La fête bat son plein. Musique assourdissante, titre du moment… Les corps se pressent sur la piste de danse, suivant des mouvements chorégraphiés d’une harmonie relative. La plupart sont éméchés. Adam rase les murs, traversant les pièces à vivre. Maison familiale, plutôt cossue… Son regard s’arrête sur quelques cadres. Portrait de famille… Posture formelle, regards absents, manque le naturel. Le père affiche un sourire carnassier, main apposée sur l’épaule d’une épouse au corps guindé, prête à s’extraire du cadre. Au premier rang, des enfants qui n’en sont plus tout à fait. Garçon et fille, le choix du roi. Elle, il la connaît, camarade de promo. Celle qui reçoit ce soir, profitant de la villégiature estivale de ses parents friqués. « Bali. » qu’elle a jeté avec désinvolture, comme s’il s’agissait d’une destination parfaitement commune. Comme si sa famille n’était pas un putain de cliché pour série adolescente. Il mire son air de sainte ni touche, serre-tête ajustée, robe blanche. Il faut croire que la miss mène une double vie… Le fils est la parfaite réitération du père, recraché à l’identique, jusqu’au sourire prédateur du futur vendeur de tapis. Un type insupportable. Il peut bien le penser, de congénère à congénère. C’est un fait, lui-même est un mec on ne peut plus détestable. Une image vaut mille mots et cette simple photo tirée sur papier glacé traduit toute la dynamique de cette famille pourtant étrangère. Dans l’ignorance la plus totale, les gens placardent leurs failles en vitrine. Daron patriarcal, épouse étouffée, fille caméléon, fils reptilien… Bien sûr, il extrapole peut-être à tort. Adam a sûrement trop d’imagination. Alors qu’il s’éloigne du séjour, la musique se fait plus indistincte. Le vingtenaire se meut en acteur passif de cette petite sauterie. Célébration organisée dans l’optique d’arroser la fin d’année et l’été qui l’accompagne. Son semestre universitaire, Adam l’a bouclé voilà plusieurs mois, mais d’autres passaient aux rattrapages. Major de promotion, cette année encore… Aspect qui ne lui fait ni chaud, ni froid. Pas comme s’il avait des darons dont flatter l’ego. Il a juste turbiné comme un beau diable, plus que les autres… L’issue paraît donc logique. On récolte ce que l’on sème. Il n’y a pas de quoi s’enorgueillir. Du reste, il ne rattrapera jamais le retard accumulé, celui qu’il est certain d’accuser, après toutes ces années d’errance. À son âge, il devrait déjà être diplômé. Si le programme avait suivi son cours, Adam serait loin d’ici, menant une tout autre vie. Parfois, cette ébauche avortée le rattrape. Il resonge au passé, à cette route qu’il s’était tracée. Il y a tant d’amertume en lui, qu’il étouffe. Dans le lointain, une nouvelle mélodie se construit. Le tube de l’été. Sabrina Carpenter… Il n’en peut plus d’entendre sa voix. Elle est partout, radio, télé… Comme si elle devait le poursuivre de son éternelle rengaine, matraquage cérébral.

Now he's thinkin' 'bout me every night, oh
Is it that sweet? I guess so
Say you can't sleep, baby, I know
That's that me, espresso

Les fêtards, eux, continuent de se mouvoir. Il les regarde s’imprégner des premières vibrations de l’air, subtil déhanché. Après quelques soubresauts hésitants, les corps s’accordent à cette rythmique pop. Le buffet est bien attaqué, l’alcool, ingurgité. Adam accuse deux ou trois rounds de retard. Il a esquivé tournée après tournée, rebuté à l’idée de boire. Aucun élan responsable, seul a joué le souvenir cuisant de sa dernière gueule de bois. Cuite qui lui reste sur l’estomac. Ces temps-ci, Adam bat plus vite que son âge. Volonté de profiter ou de noyer le poisson… La rancœur se vertèbre.  Un sentiment bien laid. Si laid, qu’il a l’élégance de garder pour lui la démence de cette colère. Il tente de combattre le feu par le feu. Boire, bien sûr, ne résout rien. Rien... Pas même le vide artistique qui l’entoure. Syndrome de la page blanche, les idées s’en sont allées et Adam contemple le désert qui habite ses pensées. Il semble qu’il n’ait plus rien à raconter. Qu’il ait respiré son dernier mot. La caméra tourne dans le vide, vers lequel il se précipite. Il voulait camper le mouton de Panurge, être un jeune de son âge. Adam se tient pourtant sur le banc de touche, pas fichu d’incarner le rôle d’un soir. Il réalise qu’il est foutrement humain. Stupidement et pathétiquement... Certains jours, il croit oublier, dans cet état de sommeil léger. Lorsque le dormeur se croit éveillé. Les frontières se brouillent et tout s’entremêle, l’esprit poursuivant des divagations bientôt inintelligibles. Amnésie passagère, coma artificiel.

Il l’aperçoit à l’autre bout du couloir, la camarade de promo, slash maîtresse des lieux. Sourire sans équivoque, insinuation certaine… Le regard rétréci ne lui dit rien qui vaille. Elle se rapproche dangereusement. Le pas se veut chaloupé, tentative de séduction. Légèrement pompette, il s’avère qu’elle titube plus qu’elle ne se déhanche. Adam la voit heurter l’angle d’un meuble, claudiquant jusqu’à lui. Si charme il y avait, il est à présent rompu.  La miss a tombé le masque virginal. Les avances ne sont pas inédites. Au déclin du jour, elle lui tournait déjà autour. On ne peut dire qu’Adam se soit montré réceptif. Il pourrait, probablement… Céder à ses bas instincts, vivre une aventure sans lendemain... Le fameux coup d’un soir… Cette expression, il l’a toujours trouvée passablement vulgaire. Ce n’est pas comme s'il n'avait jamais donné dans ce registre. Tel père, tel fils ? Après tout, n’est-il pas le fruit d’une telle transaction ? L’éphémère rencontre de deux corps. Était-ce dans un semblable décor ? Comment se sont-ils rencontrés, sa mère et lui ? À quel point l’alcool a-t-til influé sur leurs jugements ? Des questions qu’il ignorait se poser.

Move it up, down, left, right, oh
Switch it up like Nintendo
Say you can't sleep, baby, I know
That's that me, espresso

La brune se tient devant lui, offrant un cocktail coloré. Elle penche la tête de manière suggestive, puis vient entortiller l’une de ses mèches de cheveux autour de son doigt. Il pourrait, certes… Elle n’est pas vilaine, plutôt l’exacte contraire. S’il creusait davantage, il découvrirait peut-être deux ou trois qualités insoupçonnées. Mais cela va à l’encontre des règles, n’est-ce pas ? Cependant, Adam n’est pas même certain de vouloir jouer. Une main rejoint son épaule, un peu trop leste. La demoiselle se montre plus audacieuse, regard cagoulé.  Il… La sonnerie de son cellulaire retentit. Adam saisit le prétexte pour s’écarter, tirant le téléphone de sa poche. Le nom affiché le fige sur place. Dahlia. Le sommeil léger se rompt. Adam s’éveille. Une voix mal assurée filtre. Il essaie d'en saisir les bribes. Machinalement, son regard se porte sur sa montre. Que fait-elle dans la pampa, à une heure si tardive ? Ce n’est pas comme si ça le regardait… Panne de voiture. Elle s’est perdue. Rien de surprenant, elle n’a pas son pareil pour s’égarer. Il pourrait presque en rire. « Qui c’est ? » siffle la voix de la camarade, visiblement agacée. Adam s’éloigne de quelques pas, esquissant une intimation au silence. « Qu’est-ce que tu fiches dehors, à cette heure-ci ? » qu’il demande, sonnant comme un daron quadragénaire. Il marche déjà en direction de sa voiture, souffle haché se répercutant contre son portable. « Tu en as de ces questions… J’arrive. » dit-il, catégorique, proche d’être vexé. « Active tes données GPS, que je puisse te localiser. » Pour cela, il devrait remercier l’ex-flicard. Seulement, il n’en a pas franchement envie…

(c) mars.

Musique tapageuse qui parvient probablement aux oreilles de Dahlia. C’est assez pour trahir la fête qui se joue au second plan. Adam poursuit sa marche à seules fins d’en atténuer les échos. Difficile d’entendre son timbre dans cet entrelacs de voix qui instaure un jeu d’opposition. Il ne cherche pas à dissimuler les festivités, libre qu’il est de tout compte rendu. La question se pose par réflexe pur, soupçon d’inquiétude refoulé. Le ton, peut-être, est renfrogné. Il échappe à son contrôle. Les appels nocturnes font rarement bon pressage. Adam est en droit de s’interroger compte tenu de la requête dont il fait l’objet. Un mouvement d’autant plus légitime, considérant le silence dont elle l’a entouré au cours des deux derniers mois.  Voici pourtant qu’elle sollicite son assistance, face au bourbier dans lequel elle s’est enlisée.  Un coup de fil qui pourrait bien paraître intéressé, s’il avait pour désir de sauter aux conclusions peu flatteuses. Dahlia l’appelle uniquement par nécessité. C’est exactement là qu’il pourrait en venir. Le fond, la forme, tout y ressemble. Cependant, Adam se contente de descendre l’allée de cette maison de banlieue, écartant les accusations infondées.  Le silence de Dahlia pèse sur ses épaules, si bien qu’il s’arrête à mi-chemin, sur le pavage usé par de trop nombreux passages. Il attend, ne force rien… patient. Cerné d’une nuit noire, il observe l’ombre des arbres qui frémit sous le vent. Tout est paisible. Il devrait le savoir… Le calme n’est jamais bon signe en ce qu’il précède souvent la tempête. La sienne porte le nom de Dahlia et s’abat soudainement sur lui. Toutes griffes dehors, la lionne attaque sans sommation. Le ton se fait cassant. Une rouste verbale qu’Adam n’avait pas anticipée. Sa prise se resserre sur le téléphone, alors que tombent les reproches. C’est ce qu’elle veut ? Qu’il témoigne de l’indifférence et ignore ses appels, pour qu’elle puisse ensuite le rendre coupable de tous ses maux, le ranger dans la catégorie des connards de bas étage, pleurant commodément sur son sort ? Bien non. Il n’est pas là pour lui faciliter la tâche. Qu’elle l’excuse de s’inquiéter pour elle. Il ne recommencera plus ! Adam prend sur lui. Ses incisives viennent malmener sa lèvre inférieure. Il tient bon, ravalant les remarques acerbes qui lui sont inspirées. « Tu as fini ? » qu’il demande, d’une voix parfaitement maîtrisée. « Je te ferais remarquer que c’est toi qui as téléphoné. » Si elle ne voulait pas qu’il décroche, il fallait peut-être commencer par se garder de tout appel. C’est trop facile de jeter le blâme sur lui. Adam s’agace de ces enfantillages. Il reprend sa marche d’un pas régulier.

Son pick-up se dessine à la faveur d’un réverbère, soulignant les lignes du capot, puis de la calandre. Adam en reconnaît le gris fané. Chevrolet Silverado, modèle de 2005, autant dire que ce n’est pas l’esthétique qu’il a regardé quand il l’a acheté. Il cherchait surtout un utilitaire qui roule, apte à trimballer tout son matériel de caméraman, et à le suivre dans ses excursions photos parfois paumées en pleine nature. Le vingtenaire n’a jamais trouvé à s’en plaindre. Il fait le travail, en dépit d’un kilométrage atteignant des seuls critiques. Le vent s’amollit devant l’imminence de l’orage. Adam enfonce sa clef dans la serrure, quand un éclair retentit à l’autre bout du fil. Dahlia, elle aussi, tonne pour décréter qu’elle n’a aucun besoin de lui. Elle peut rentrer toute seule. Comme une grande ! Elle insiste beaucoup trop sur ce point, pour être tout à fait crédible. Il l’a appris au fil du temps. Avec Dahlia, une chose en dit souvent une autre. Entrebâillant sa portière, Adam prend une profonde inspiration. « Tu es une grande personne, Dahlia. Assume tes choix. Tu m’as appelé, je viens te chercher. Point. » dit-il, d’un ton sans réplique. Il jette son sac sur le siège passager, puis se hisse au volant. Le souffle de Dahlia lui parvient par saccades, allure sans doute ravivée. Elle révèle bientôt avoir aperçu quelqu’un. Effet d’annonce qui n’est pas pour le rassurer. L’air semble se raréfier, chargé d’une odeur de terre humide. Il reste silencieux, claquant sa portière. Adam réprime les questions qui lui viennent, sachant pertinemment que l’interroger ne ferait que jouer sur ses nerfs. Pis encore, elle pourrait l’accuser de douter de sa parole. Dahlia est tendue, il l’a bien compris. Néanmoins… Dans l’obscurité, tout se fond et se confond. Elle pourrait bien s’être méprise. Ce que son esprit tente de lui chanter, pour tempérer ses angoisses. Lui vient la pire idée possible, jeter un coup d’œil. « N’y pense même pas. » qu’il lance soudain, se penchant contre le volant. « Tu veux te faire tronçonner ? » Instinctivement, ses bras s’agitent, bouclant sa ceinture, avant de mettre le contact. Pour aller où ? Il n’a aucune idée de sa position. Les secondes s’égrènent. Un nouveau coup de tonnerre retentit, suivi du cri de Dahlia. Pesanteur précordiale... Ses mains tremblent d’un frémissement nerveux. La communication se maintient. Adam perçoit le heurt de ses pas sur la terre sèche. Souffle haletant, grésillement parasite… Elle court. Il la déteste. Il la déteste au-delà de tout, pour le calvaire qu’elle lui inflige. Sa voix s’élève et il n’a jamais été aussi heureux de l’entendre. Localisation partagée, Adam est à même de la rejoindre. Le moteur démarre. « Ne refais plus jamais ça. » grince-t-il, actionnant le levier de vitesse. Le téléphone rejoint rapidement son support, carte pour fond. Adam braque, puis contre-braque, manœuvrant son véhicule de sorte à s’extraire de sa place. Faiblissent les lueurs de la ville. Burlington disparaît dans la nuit noire. Un croissant de lune surplombe la route. Adam ne trouve rien à dire. Ce serait injuste de lui reprocher un silence qu’il a lui-même initié. Il vient à le réaliser. Cette coupure, il l'appelait de ses vœux. « Je pense que ça ferait du bien à chacun. » Ses propres mots. Il s’en souvient. En son absence, la chaîne a continué de tourner. Des notifications l’en ont avisé. Il n’a jamais cliqué sur les liens. Ça l’a rassuré, étrangement. Elle n’a pas besoin de lui. C’était ce qu’il voulait… qu’elle le réalise. Réalise qu’elle se suffit à elle-même, brillante et inventive. Silence dans l’habitacle. Adam a toujours aimé rouler de nuit. Obscurité qui insuffle une troublante sensation de sécurité. D'ordinaire, le roulement du véhicule tend à l’apaiser. La voie est libre, à peine deux ou trois voitures. La route n’appartient qu’à lui. Ce soir, plane une angoisse diffuse, entre tension et désarroi. Le souffle de Dahlia l’effleure, téléphone sur haut-parleur. Le pied joue sur l’accélérateur. La douleur précordiale persiste, rappel de sa condition. Pas bon pour lui, toutes ces émotions… Il vient à masser son épaule, comme si ce geste allait pouvoir chasser l’algie. L’appréhension se mêle à l’angoisse. Pour ce qu’il n’est pas certain de pouvoir confronter son regard. Il a bien compris, Adam. C’est tout le problème. Il a compris… Tu aurais mieux fait de ne même pas répondre. Ça m'aurait facilité les choses. Comme si c’était facile pour lui. S’il était de ces connards, il lui renverrait probablement ses certitudes dans la poire. Dent pour dent. Vitre baissée, le vent s’engouffre dans l’habitacle. La route le lave de ses pensées parasites. Il se concentre sur la signalisation, sur l’itinéraire tracé sur la map Google. « J’arrive. » qu’il souffle, balayant les environs du regard. « Où est-ce que tu es ? »

(c) mars.

Pas le programme qu’il escomptait en embarquant pour cette soirée. Il n’éprouve aucun regret, se surprend face à la rapidité avec laquelle il s’est empressé de quitter les festivités. Tout de go, comme s’il attendait le prétexte indiqué pour prendre le large. Il ne remarque pas l’intensité avec laquelle il écrase l’accélérateur, muscles contractés, tension galopante.  Les phares dénudent la route à son profit, éclairant fugitivement les façades estompées de quelques maisons aux allures fantomatiques. Heure bleue. Sans merci, la nuit avive les angoisses rampantes. Respiration alourdie, pesanteur estivale, moiteur qui imprègne l’air et colle aux pores de sa peau. Il ne pense à rien, à tout. Il se souvient des bords de routes, fréquentés assidûment au cours de ses périples passés. Auto-stoppeur, quand il le fallait. Dans le regard inquiet des personnes qui n’ont jamais pratiqué, on perçoit toute l’ampleur des préjugés, mauvaise rencontre tant redoutée. Depuis le bas-côté, Adam n’a jamais craint pour sa sécurité. Ce soir, il est pourtant des mêmes préjugés. Dahlia remonte seule le bord d’une route. Connaissance qui affirme son empressement à la rejoindre. Les soupçons débordent de sa pensée liquéfiée. Il en sait assez pour s’adonner à quelques spéculations probables, à même de contextualiser sa vadrouille nocturne.  Était-elle d'une traque aux informations ? Le corbeau est devenu pour elle une obsession. Obsession qui était source de tension.  Ironique quand il songe avoir initié cette quête aux énigmes, l’invitant à s’y pencher à ses côtés. L’affaire a grossi d’une dimension outrageusement personnelle, vecteur d’un conflit d’intérêts. Adam a pris tant de recul, qu’il se trouve désormais dos au mur. Pandore est ouverte et il se doit de conjuguer les maux qu’il a déchaînés, par sa trop grande curiosité. Têtue, Dahlia pourrait avoir poursuivi leurs investigations. Ils sont nombreux à vouloir démasquer le corbeau, qui "carnavale" dans le confort d’un anonymat fangeux.  Adam n’exclut pas l’erreur. Après tout, qu’en sait-il ? Elle était peut-être en route pour un date tinder. Ça ne le regarderait pas le moins du monde. Chacun sa vie. La route se blottit dans un écrin de verdure, forêt familière. Vide sonore. Leurs lèvres se couturent. Mutisme qui se dote de sa propre éloquence, dont participe la portion frémissante de l’inexprimé. Il s’y loge une vérité qu’aucun ne saura nommer. Ce soir, ils sont du même silence. Adam se perd dans son écoute solitaire, sans savoir quel bruit suivra. L’horizon se dégage. La forêt approche de son orée. Antichambre d’une rencontre imminente, pour ce qu’il tutoie sa destination. Le vingtenaire demande quelques précisions, survolant la route du regard. Dahlia le guide d’une voix calme et épurée. Elle se détache de ce fond obscur, avançant dans sa direction. Soulagement criant... Adam décélère pour venir se ranger à sa hauteur. Nul besoin de s’arrêter. Gracieusement, elle se hisse à la volée. Il l’entend claquer la portière, puis boucler sa ceinture, regard braqué sur la route. Sa voix résonne à nouveau, lisse, inerte.  Remercié sans conviction... Le véhicule continue sa lente progression, crissant sur le gravier du bas-côté. Sa prise se resserre un peu plus sur le plastique rugueux du volant. Dahlia poursuit sur le même ton impersonnel, creusant ouvertement la distance. Adam s’accroche au bitume, incapable de confronter son faciès. Sa contenance se fragmente, éparpillée sur cette route qu’il voit défiler d’un regard absent. Il est des instants où Adam a le sentiment de regarder sa vie passer. Sans lui. Dahlia l’invite méticuleusement à l’indifférence. Il connaît ses façons. Cherche-t-elle à le punir, par cette brûlante froideur infusée dans chacune de ses paroles ? Parce qu’il l’a laissée. Parce qu’il est parti.  Il n’a pu supporter cette acmé. Jamie. Dahlia. C’était trop à digérer, climax du récit. Dernier sommet gravi, avant la lente descente aux enfers… Injustement, il en veut parfois au vieux singe qui jouit de toute sa tranquillité, assis sur le toit de son propre monde. Jamie qui ignore. Adam qui porte. C’est lourd. Foutrement… Il n’est pas sûr d’avoir les épaules assez solides. À côté de lui, Dahlia ou ce qu’il reste de Dahlia, écho balbutiant, pâle imitation. Elle paraît dépossédée de toute substance, lointaine, inhabitée. Son regard le brûle et il se voit contraint de quitter la route des yeux, affrontant pour la première fois son visage boursouflé. Elle ne s’est pas ratée… Peau égratignée, sur laquelle des violettes ont fleuri. Il faut croire qu’il ne peut la laisser seule plus de deux secondes. La fête, il s’en balance. On se méprend souvent à son sujet. Adam est un être sociable. C’est pour le suivi des relations qu’il pèche, ghosteur devant l’éternel. Des sauteries, il y en aura d’autres. Sa sociabilité, il est vrai, cache la solitude de l’artiste. Solitude essentielle à l’effort créatif. Il faut faire silence. Tout du moins, c’est ainsi qu’il fonctionne.  Dans ces mots, il perçoit l’élan de chaleur. Le premier qui lui est témoigné, trahissant ce rien d’inquiétude. Peut-être le connaît-elle trop. Elle bascule soudain dans cet état de résignation, trouvant appui contre le rebord de la vitre. Dahlia a dressé son programme. Adam devrait la déposer chez elle et retourner à cette fête dont il n’a pourtant que faire. Si elle savait combien cela l’indiffère. L’orage continue de tonner, déchirant le ciel de sa furie. Doit-il opiner, accéder à son souhait, jouant les chauffeurs Uber ? Est-ce là toute la combativité qu’elle est prête à investir ? Adam la croyait pugnace. Se serait-il fourvoyé ? Il doit être bien peu à ses yeux, pour qu’elle abandonne de si bonne heure. Ses traits se froissent. Sa force de caractère rejaillit, écrasant soudain la pédale de frein. Le pick-up tressaute avant de s’arrêter. « Alors c’est tout ? » qu’il rugit soudain. « Tu vas déjà baisser les bras ? »

(c) mars.

Dahlia rugit sur l’instant. Indignation lisible… La colère immine des tréfonds de sa gorge. Il a fouaillé son ego par ses mots. Toujours est-il qu’elle revit, soudain, quittant sa grise apathie. Adam soutient, nez froncé. Il lui découvre un regard meurtrier, adjoint au ton polaire dont elle diapre chaque syllabe. Elle rit, caustique… Il s’y joindrait, lui aussi, certain d’une position dont elle dément pourtant la stature. Curieux, Adam, d’entendre sa plaidoirie… L’argument est prévisible. Le destinataire se fend d’un retour à l’envoyeur. Par là même, Dahlia emploie un registre entendu et réentendu. Bruissent les lointains échos d’une cour d’école.  C’est celui qui dit qui l’est. Elle n’a pas baissé les bras… Non. Plus facile de le blâmer lui. Le mouvement est commun : renvoyer une accusation, inversant les rapports de force internes. Elle introduit un artifice en sorte d’éluder une fâcheuse difficulté. Dahlia n’a pas baissé les bras, car Adam s’en est chargé pour elle. Plaît-il ? La frustration peinture son visage d’un rouge acrimonieux. Adam se recoquille au fond de son siège, aux ressorts grinçants. Il aurait beaucoup à dire. La faconde de son interlocutrice est telle qu’il ne pourrait même essayer. Son regard amarre un horizon inapparent. Noirceur nocturne qu’une voiture vient percer de ses phares. Dans son sillage, sa vision se constelle de vrilles colorées. Il n’écoute plus ou d’une oreille distraite. Il sent plus qu’il n’entend. Sent la prise grumeleuse du volant, dont sa paume épouse le parfait arrondi. La touffeur ambiante qu’exhale ce mois de juillet. Lui parvient la gamme montante et décroissante d’une respiration capricante. Tension grandissante d’un cœur qui frappe à coups redoublés. Les mots se nantissent d’une consistance et font ressac, charriant sentiments connus et méconnus. Ces mots, en témoins accusateurs, exhument le crime dont elle le veut coupable. Une agitation nerveuse ouate ses pensées. Il rive cette nuit d’encre d’un regard absent, sous la voûte des arbres qui les cachent à la lune. Dahlia poursuit, amertume tapie dans les recoins les plus obscurs de sa pensée. Une rancœur qui se fait jour. Il devine le besoin subjacent, tout juste contenu. Il grince au détour de chaque phrase, suinte de toute sa personne. Blesser. Heurter. Derrière les mots, dans le regard, la froideur du ton… Il comprend à cet instant, plus encore qu’auparavant. Mutisme ascétique, Adam se sent comme alors…  

Il semble qu’elle doive toujours monter au créneau.  À chaque nouvelle rencontre… C’était bien la peine de prendre leurs distances, lui qui pensait tempérer les tensions constantes. Une réussite, s’il en est ! Il est fatigué, Adam. Fatigué des conflits permanents. Elle ne comprend pas, ne voit pas, s’enfonce dans ses convictions erronées. Il ne dit rien, attend le moment opportun. Elle le regarde. Il sent la brûlure sur sa peau. La politesse n’est pas rendue. Adam s’accroche à cette obscurité, fixant le néant qui les devance. Fatigué, certes… Et pourtant soulagé de la voir s’agiter. Il trouve cela préférable. Préférable à l’abattement qui l’habitait. Elle se tait une fraction de seconde. Adam croit son tour venu. Principe d’une conversation, non ? Un échange de propos. Sauf que… Non… Ce n’est pas une discussion. Puisque Dahlia décide de s’y dérober, embrassant un nouvel élan dramatique. Elle rentre chez elle à pieds ! Et c’est reparti… La portière claque… Merci pour les gonds ! Dahlia sème son pick-up, passant sous le faisceau cru des phares. Il ne bouge pas d’un cil, interdit. Pas le temps de réagir, elle revient déjà sur ses pas. De marbre ? Non. Il se contient, Adam, pour ne pas dire quelque chose qu’il pourrait regretter. D’ordinaire, il n'est jamais aussi prévenant. Un projectile lui arrive droit dessus. Son corps se réveille et le CD est intercepté. Mix… Voilà qui sonne Old School. Le genre de cadeau qu’on offrait au lycée, dans les années 2000. Pas loin de se croire dans un épisode de Degrassi, Adam… Adam qui est – justement –  de cette vieille école, lui et ses appareils argentiques surannés, son vieux lecteur CD couplé à l'autoradio hors d'âge... Elle a visé juste... Mais... Dahlia saisit l’occasion pour se fendre d’une nouvelle balle perdue. Bien sûr, il n’échappe pas à la pique. Une de plus… Elle lui a déjà reproché d’être trop fermé. Dahlia qui repart de plus belle, pour de bon cette fois. Sa main presse la poignée, geste inconscient. À vrai dire, ça le prend comme un coup de fusil. Et c’est précisément pour cette raison qu’il devrait se réfréner. L’air nocturne lui effleure le visage.  Au loin, les lumières locales de maisons isolées… Il avance sur ce chemin de terre, dans les fines particules qui flottent dans l’axe de ses phares. « Je ne t’ai jamais demandé de chasser le corbeau. Je crois même t’avoir spécifiquement invitée à lâcher l’affaire !  En fait, je t’ai jamais demandé de faire toutes ces choses. »  qu’il lance, souffle haché. « Il y a cinq minutes de ça, tu te morfondais sur le siège passager, comme une âme en peine. Ta façon de t’apitoyer sur ton sort, de me demander de te ramener chez toi pour couper court à toute autre interaction, c’était quoi, sinon une capitulation ? » Il martèle la terre fraîche de ses pas. « Je ne suis pas un foutu chauffeur uber que tu peux commander et décommander à ta guise ! » L’irritation croît à mesure qu’il avance, proche de rejoindre ses pas. « Chaque fois, tu montes au créneau. Ce n’est pas possible de parler avec toi. Une discussion implique de laisser à chacun un temps de parole. Ce n’est pas : je balance tout ce que j’ai sur le cœur et je me barre ! Surtout si c’est pour débiter un monceau d’observations erronées. Tu n’as aucune idée de ce que je peux ressentir. Alors, pitié, cesse d’interpréter. » Une main se pose sur son épaule, en sorte de stopper son élan. « Tout ce que tu as fait, c'était vraiment pour moi ou est-ce que ce n'était pas plutôt pour toi ? »   Pour se prouver à elle-même.

(c) mars.