Don't worry about a thing
- Daniel & Charlene -

RH deserves the truth … C'était le nom que portait le groupe Facebook formé des nombreux enquêteurs en herbes qui s'étaient saisis des énigmes postées sur ce blog, Redwood Leaks... Ainsi, l’algorithme des réseaux sociaux m’avait narguée cette semaine plus que d’ordinaire en me suggérant le groupe, encore et encore. Pouvait-on vraiment qualifier l’objet du chantage de celui – ou de celle – qui se prétendait corbeau, de vérité ? Le bon sens appelait à se plier aux demandes répétées de la police d’ignorer le cirque, et pourtant… Il avait fallu que Maureen y soit citée. Que des dizaines d’inconnus se mettent à tergiverser sur le sens de cette nouvelle énigme la concernant, pour que mon esprit devienne à son tour la proie de ces jeux vicieux. On ne tournait jamais vraiment la page, qu’importait combien fort on pouvait le souhaiter. Pas quand il continuait de manquer tant de réponses aux questions que nous nous étions posées pendant des années – presque tout une vie.

Sous le murmure des voitures, près du lieu maudit,
Un secret se tapit, dans l'ombre, à l'abri,
Où Maureen gît, la vérité s'est enfouie

Nuit et jour, de nouvelles hypothèses, parfois farfelues, surgissaient et j’arpentais dangereusement les nombreux fils de conversation des internautes chasseurs de secrets, aux aguets d'une révélation qui aurait pu s’y échapper... Et si les réponses que nous n'avons jamais obtenues se cachaient au bout de ce sinistre jeu de piste ? Impossible que cela n'ait pas traversé l'esprit de Benny, à qui je n'avais pour autant pas osé parler de tout cela. Mes inquiétudes à l'égard de mon frère jumeau ne me quittaient jamais, même si les choses semblaient avoir repris leur cours depuis un certain temps et qu'il paraissait bien se porter. Je savais qu'il n'abandonnerait jamais complètement sa quête. Était-il le seul ? L'agitation qui me prenait, malgré moi, à l'idée que le nom de notre mère soit de nouveau sur toutes les lèvres était éloquente. Là où Paul Gordon avait été un confident, ces derniers mois, le mot d’ordre communiqué par la police locale au sujet de cette affaire m’avait fait hésiter à solliciter son aide ou son écoute cette fois. Le sergent de police en faisait déjà beaucoup pour nous, en avait toujours fait beaucoup. À lui seul, il rachetait pour moi la méfiance que l’expérience nous avait, à tous, fait développer à l’égard du corps policier. Rien n’était moins sûr que le fait que cet avis soit partagé par le reste de la famille Cartwright.
Rendez-vous avait donc été pris avec Daniel pour une visite à notre mère. Lire son nom sur le granit me faisait encore le même effet, comme si la tristesse pouvait resurgir à tout moment dans ces circonstances particulières. Maureen Cartwright, 1963 - 2020, forever in our hearts. Je me penchais pour déposer le bouquet de lys que j’avais acheté un peu plus tôt pour marquer l’occasion. Même s’il ne se passait pas un jour sans que je pense à elle, sans que je ne sollicite son avis intérieurement, je n’avais jamais eu la foi de lui parler tout haut comme le faisaient certains visiteurs. Des pas me sortaient de mes pensées et je reconnaissais la silhouette de mon frère aîné, pile à l’heure, comme toujours. « Hey. » Je me relevais et m’approchais de lui pour une étreinte fraternelle. Avec Donny, nous pouvions nous passer de mots, nous savions souvent ce que l’autre pensait. Ce n’était pas tout à fait la même chose qu’avec Benny, mais nous partagions à deux le poids de tenir la barre de notre famille. « Je suis contente que tu sois là. » À deux, c’était toujours un peu mieux. « C’est toi qui avais choisi ? » Toujours dans ses bras, je désignais d’un léger signe du menton l’inscription sur la pierre tombale. Je ne me souvenais pas de m’être occupée de ces détails. « Chaque fois que je viens ici, je… » Un groupe de jeunes, probablement de l’âge des élèves de Benny, s’approchaient en discutant et en riant. Le nom de notre mère était prononcé, mais un sentiment d’embarras les prenait au moment de croiser nos regards. « Le corbeau… » Murmurais-je à voix basse, à l’attention de mon frère uniquement. Je n’étais apparemment pas la seule à avoir fait le rapprochement entre l’énigme et le lieu du dernier repos de notre mère. Je me détachais lentement de Daniel, tandis que les visiteurs inopportuns prenaient une autre direction – pour l’instant.

@Daniel Cartwright

Plus que tout, je lui étais reconnaissante. De nous tous, Donny avait toujours été le plus indépendant, celui qui faisait les choses à sa façon et sans demander l’aide de qui que ce soit. Pour autant, il avait toujours placé la famille au coeur de ses priorités, il n’y avait qu’à voir comment il chérissait la brasserie malgré le peu de liberté véritable qu’il avait eue en la présence de notre père, pour sa part, incapable de lâcher l’affaire familiale malgré l’heure d’une retraite bien méritée. Il y avait toujours eu ce lien spécial entre nous, sans doute parce que nous avions dû grandir un peu plus rapidement que la moyenne des jeunes adolescents… Épargner Benny, autant que cela était possible, avait toujours été un objectif que nous avions en commun. Et nous avions réussi, pas vrai ? Malgré la mélancolie qui nous prenait inévitablement à faire face à la stèle érigée pour marquer le lieu du dernier repos de notre mère, nous pouvions dire que nous n’avions pas si mal tournés tous les trois, que nous nous étions relevés chaque fois que la vie avait tenté de nous mettre au tapis… Un sourire léger se peignait sur mes traits, alors qu’il m’interrogeait sur l’appréciation qu’aurait eu maman de leur choix. « Oui, ne serait-ce que parce que vous l’avez choisie ensemble. » Son absence, et finalement son départ, avait mis à mal les liens entre les membres de la famille. Si Daniel n’était pas celui qui s’en était retrouvé le plus touché, par rapport à notre père, il n’en était pas moins que j’étais persuadée que ça lui aurait fait plaisir, de savoir que nous restions soudés autant que possible. « Même si parfois… Je me dis qu’on était tellement jeunes, que je ne sais plus exactement ce qu’elle aimait. » Les lys, en tout cas, étaient un des souvenirs les plus marquants que j’avais d’elle. À chacun de mes spectacles de danse, elle m’en offrait. À l’époque de la surprenante découverte de son corps, après toutes ces années de disparition, Benny et moi nous étions quelque peu repliés sur nous-mêmes dans notre cocon privilégié, et j’avais surtout eu en tête de l’épargner de toutes autres préoccupations pendant la partie la plus rude de notre deuil. Mais le monde ne s’arrêtait jamais complètement de tourner, pas vrai ? Même quand on en éprouvait la sensation, même quand on aurait aimé se couper du reste du monde pour vivre un instant de recueillement… Je m’interrompais dans ma confidence, tandis que des intrus s’aventuraient dans le cimetière pour bien autre chose que visiter un être cher, cela ne faisait aucun doute. « Mmmh, mmh. » Il avait toujours été le plus doué pour cela, lui, compartimenter, ne pas se poser trop de questions qui fâchent… En me détachant finalement de son étreinte, j’observais son visage, à la recherche d’un indice quant à ce qu’il pouvait bien penser de cette histoire. Il était évident que je devrais lui tirer les vers du nez si je souhaitais en savoir davantage.
Je glissais les mains dans mes poches en laissant mon regard flotter sur l’inscription quelques secondes de plus. « Chaque fois que je viens ici, je ne peux pas m’empêcher de me dire que quinze ans, c’est trop long pour ne pas avoir laissé le moindre indice derrière elle. » Des propos que nous avions tenu tellement, tellement de fois déjà. Au point où j’appréhendais d’avance qu’il ne lève les yeux au ciel. Bien sûr, qu’il fallait passer à autre chose. Mais bien sûr, que l’on continuait de se demander ce qui avait bien pu se passer dans la tête de Maureen Cartwright pour qu’elle tourne ainsi le dos à sa famille, à ses enfants, sans jamais ne donner la moindre nouvelle avant d’être retrouvée, vraisemblablement, assassinée. « Tu l’as lue ? » La fameuse énigme, celle qui conduisait des curieux dans les parages avec en tête la seule idée de relever le défi posé par le sinistre maître du jeu. « Et si… Imagine, s’ils savent quelque chose. » Ils – qui que ce soit se trouvant derrière le blog. « Et que c’est caché ici. » Tout à coup, j’observais le sol, probablement encore gelé parce que le printemps se faisait toujours timide. « On ne dirait pas que quelqu’un a creusé récemment… et ce n’est probablement pas possible, à moins que ça ait été prévu avant l’hiver… » Je m’emballais un peu des les hypothèses, allant au-delà de ce que j’avais eu l’intention de lui partager d’entrée de jeu alors qu’il n’avait pas encore accepté de m’aider, mais Daniel ne m’avait pas encore arrêtée…

Trop souvent, il m’arrivait de réaliser que les souvenirs n’étaient pas éternels. Que les mois et les années leur conféraient un caractère de plus en plus abstrait. À la mention de la musique classique, j’étais néanmoins la première surprise de la vivacité des sensations. Le Lac des Cygnes, Tchaïkovsky. Combien de fois avions-nous partagé, toutes les deux, une écoute privilégiée de ce classique des classiques. Hymne à toutes les promesses d’avenir qui se dessinaient devant moi, sa façon à elle de me dire qu’il n’y avait rien de trop beau, rien de trop grand… Quant à sa fameuse Pecan Pie, impossible de ne pas revoir le visage et les doigts barbouillés de sucre de mon jumeau. Benny avait toujours eu un faible pour le sucre et Maman s’était toujours fait un plaisir de lui servir ce qu’il y avait de meilleur. Aujourd’hui, ces moments de recueillement étaient précieux. Je regrettais seulement qu’ils soient plus rares à trois, comme si certaines incompréhensions refusaient de s’apaiser avec le temps. Entre Donny et moi, les choses avaient toujours été faciles. Sans doute parce que nous laissions à l’autre son espace, ses croyances. Tout ce qui concernait Maman avait tendance à créer des vagues, encore aujourd’hui. Elle me brûlait les lèvres, la question. Comment s’expliquait-il donc son départ ? S’il refusait d’envisager les pistes qui, encore à ce jour, étaient les plus probables. L'entraîner au cimetière avec une idée bien en tête était une entreprise risquée, ce pourquoi je m’attardais un peu plus longuement dans son étreinte rassurante. Sa décision ? En était-il à ce point intimement convaincu, même après tout ce qui s’était dit à son sujet depuis l’annonce tragique de son décès ? Je soupirais silencieusement. À l’autre opposé, Benny, lui, s’en serait donné à cœur joie d’imaginer une multitude de théories.
Mais même lui, Daniel, ne pouvait fermer complètement les yeux sur ce qui se tramait au coeur même de notre petit patelin dernièrement. La présence des curieux en un lieu qui aurait dû être sacré précipitait la conversation. Il l’avait lue, au moins. Je pinçais les lèvres une fraction de seconde avant d’acquiescer. « Donny. » Rétorquais-je aussitôt. Si, plus jeunes, il n’avait eu qu’à user de ces regards – similaires à ceux de notre père – pour me décourager, ce n’était plus le cas aujourd’hui. « Qu’est-ce qui te rend aussi sûr de ça ? » Une mésentente entre voisins, c’était un commérage. Les rumeurs sur le nouveau barista du Snow Rose café, les potins sur le coût des rénovations de la ferme laitière à l’entrée de la ville. La menace de dévoiler les plus sombres secrets des habitants n’était pas un commérage. Simple logique. « Tu veux entendre ma théorie ou pas ? » Je croisais les bras. Ce n’était pas la première fois qu’il faisait tout ce qu’il pouvait pour se tenir aussi loin que possible de ces discussions. « Peut-être que, justement, la police ne croit pas aux commérages. Ils passent leur temps à répéter la même chose pour la presse. Ne pas s’inquiéter. Ne pas accorder de crédit à ces gens. » Sauf qu’il fallait être bien naïf pour refuser de voir la vérité en face, à présent. Combien de fois la Rose lunaire s’était-elle manifestée ces dernières années ? « Je ne te… Je ne te demande pas de creuser sa tombe. Le sol est encore gelé la nuit… Je doute que qui que ce soit ait pu creuser sans être vu, avec le gardien… » À moins que le coup ait été prévu depuis longtemps ? Rien n’était impossible, mais j’avais pris le temps de réfléchir au sens de l’énigme… Un peu trop, peut-être. « Je n’ai pas l’intention de creuser la tombe de Maman… » S’il avait encore un doute à ce sujet. « Dans l’ombre, à l’abri… » Je regardais mon frère et son évident inconfort. « Un abri, qu’est-ce que ça t’évoque ? » Autre que l’envie de prendre ses jambes à son cou. « J’ai pensé à la maison du gardien du cimetière, justement… Comme abri, c’est ce qui me semble le plus logique. En plus, il y a un grand arbre juste à côté… À l’ombre. » Soit Donny se laisserait convaincre de faire preuve d’un peu de curiosité, soit il s’assurerait de me réprimander comme il s’en était souvent donné le rôle à titre d’ainé de famille, spécialement avec tout ce que notre famille avait dû traverser.