La journée s’annonçait très bonne, à quelques jours des rentrées respectives des enfants. Grace courait partout et elle s’épuisait quotidiennement, mais elle ne pouvait pas faire autrement, c’était une période charnière à ses yeux. Melody partait à l’université et Grace la laissait tranquille, mais il y en avait trois autres à la maison dont il fallait s’occuper, et ce n’était pas Elijah, malgré ses quinze ans révolus, qui ferait preuve de maturité et d’autonomie. Pour une fois, Grace allait pouvoir profiter de la présence de ses deux sœurs et de ses parents, ce qui arrivait moins souvent qu’autrefois. Le manque de temps, la vie qui défilait trop vite, trop de raisons qui devenaient des excuses qu’elle n’appréciait pas. Mais cette fois, les trois filles avaient réussi à se dégager du temps en commun pour se rejoindre dans la maison familiale et c’était une excellente chose aux yeux de Grace. Elle avait emmené Lucy avec elle, pour que la petite profite de ses grands-parents et c’était d’ailleurs justement ce que la fillette faisait, en compagnie d’Harry Miller qui lui apprenait le nom des différents arbres du jardin. Lucy s’intéressait beaucoup à son environnement, à la nature de façon générale, rien d’étonnant quand on avait un père comme Jamie. Grace les accompagna pendant un moment, puis décida de rentrer voir ce que faisaient Kathleen et Moïra, confortablement installées sous la véranda qui offrait une vue imprenable sur le jardin. « Maman est montée se reposer ? » demanda-t-elle, ne voyant pas Edith avec elles. Quel bonheur plus grand pouvait-il exister que de se trouver sous le toit de son enfance, en compagnie de ses deux sœurs, d’une carafe de thé glacé maison et d’un gâteau confectionné avec amour ?

Elle s’assit confortablement dans le fauteuil en osier près d’une majestueuse plante verte qui semblait vouloir la recouvrir de ses feuilles. C’était sa place préférée, quand elle revenait ici, et elle se souvenait encore de ces longues heures passées dans ce même fauteuil, pour discuter avec sa famille ou se plonger dans un bon livre. Dans cette véranda, les souvenirs affluaient par milliers. C’était leur repaire, leur QG à l’abri des regards du monde. Et depuis sa place, elle entendait les exclamations de Lucy et son rire cristallin. « J’ignore ce que papa est en train de lui raconter, mais elle semble bien s’amuser » commenta-t-elle avant de saisir son téléphone posé sur la table basse. « Oh ! Je dois vous montrer le nouveau cartable de Lucy, pour sa première rentrée à l’école maternelle. Elle l’a choisi elle-même, évidemment » le contraire aurait été étonnant, Lucy savait déjà parfaitement ce qu’elle voulait. Et son choix s’était porté sur un adorable petit cartable miniature orné d’une licorne colorée, avec une corne en relief. Les licornes, sa grande passion du moment – l’avantage étant qu’on avait l’embarras du choix en termes de cadeaux. Elle fit défiler la galerie de son téléphone pour montrer  à ses sœurs le fameux sac, qui reviendrait certainement taché de boue dès le premier jour, mais Grace s’y préparait psychologiquement.      

Le jardin, la maison, sa famille. En apparence, rien n’a changé ; Et pourtant. Les rires d’enfants que l’on perçoit du jardin ne sont plus les leurs, les pas d’Edith sur le plancher n’ont plus la même légèreté qu’autrefois. Le temps qui passe, ce n’est pas nécessairement une angoisse chez Kathleen qui ne peut cependant s’empêcher de noter à quel point les années ont filé à une vitesse folle. Une banalité de le penser. « Laisse, maman. » La cadette se redresse pour aller récupérer en cuisine des assiettes à dessert, Lucy et Grace déjà parties en compagnie d’Harry pour une expédition pédagogique au jardin. Est-ce parce qu’elle les a peu vus ces dernières années que Kat remarque à quel point leurs parents ont vieilli rapidement ? Oh, bien sûr, ils sont toujours autonomes, ce n’est pas ça. Ça se remarque plutôt au léger tremblement des doigts de sa mère, lorsqu’elle tend le bras pour atteindre une assiette. Au dodelinement constant du visage de son père, instabilité des cervicales qui trahit l’usure des corps. Rien, et tellement de détails à la fois. Le sourire de Kat demeure pourtant tranquille tandis qu’elle se dirige vers la cuisine, suivie de loin par sa mère. « Il est bon, ce thé. Où est-ce que tu l’as acheté ? » Discussions banales d’un dimanche banal, une saveur nouvelle dont la plus jeune et la plus instable des trois filles ne se lasse toujours pas. Ces dernières années, les visites ne s’étaient effectuées qu’en coup de vent, entre deux avions et autant de missions au bout du monde. Le calme ne l’angoisse cependant plus. On apprend à y créer son propre mouvement, lorsqu’on le souhaite vraiment.

« Maman est partie s’allonger une minute. » Un sourire à l’adresse de Moïra tandis que Kat retourne à la véranda, déposant sur la table de quoi servir le gâteau et le thé glacé avant de jeter un petit coup d’œil au trio qui explore toujours le jardin. « Comment ça va, toi ? » Une main amicale qui se pose sur celle de sa sœur, dont elle a toujours été proche. L’impression de la connaître par cœur, malgré la distance qui s’est naturellement installée avec les années. Chacune leurs projets, chacune leurs vies. Presque un peu vertigineux de regarder en arrière désormais et de se souvenir qu’il n’y a pas si longtemps, c’était Kat la dernière de la famille ; Celle qu’on emmenait se promener au jardin après le repas. Très vite, Grace les rejoint d’ailleurs, comme pour terminer de repeindre un tableau déjà observé mille fois. « Oui, je pense qu’elle n’a pas envie de l’avouer mais toute cette animation d’un coup la fatigue probablement un peu. » C’est de la vie, autant d’enfants en même temps dans une maison ; Même lorsque ceux-ci sont enfin grands. Peut-être que la seule des trois femmes réunies qui n’est pas encore mère le perçoit d’une manière encore différente des autres. Un sourire en tournant de nouveau le visage vers le jardin, un bref hochement de tête. « Les histoires de papa ont toujours été les meilleures, en même temps. Vous vous rappelez celle au sujet de la Reine Coccinelle qui avait perdu ses points ? J’aurais pu l’écouter mille fois. » Il y a si longtemps. Aujourd’hui, Kat connaît l’histoire par cœur et relève un regard attendri vers sa sœur qui lui parle de cartables et de rentrée ; La première de ce bébé qui semble être né hier. Incroyable. « Moooooh, si chou. » La tante n’est guère difficile à convaincre, bien que peu intéressée par la maternité elle-même. Un projet comme un autre, pas nécessairement celui en tête de liste dans son propre registre. « Ça va, elle n’a pas trop peur ? Ou… Toi, tu n’as pas trop peur ? » L’ombre d’un sourire complice qui se dessine. Ce n’est certes pas la première fois que Grace accompagne un de ses enfants à son premier jour d’école mais est-ce qu’on s’habitue vraiment à ce genre de choses, finalement ?

Journée en famille. Une journée comme je les aime tant. Nous avions tous partagé un excellent repas préparé par notre mère, qui avait toujours été un fin cordon bleu. Chacun de nous avait raconté les dernières nouveautés, les dernières nouvelles. Le travail, les enfants, mon début de grossesse. Après ce déjeuner dominical, nous avions débarrassé la table et rangé tout ce que nous pouvions. La petite Lucy était parti dans le jardin, accompagné de notre père qui se faisait une joie de lui montrer les beauté de son jardin. Observant cette scène au loin, je trouvais cela adorable, très touchant. Et j’avais hâte qu’Elio soit plus grand pour pouvoir profiter pleinement de ce genre de moment lui aussi avec son grand-père. Mais pour le moment, Elio dormait paisiblement dans une des chambres, sieste oblige. Dans cette véranda lumineuse, je prends place sur l’un des confortables sièges en osier. Kathleen arrive, déposant sur la table un gâteau et du thé glacé. Elle m’annonce que notre mère est partie s’allonger une minute. « Elle a bien fait. Je la trouvais fatiguée... » dis-je non sans une petite once d’inquiétude. Puis Kathleen me demande comme je vais, posant une main douce et amicale sur moi. « Merveilleusement bien. Et toi ? » dis-je un sourire sincère sur le visage. J’étais ici, avec ma famille, Elio dormait paisiblement non loin de là, et mon début de grossesse se passait parfaitement bien. Tout allait donc pour le mieux.

Grace ne tarde pas à nous rejoindre. Instinctivement, elle demande après notre mère et Kathleen lui indique que cette dernière était en effet parti se reposer un petit moment. Depuis notre place, nous pouvions entendre les rires de Lucy. La remarque de Grace me fait sourire de bon cœur. Notre père avait toujours su amuser les plus petits. Kathleen évoque une histoire de notre enfance, celle de la coccinelle qui avait perdu ses points. « Comment l’oublier… » dis-je d’un air nostalgique. Puis Grace décide de nous montrer le nouveau cartable de Lucy pour sa première rentrée. Comme Kathleen, je m’approche légèrement pour pouvoir regarder les photos défiler sur le téléphone portable. « Très joli. Lucy a déjà de très bon goûts... » dis-je amusée. « Dire qu’elle va faire sa première rentrée. Le temps passe décidément trop vite... » La petite fille allait faire sa toute première rentrée, et pourtant j'avais l'impression que je la portais dans mes bras après sa naissance il n'y a pas si longtemps que cela.