Ça lui arrive, tous les vingt-neuf à trente-trois jours pour être exact, et il n’y a rien de grave à cela. Mais ce matin, Katey doit bien avouer qu’elle s’est laissée surprendre et reste quelque peu dépassée. Elle qui est d’ordinaire une toute petite dormeuse se retrouve à soulever ses paupières avec peine, à une heure trop tardive au vu de son emploi du temps du jour, en pyjama et au milieu d’un lit dont il est nécessaire qu’elle change les draps, misère. Son portable lui confirme ce qu’elle pressentait déjà à cause de la lumière à travers les volets : Lukas va bientôt arriver. Elle a du mal à coordonner ses gestes quand elle se lève, et elle se sent coupable d’être aussi engourdie. Le fait d’être aussi mal réveillée et la douleur toute sourde mais insidieuse dans le bas de son ventre n’aide en rien pour agir de manière efficace et rapide. Elle se glisse sous la douche, brosse ses cheveux à la va vite, défait son lit et court lancer la machine à laver, puis au placard pour sortir des draps propres, mais ses deux chats aiment plus que tout jouer dans les housses quand elle tente de les mettre et elle a un sursaut spectaculaire en entendant à ce moment précis la sonnette retentir. Tant pis, elle laisse le lit défait et se contente de repousser la porte de la chambre pour aller accueillir son ami sans le faire plus attendre. Ils se voient peu depuis qu’il n’habite plus en ville, mais comme en plus d’être son ami il est aussi propriétaire de son appartement, elle aime lui en faire faire le tour, pour lui montrer et répéter à quel point elle se plaît ici. Mais cette fois elle se contente de lui faire admirer les petits pots de plantes qu’elle a achetés pour décorer les étagères de sa cuisine. Très belles, ça fait du vert, n’est-ce pas ? En vérité l’une d’elles est déjà morte et sa voisine a l’air sur le déclin mais Lukas a la gentillesse de ne faire aucune remarque. Le sentiment de culpabilité de Katey grimpe en flèche à chaque coup d’œil qu’elle jette à l’heure, elle s’en veut, mais elle s’en veut tellement, elle voudrait profiter pleinement de sa visite mais du fond de son cœur elle voudrait qu’il s’en aille, parce qu’il faut qu’elle retourne se changer, et plus les minutes passent plus la situation devient embarrassante pour elle.
Et puis, Lukas se lève et sur ses lèvres à elle éclosent un sourire de regret. Elle ne se rend même pas compte qu’elle ne ferme pas la porte d’entrée derrière lui, tout ce qui l’intéresse est d’aller voir à la cuisine pour s’assurer qu’elle a du temps avant qu’Oscar n’arrive, c’est le cas, ouf, elle pousse la discipline jusqu’à mettre les tasses sales dans l’évier. Quelle matinée vraiment, elle qui s’était faite une telle joie de recevoir chez elle… réfugiée dans la salle de bain, elle souffle un coup, rien n’est grave, rien n’est grave, ça arrive. Seulement, elle croyait qu’elle avait tout son temps devant elle. Et elle n’entend même pas que quelqu’un est entré dans son appartement, ni la voix d’Oscar la première fois qu’il l’appelle. La seconde, oui, et alors elle panique. Sa jupe est à peine enfilée lorsqu’il se retrouve dans la salle de bain face à elle. Et elle, comme elle a les doigts sur sa fermeture éclair pas encore tout à fait refermée, est dans l’incapacité de prononcer le moindre mot pendant bien dix secondes. Elle sent juste qu’elle rougit, terriblement. Misère. « Tu… tu es en avance. » N’eût été les circonstances particulières de ce matin, elle l’aurait accueilli d’une toute autre manière ; et elle a beau être bien loin d’imaginer le scénario que se figure Oscar, elle est gênée, tellement gênée qu’il débarque dans la salle de bain une bonne minute trop tôt. « Il, il y a un problème ? » Tout à coup elle se dit qu’il est peut-être arrivé quelque chose, un problème oui – mais lequel ? – qui expliquerait son arrivée soudaine, elle est vraiment une pitoyable amie de n’être pas disponible immédiatement pour lui.

« Tu, tu es en avance » répète-t-elle, en bredouillant, parce que décidément les choses arrivent trop vite ce matin et elle ne parvient pas à suivre. Oscar est en avance elle en est persuadée. Et comme il ne vient pas lui annoncer un évènement brusquement survenu qui réclamerait sa présence à elle sur-le-champ, ou du moins son écoute, ça devient cela, le problème. Le fait qu’il l’ait trouvée dans sa salle de bain en désordre avec une fermeture éclair encore ouverte. Zip, la fermeture, d’un coup, est refermée. Katey pince ses deux lèvres, regarde ailleurs, le sol, pour éviter ses yeux à lui, elle aurait tant voulu qu’il ne voit pas tout ça. On peut tout oublier, passer à autre chose, elle est rhabillée maintenant ? Mais Oscar veut savoir ce qu’elle faisait, et son air innocent se décompose. « Je, je ne peux pas te le dire. » Il va comprendre, n’est-ce pas ? Comprendre du moins que ce n’était rien dont il est nécessaire de parler, et passer à autre chose. Katey préfère accueillir ses invités en étant prête, pimpante et le sourire déjà monté aux lèvres, avec des tasses propres sur la table et une boîte de biscuits. Être une hôtesse parfaite. Elle reprend la parole au même moment qu’Oscar : « Tu veux du thé ? » C’était histoire de vraiment passer à autre chose et que le silence ne dure pas mais l’effet est plutôt malheureux, parce que du coup elle n’a pas bien compris sa question. « Pardon, tu disais ? » Tout doucement, elle commence à s’avancer vers la porte, lorsqu’ils auront quitté cette salle de bain peut-être qu’elle pourra oublier qu’elle a été surprise et redevenir vraiment l’hôtesse parfaite qu’elle souhaite tant être. Seulement Oscar n’a pas l’air de vouloir s’en aller, lui. Il est plutôt figé, comme s’il rêvait en attendant sa réponse. « Mmm peut-être, on était à la même école ? C’est Lukas, on est amis depuis longtemps, l’appartement est à lui d’ailleurs, aussi. Il n’avait pas pu venir à mon anniversaire mais vous vous étiez peut-être rencontrés une autre fois avant ça ? » Katey, persuadée qu’il faut à tout prix retrouver l’occasion au cours de laquelle ils ont pu se croiser, en rajoute une couche : « Il est médecin, il est vraiment très gentil. Mais il habite loin maintenant, on ne se voit plus très souvent. Il passait dans le coin ces jours-ci alors… j’ai beaucoup de chance aujourd’hui, vous venez tous me voir » qu’elle conclue, selon son habitude de souligner le positif de l’existence. « On a bu un thé rapidement mais si ça te dit aussi – ou du café peut-être ? – j’en reprendrai une tasse avec toi avec… plaisir. » C’est sa manière de reprendre contenance, de reprendre la main sur ce qu’il se passe, également ; et d’ailleurs comme elle parle Katey se sent devenir plus calme, la gêne s’estompe, elle se retrouve. Elle est suffisamment elle-même pour que son regard cesse d’errer dans tous les coins, sur tous les objets de la pièce ; il se fixe, sereinement, face à elle, dans le sien. Ses yeux.

Tout se dire ? Oui, si elle avait un chagrin ou quelque chose qui la réjouissait, elle lui en parlerait : ça lui semble presque une évidence. Elle peut aussi lui raconter les petits riens de son existence, parce que sa vie, jour après jour, est plutôt monotone : pleine de projets auxquels elle rêve et pour lesquels elle s’enthousiasme, auxquels elle donne du temps les uns après les autres, mais bon, pas de bouleversements non plus en ce qui la concerne strictement elle. Mais ça ? Pourquoi Oscar n’a pas l’air de comprendre que ce n’est rien, rien d’important, qu’il faut passer à autre chose parce que tout se dire, d’accord, mais pas non plus… enfin. Elle ne sait pas comment sortir la discussion de cette impasse, alors, une bonne seconde encore, elle entrouvre ses lèvres sans qu’aucun son ne sorte, parce qu’elle a beau se donner une seconde et puis deux pour trouver quoi répondre, rien ne lui vient. « Je… » La syllabe s’éternise. Quand on donne l’impression qu’on va prendre la parole, au bout d’un temps, il faut tenir cette promesse. Katey, donc, sonorise, mais comme rien de plus ne lui vient – toujours pas – elle en reste là, à ce long je… qui trahit davantage encore son embarras. Jusqu’à ce que son cerveau trouve une parade bien maladroite, mais qui sur le moment lui semble convaincante, au moins elle ne reste plus la bouche ouverte avec cette expression gênée : « Tu, tout va bien depuis la dernière fois ? » Cette tentative est en vérité on ne peut plus pitoyable et c’est Oscar lui-même qui propose un changement de sujet, qu’elle accueille avec un certain soulagement, et une volubilité retrouvée. Tout ce qu’elle trouve à lui dire à propos de Lukas lui sort d’entre les lèvres sans la moindre réflexion préalable. Sauf qu’à tous ces détails, Oscar ne trouve qu’à commenter un laconique je vois, qui devrait lui mettre la puce à l’oreille, lui faire comprendre qu’il y a bien un problème. Mais ça, Katey ne le perçoit qu’au moment où il adresse la parole à l’un de ses chats – lequel, curieux, s’est installé sur le seuil de la salle de bain, en plein milieu du passage. Mmm, Oscar n’a certes jamais paru fou amoureux des animaux, mais le ton qu’il emploie et la manière qu’il a de l’écarter du bout de sa chaussure la heurtent. « Oscar, pour… pourquoi tu es méchant ? » lâche-t-elle, trop vite, car elle s’en repent sur-le-champ : le mot est fort tout de même. « Pardon, je ne voulais pas dire ça mais tu, il ne t’a rien fait, le pauvre. » Elle commence à additionner les indices, son air fermé et taciturne, sa brusquerie – bon, certes, assez évidents les indices, et en plus de cela elle n’aboutit qu’à une conclusion évidente mais tout de même c’est déjà un progrès, pour elle, de formuler le mystère qu’il lui faut désormais éclaircir. « Tu n’es pas comme ça d’habitude. » Est-ce que, malgré ses dires, il s’est bel et bien passé quelque chose ? Et est-ce qu’il va lui expliquer clairement ?