourit et répliqua « Tu as raison, inutile de s’en préoccuper pour le moment, c’est juste que je me posais la question… mais concentrons-nous d’abord sur ce truc angoissant et pas sur les autres » du menton, elle désigna la glace et prit une profonde inspiration, avant d’effectuer un pas hésitant, puis un autre. Son regard s’éclaira. Elle tenait sur la glace, miracle !        

« Ça ne te manque pas, la vie à New-York ? » s’enquit Grace avec curiosité, contente de pouvoir rebondir sur le sujet. Melody n’était qu’une petite fille quand la famille Fordham avait quitté la Grosse Pomme pour revenir dans la ville natale de Grace, elle ne devait donc en avoir qu’un souvenir lointain, diffus. A l’époque pourtant, Grace s’en souvenait, sa fille avait tout de la parfaite petite new-yorkaise mais peu à peu, cette image s’était effacée à mesure qu’elle grandissait. C’était une autre ville, une autre ville. Certains aspects manquaient à Grace, d’autres non. Ici, elle avait l’impression de respirer davantage. Mère et fille se cramponnaient l’une à l’autre sur la glace, dans l’espoir (illusoire) de ne pas tomber sur la glace. Pourtant, elles ne se débrouillaient pas si mal, mieux qu’elle l’espérait. Grace laissa échapper un léger rire devant Melody qui lui montrait ses poings avec une certaine virulence mais, dans le fond, elle en était soulagée. Elle avait appris à ses enfants à ne pas se laisser marcher dessus, à se défendre quand on s’en prenait à eux, car elle savait que dans la cour de récréation, les choses n’étaient pas simples, mais comme le disait si justement Melody, c’était toujours avec raison. « Je sais, oui, tu te débrouilles très bien. Ton frère aussi, d’ailleurs »  Melody comme Elijah ne manquaient pas d’assurance, même s’il était plus facile de discuter avec la première qu’avec le second. En fait, depuis qu’il était entré dans l’adolescence, Grace peinait à comprendre son petit-garçon-plus-si-petit.  

Grace ne put s’empêcher de grimacer en entendant les propos de sa fille. « Ton langage, je t’en prie ! » les mots emmerder et conneries ne faisaient assurément pas partie du vocabulaire que l’avocate tolérait, et d’ailleurs, ses enfants le savaient très bien – ce qui ne les empêchait pas, surtout Eli, de l’employer pour la rendre folle. Puis, elles se concentrèrent à nouveau sur leur activité pour le moins risquée. Les tours s’enchaînaient, Grace prenait un réel plaisir à patiner. Elle réalisa qu’elle aimait ça. Par deux fois, elle manqua de trébucher sur un caillou imaginaire. Grâce de somptueux moulinets dans le vide, elle parvint à rester debout. Pas la troisième. Heureusement, elle avait lâché sa fille et plutôt que de basculer en arrière, elle chuta vers l’avant et par réflexe, tendit ses mains gantées vers la glace qui tint bon. Elle se rattrapa donc sur les paumes et réussit à limiter le choc dans ses genoux. Malgré tout, une grimace se peignit sur son visage. « Oui... Qu’est-ce que tu dirais de finir ce tour et d’aller déguster cette fameuse boisson chaude ? J’en meurs d’envie » néanmoins, tandis qu’elle se trouvait toujours à genoux sur la glace, elle cligna des yeux en réalisant qu’elle n’avait absolument aucune idée de comment se redresser. Finalement, n’était-elle pas plus en sécurité ici en position assise, plutôt que debout à crapahuter sur la glace comme si elle avait encore vingt ans ? Malheureusement, elle ne pourrait pas rester là bien longtemps, et elle ne pouvait pas non plus quitter le lac gelé à quatre pattes. Ainsi, après de multiples contorsions étranges et avec l’aide de sa fille à laquelle elle s’agrippa tant bien que mal, elle réussit à se remettre debout. « Oui, allons boire notre chocolat chaud, ce sera plus sûr » confirma-t-elle en tendant les bras pour davantage d’équilibre. Elle n’attendait plus que l’avis de sa fille.