{ sur les toits sans l’abri devenir roi du ciel }
@Danny Oakes

Perché sur le toit, Danny à ses côtés, ils n’ont jamais quitté Chicago. C’est à ça qu’il pense, Saul. Au loin l’étendue est plus verte, plus calme, les voisins sont silencieux, accommodants. Là ils sont seuls au monde, rois sans sujets, rois quand même. Rois de tout, rois du monde. Comme avant, comme la vie n’aurait jamais dû cesser d’être. Danny, lui, sur le toit du monde. Oui, c’est à ça qu’il pense. Le toit a des trous. La baraque a des fuites. Saul les voit sans les voir ; elle a été son refuge, l'abri après la tempête. Alors il rafistole, il aide Danny. Une petite voix sans sa tête qui n’était pas là quand ils étaient jeunes, qui n’étaient pas là avant la case prison, s’inquiète de toutes les fois où il n’était pas présent, les fois où ils ont eu besoin l’un de l’autre, où ils n’ont eu personne. Tu n’étais pas là. Saul la chasse mentalement. La vie est ainsi faite, il n’y a déjà pas assez de temps pour vivre, rien ne sert d’en perdre en regrets. Il est comme ça Saul, optimiste même quand il ne l’est pas, pas vraiment. Le soleil cache les ombres. Il se concentre sur sa tâche, sur les bardeaux qu’il cloue. Entre deux coups de marteau il hésite à lui dire : j’ai fait tellement de conneries dans ma vie, Danny. Comme ça sans détour, sans prévenir. C’est comme ça qu’il fonctionne. C’est à peu près ce qu’il écrivait dans ses lettres. Mais Danny sait, pas vrai ? Ça coule de source. Les conneries, ils les ont faites ensemble, à l’exception d’une.

Le dos qui tire, la sueur qui coule devant leurs yeux, ni lui ni Danny ne s’en plaint. C’est dans l’adn des travailleurs de supporter. Les gamins à problèmes d’hier ont pris le même chemin, survivre par l’effort ; réparer, le toit, la cabane et tout le reste. Avec tout ça, les repentis mériteront peut-être une bière. Il imagine sonner l’heure de la pause quand la voix de Danny se fait entendre, mais c’est sur autre chose qu’il attire son attention. Quelqu’un. Le vieux Byron. Tiens, il ne le connaît pas celui-là. Encore un poète, ce qui lui vient à l’esprit quand il se penche pour le voir, posant le marteau. C’est peut-être bien la pause, finalement. Le poète s’avère être un voleur, Saul hausse un sourcil. « Un arrosoir ? » Il répète, incrédule. Il n’aurait jamais pensé que ça puisse se voler, un arrosoir. L’humanité ne cesse de l’étonner. Danny en sait plus que lui sur le sujet, Saul le croit sur parole. Qu’il soit venu le rendre, ça le fait sourire. Il n’y connaît peut-être pas grand chose, mais il en sait suffisamment pour ne pas y croire. Et puis, à y regarder de plus près, il ne voit pas d’arrosoir. « Ou il est venu piquer des fleurs pour sa belle, Lord Byron. » Le nom précise toute sa pensée, romantique. Ironique. « Ça arrive souvent ? » Que des gens volent des choses dans le cimetière. Saul ne sait même plus s’il lui a déjà posé la question, sûrement que ça ne lui est pas venu à l’idée. Eux en ont volé, des choses. Ils n’auraient pas perdu de temps à voler un arrosoir, ça c’est sûr. Il oublie le vieux Byron deux minutes pour se tourner vers Danny, désormais dans la même position que lui. Mais son regard est ailleurs, sur les bardeaux fraîchement rafistolés. Ce n’est pas parfait, mais ça ira bien. « À quoi tu penses ? » Cette fois il n’hésite pas, craignant une seconde d’avoir pensé trop fort. Il y a quelque chose. Il a toujours su, quand il y avait quelque chose.

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@Danny Oakes

Ils en ont tellement vu, des choses curieuses, Saul et Danny, Danny et Saul, tellement fait aussi. Ils ont volé puis perdu et puis repris, et puis perdu encore. Saul ne se demande plus comment ils ont survécu, comment se fait-il qu’ils soient toujours en vie. Une chance, ils auraient manqué le voleur d’arrosoir, poète peut-être. Ça aurait été bête. Curieux hein ? « Ouais. » Le voilà parti un peu plus loin, quelques années en arrière -une autre vie. Ça le fait réfléchir, sans qu’il ne sache vraiment comment expliquer ce qu’il voit, dans le récit de ce vieil homme rendu à voler un arrosoir en plastique, en plein jour dans un cimetière et les pistes de réponses apportées par Danny. « Parfois, je me dis qu’on a tout vu, toi et moi, et puis je viens te filer un coup de main et un vieux poète vole un arrosoir. » Et ça le fait presque rire, presque, parce que sur son visage éprouvé par la vie les sourires ne se voient plus aussi clairement qu’avant, quand ils étaient jeunes -merde, sont-ils vraiment vieux, ça y est ? Rien que des gamins qui croyaient que tout leur était dû, qu’un jour ils auraient les mains pleines : la vie et ses trésors ne demandaient qu’à être saisis. Pour deux vauriens, ils ont eu de sacrées poignes à l’époque et Saul, bien des années après le départ de Danny a continué dans cette voie : brûler la vie par les deux bouts, ne pas se soucier du lendemain ; il allait où le hasard le portait, là-bas sur ses terres d’origine et ailleurs, il goûtait tout. C’est la seule voie qu’il a connue et là, perché sur le toit de chez Danny comme autrefois il songe qu’il ne voudrait pas que ses voyages, que tous ses rêves ne soient plus que des souvenirs. Derrière le sourire il y a les peurs. Rêve-t-il encore, le vieux frère qui rafistole sa bicoque avec tant de ferveur ? Il rêve de Louise, ça, Saul l’a bien compris, même pas besoin de beaucoup de mots pour ces choses-là. De celles que lui n’a jamais vraiment connues, le grand amour et toutes ces conneries qu’il aurait dit, ça ne veut pas dire qu’il n’a jamais espéré, un jour, peut-être, c’est arrivé à Danny alors… Danny et son pragmatisme. Il faut bien quelque chose à arroser. Comme ils se ressemblent. Et ils se marrent. Le vieux Byron les entend t-il d’en bas ? Les rafistoleurs ne s’en soucient guère. Le voleur d’arrosoir n’est que de passage, et de la même façon Saul et Danny devraient passer à autre chose. Souvent, dernièrement, autre chose c’est Louise. Mais il y a comme un flottement, quelque chose de dramatique à voir le vieux faire son tour, ou à regarder Danny le voir faire ; les fleurs seraient-elles pour une disparue ? « Tu crois que c’est ce que se disaient les gens quand on piquait de la ferraille ? » Ça ou autre chose. N’importe quoi. La mélancolie se cache là quelque part. Avec Saul, elle ne dure jamais longtemps, a tout juste le temps d’exister, parce que c’est drôle, de se dire qu’ils sont à leur place aujourd’hui. Ça ne leur viendrait plus à l’esprit de prendre ce qui ne leur appartient pas. Dernier regard sur Byron, pauvre vieux qu’il pense, il pense surtout à ce qui occupe l’esprit de Danny. Là encore, c’est souvent Louise. Ou l’état de la maison, qui le ramène à Louise. Saul commence à comprendre, tout le ramène à Louise. À quoi bon tout ça ? Saul regarde les tuiles, le premier degré lui échappe, puis reporte son attention sur Danny. Ils sont comme eux enfants, assis l’un en face de l’autre dans la même position, le regard de Danny est le même, peut-être pour ça que Saul a toujours vu clair en lui. « T’es en train de dire que tu me fais bosser depuis des heures pour rien ? » Il sourit, allez vieux, te décourage pas. plaisante, bien évidemment. Et de la même façon qu’il voit clair dans ses yeux bleus, il voit clair dans ses questions, ses doutes, et son sourire reste égal. « T’y vis bien toi. » Et il y a bien vécu, lui, au sens littéral de bien vivre. Saul ne crache pas dans la soupe, Danny le sait. C’est que rien n’est jamais grave, avec Saul, c’est le message que son visage, son corps tout entier renvoie à quiconque le croise. C’est ce qu’il a toujours essayé de faire croire à Danny, tout ira bien tu verras, demain on sera les rois. Faut reconnaître que si la maison tombe en ruine, la vue est belle. Mais il sait bien Saul, il sait bien, ce n’est pas pour lui que Danny s’inquiète. Un instant il n’est pas sûr de comprendre, les remarques légères fusent et puis, si, bien sûr : « Tu veux vivre avec Louise ? » Qui d’autre sinon, pour vivre ici ? Ça lui semble être une question importante, capitale, le genre de décisions où lui a toujours merdé. Ne lui vient pas à l’esprit que son frère ne se la soit pas encore posée, ou trop tard, alors il dit : « On verra bien une fois que ce sera terminé. » dans sa nature terre-à-terre, comme pour se remettre au travail. Ce n’est pas le cas. Il écoutera jusqu’au bout, Louise, le vieux Byron, le toit qui fuit et tout le reste. Une partie de lui veut savoir : quelle place va prendre Louise ? Et que fait un vieux frangin sorti de taule dans tout ça ?

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@Danny Oakes

« Pas grand chose. » La vie. Saul se marre avec Danny. C’est vrai que c’est cocasse. C’est vrai aussi qu’elle n’est pas grand chose, la vie, si Saul en a appris quelque chose c’est qu’il ne faut pas la prendre trop au sérieux. Il se tait, acquiesce dans un silence. On volait pour une bonne raison. Sûrement oui. Il en aurait presque honte, maintenant. Et le vieux Byron, n’en a-t-il pas une de bonne raison, tout à fait propre à lui-même, pour piquer cet arrosoir, dans ce cimetière ? « On devrait piquer un arrosoir, pour voir. » Percer le mystère. Ou juste pour voler quelque chose. Se rappeler, en avoir le cœur net. L’idée du siècle. Rien de sérieux, mais il pourrait. La même idée, sans le savoir, les fait tous les deux sourire. Le prochain locataire sera ravi, dit Danny. Pourquoi ce ne serait pas Louise ? « C’est drôlement altruiste. » De penser à lui, cet inconnu qui reprendra la maison, peut-être, dans un futur hypothétique que chaque coup de maillet rend plus réel. C’est ironique, aussi, petit miracle auquel Saul se livre parfois, le second degrés compliqué à saisir. Il a du mal à y croire, imaginer Danny partir. C’est pourtant ce qu’il fait, Danny, ce qu’ils font de mieux, tous les deux. Leur vie n’a été que ça, partir, revenir, partir encore. Faut croire qu’on s’habitue vite, à ce que les choses ne changent plus. Et à vieillir, ici, sur ce petit toit du monde, comme deux vieux frères. Sa main balaye le vide. « Bah, c’est rien. » Va. Qu’il ne se tracasse pas pour ça. Saul sera toujours là, il le sait bien. Il n’y a pas de merci, pas de pardon, ça roule comme ça. I got you and you got me. Il n’a que lui, Saul. Il n’a jamais dit pardon, pardon maman, et quand la porte de sa cellule s’est refermée sur lui, il ne l’a pas dit non plus, pardon. Pardon pardon pardon. Il y aurait tant de choses à se faire pardonner, à pardonner à soi-même. Il y a tant de choses à vivre qu’il vaut mieux regarder, droit devant, toujours droit devant, sans jamais s’arrêter, que ça et là à la fraîcheur du jour, perché sur un toit la sueur dans la nuque, en compagnie d’un ami. Il n’y a que pour ces moments-là que la vie vaut d’être vécue.

Saul se fait vieux peut-être, pour qu’une maison lui semble important. Sa maison, à Danny. Une fille y vivrait-elle ? Pas n’importe quelle fille, Louise. « Je croyais qu’elle était folle de toi, moi. » Le voilà romantique, Saul, optimiste. Cette histoire, il l’a suivie par brides, à travers son courrier, à l'ombre, et sans s’expliquer comment elle a été tout, une note d’espoir flamboyant, un réconfort. Les choses bien, les choses belles, arrivent parfois. Des Louise vous sourient et le monde change. Et vous vous retrouvez à retaper toute une baraque pour elle. Et vous le faites avec le sourire. Danny semble y croire, finalement, Saul ne cache pas son sourire victorieux. « Je crois que tu fais bien d’être un peu optimiste, ce serait con d’avoir tout retapé pour rien. » Même s’il y a toujours le prochain locataire, il n’est pas Louise. Il se remet à bosser, reste encore des vieilles tuiles de son côté -combien de temps ? il ne saurait le dire. Byron n’est pas revenu. Il y a un coup de marteau qui sonne différemment des autres -serait-ce le dernier ? Et Saul dit, sans vraiment s’en rendre compte : « Plus le temps passe plus je me dis qu’on n’est pas fait pour rester seul. » Il en est venu à cette conclusion il ne sait trop quand ni comment. C’est Danny, c’est Louise, c’est sa propre histoire qui s’est finie, ce sont eux, les hommes. Pas les hommes avec un grand H, rien qu’eux, les pauvres hommes, qui ont traîné leurs savates un peu partout, arrivent à la quarantaine fatigués des mille vies vécues et de toutes les routes qu’ils ont empruntées, seuls. Une vie de solitude dans laquelle ils ont été le point d’encrage de l’autre. Danny pour Saul, surtout. Un frère, ça ne se perd jamais. Et où en sont-il aujourd’hui ? Danny n’est plus seul, il a une fiancée, ou presque, un amour qui fleurit et qui dure. Il a une fille. Sans rien y connaître, Saul sait que c’est plus important que tout. Et lui, il s’est invité à la fête, à sa table, comme ils le faisaient gamins, songe qu’il donnerait tout pour entendre la voix de sa mère qui leur court au train, fermer les yeux une seconde et redevenir les gamins insouciants qu’ils étaient ; rien n’aurait changé, Danny et Saul, Saul et Danny. Puis Saul dit : « Faudra que j’apporte des fleurs quand je viendrai dîner chez vous ? » Parce que merde, ça prête quand même à rire, tout ça, qu’il est un éternel optimiste et qu’il le sait, il en est sûr : il y aura toujours une place pour lui à sa table.