Le piano, le poney, les goûters, le parc, les bains. Betty qui déteste les enfants mais s’acharne dans le rôle de la parfaite baby-sitter, à traîner son marmot de place en place comme une jeune maman investie.
En vrai, ce n’est pas aussi désagréable qu’elle voudrait bien le faire croire. Le petit job accepté parce qu’elle avait vraiment besoin d’argent s’est rapidement transformé en une relation tendre avec Diego, affectueuse malgré les airs un peu revêches de la rouquine qui exprime difficilement ce genre de choses. Pas la plus conventionnelle des nounous, mais tout de même sincèrement investie parce que ce gosse-là n’est pas
juste un gosse, mais bien
Diego. Puis, les cours de piano ont l’avantage indéniables d’être beaucoup plus confortables et tranquilles que les cours de poney – ces foutus cours de poney que Beth déteste très cordialement. Chez monsieur Stanhope, nul risque de marcher dans du fumier, nulle odeur de fumier, nul fumier tout court.
Edwin wins sans conteste face au centre équestre qui représente à peu près toutes les angoisses de la citadine un peu pimbêche, refusant de quitter ses Louboutin même dans les situations les plus périlleuses. Chez monsieur Stanhope, il y a aussi monsieur Stanhope, bien sûr : une compagnie on ne peut plus agréable si on aime le genre artiste torturé,
mystérieusement séduisant dans les tourments de pianiste maudit qu’on lui imagine. Ce n’est pas forcément
son genre, à Beth, mais c’est
un genre qui se laisse apprécier tout de même sans trop d’efforts.
En tout et pour tout, les leçons de piano ne sont donc pas le rendez-vous hebdomadaire que Betty accompagne avec le plus de déplaisir. Ça ne dure pas très longtemps, il lui suffit de s’installer dans un coin et de se faire discrète, Diego est content : que demander de plus ? Pour une raison inconnue, la leçon du jour se déroule cependant avec moins de fluidité qu’à l’ordinaire. Au-dessus du magasine qu’elle fait semblant de lire, les sourcils de la rousse se froncent à de nombreuses reprises au cours de la séance et un vague sentiment de frustration va grandissant. Est-ce que c’est elle qui est trop susceptible aujourd’hui ? Diego qui est particulièrement inattentif ?
Monsieur Sexy-Tourments qui est mal luné ? Toujours est-il que les petites réflexions sèches s’accumulent à l’égard du gamin dont on sent l’envie de bien faire, de faire plaisir à son prof surtout, de ne pas le décevoir en répétant sans cesse la même erreur sans pour autant parvenir à dépasser la difficulté. Et le prof qui semble malgré tout s’en agacer, ne voyant apparemment pas à quel point Diego demeure franchement craquant en recommençant mille fois le même enchaînement de notes avec toute la bonne volonté d’un p’tit truc de cinq ans qui peine déjà à faire ses lacets tout seul. Reposant son magasine sur le canapé, Beth croise les bras et se met à les observer, de plus en plus crispée. Quelque chose comme un instinct protecteur qui se réveille, pas vraiment maternel mais clairement louve tout de même. Avant qu’elle n’ait pu décider d’intervenir ou non, son portable sonne et l’arrache à son irritation. Une grimace, le fournisseur de la boutique. Probablement un truc urgent qu'elle ne peut pas envoyer directement sur messagerie.
« Vous avez déjà terminé ? » Revenant près du piano après avoir tenté de prendre son appel aussi discrètement que possible, le ton faussement enjoué, de ceux qu’on utilise pour cacher aux enfants la tension qui règne dans l’air ; A croire qu’ils sont idiots et ne respirent pas le même.
« J’ai encore un exercice à faire. » Haut les cœurs. Dire qu’il a l’air aussi motivé que si on lui avait demandé de manger trois assiettes d’épinards serait un euphémisme. De quoi faire de nouveau plisser le nez à sa baby-sitter, contrariée de le sentir si déçu de lui.
« Tu veux le faire tout seul, pendant que je discute avec Edwin du calendrier des prochaines séances ? » Une bonne excuse pour demander une explication sur le ton surprenant de la dernière demi-heure écoulée. Pas que Beth connaisse une chaleur particulière à l’homme, mais elle ne l’a jamais vu désagréable à l’égard de Diego pour autant. Plutôt patient, au contraire ; Du genre qui accompagne les premiers pas sans forcer la cadence ni casser l’entrain des maladresses enthousiastes. Pudique, la main qui se glisse dans le dos du gamin pour le frotter un peu trop vigoureusement, tentative de lui apporter un peu de réconfort tandis qu’il reprend mollement son exercice. Puis elle s’éloigne pour rejoindre la mutation des nains Prof et Grincheux, la frustration imprimant aux pas un bruit de talons insupportable.
« C’était quoi, ça ? Une séance d’initiation au piano ou un entraînement pour entrer au conservatoire ? » Agacée sans chercher le moins du monde à le cacher, la rouquine qui ne se démonte face à personne ; Pas même face aux artistes torturés qui semblent tout à coup se croire
trop biens pour donner des cours à des débutants.