Qu’est-ce que tu fais là, Ángel ? Pensée intrusive qui force le sourire timide, rapidement suivie d’une seconde qui l’efface : si ton père te voyait. Il est vrai qu’Arturo Ortega nourrissait des projets plus ambitieux pour son fils unique que celui de terminer une soirée en compagnie d’un club de cat ladies, n’étant ni une femme ni en possession du moindre félin – étant en revanche tout à fait incapable de refuser quoi que ce soit à qui que ce soit. Il paraît qu’on apprend réellement la signification du mot « non » vers l’âge de deux ans ; A croire qu’Angie ait sauté cette étape de son développement puisque désormais adulte bien formé, ce n’est qu’au prix d’efforts surhumains qu’il parvient à articuler ce minuscule mot d’apparence tout à fait anodine. Lorsque son amie Louise lui avait proposé de l’accompagner, elle-même trop timide pour oser se lancer dans l’aventure d’un tel club sans le soutien émotionnel d’un regard compatissant, le brun s’était donc comme à son habitude contenté d’un « d’accord » peu convaincu et tout aussi peu convaincant – mais allons bon, si cela pouvait faire plaisir à Louise.

Et depuis ? Toujours aussi surpris qu’on tolère sa présence dans ce cercle si fermé, Ange n’est certainement pas le membre le plus actif mais il faudra reconnaître qu’il apprécie les échanges et rencontres organisées dans ce cadre. Elles sont gentilles, et rigolotes. Aucune arrière-pensée chez l’homme aussi tendre que réservé, qui n’oserait même pas songer à profiter de toutes ces présences féminines pour amorcer le moindre début de quoi que ce soit. Bien qu’extrêmement attentif, c’est à peine s’il ose participer aux conversations : pas envie de déranger, pas envie de faire la blague nulle qui cassera l’ambiance, pas envie de se faire remarquer même avec une bonne blague. Timide, on a dit. A défaut, il se contente donc de sourire à ses presque-interlocutrices lorsque leurs regards se croisent, le plus souvent d’en rougir en détournant les yeux, de faire nerveusement tourner son verre sur la table en espérant qu’on ne lui demande pas de déguerpir dans les trente secondes suivantes. Vraiment très, très timide. Et pas du tout sûr de lui, si bien que lorsqu’il prend conscience du regard insistant de Katey sur lui ce soir-là, il sent aussitôt son rythme cardiaque s’accélérer en même temps qu’une flopée de questions anxieuses fomenter dans son esprit : est-ce qu’il a un truc dans les dents ? Un épis dans les cheveux ? La braguette ouverte ? Juste l’air bizarre ? Tout ça en même temps ?

Surtout que Katey, elle l’impressionne vraiment beaucoup. Il aime son rire. Il aime la regarder, aussi, lorsqu’elle ouvre de grands yeux en écoutant l’anecdote de quelqu’un d’autre. Ce n’est pas grand-chose et on reconnaîtra à Angie la capacité infinie à crusher sur des personnes à peine au courant de son existence en retour, auxquelles il ne manifeste d’ailleurs jamais son existence – systématiquement incapable du premier pas. Qu’elle l’observe avec tant d’insistance est donc doublement plus anxiogène pour lui qui se promet de partir très vite dès que la soirée touchera à sa fin. Or, alors que tout le monde semble sur le point de se quitter un peu plus tard, sa résolution tombe à l’eau sitôt que la jolie blonde l’appelle. « Oh, euh… » Il n’a pas de matériel à dessin sur lui, mais Ange revient tout de même sur ses pas pour se rapprocher. Son regard dévie un instant sur le visage de Katey, il remarque le rouge de ses joues et sent aussitôt les siennes s’animer de la même passion en baissant les yeux. « D’accord, euh, merci. Je… » Le souffle un peu court – c’est idiot, il ne se passe absolument rien pourtant, le brun s’accroupit à son tour pour chercher le fameux crayon disparu, même s’il y a peu de chances pour qu’il lui appartienne. Désormais sous la table avec Katey, sans doute qu’on imaginerait pas situation plus embarrassante pour celui qui sourit d’un air idiot, ne sachant pas quoi dire alors qu’il n’y a visiblement rien par terre. « Ah ? Hm, d’accord. » Ah-oh-hm-d’accord-oui-pasnon-merci. Bravo pour cette superbe richesse lexicale, Ange. Il est intimidé, cela saute aux yeux et s’empire encore lorsqu’il se risque à les relever vers la jeune femme. « Tu… Est-ce que j’ai fait quelque chose de mal ? Je suis vraiment, vraiment désolé si c'est le cas... Ce n'était pas du tout volontaire. » Pour quelle autre raison Katey voudrait-elle lui parler, après tout ?