(fin été 2024) L’air frais de l’extérieur est presque un plus grand soulagement que la nicotine qui emplit enfin les poumons de Gabriel à la fin d’un autre service interminable. Appuyé contre le mur près de l’entrée du cabaret, il observe le Valhalla se vider peu à peu de ses clients, puis de ses employés, dans un lent défilé. Comme bien souvent, il est le seul retardataire affublé de la veste blanche du cuisinier, le reste de ses employés ayant déserté depuis quelques heures déjà, laissant le chef, un poil control freak, ranger et nettoyer tout seul. Il enchaîne généralement un service épuisant par une soirée qui l’est plus encore, dans un bar ou un club du coin, mais pas ce soir. Il souffre encore du mal de crâne, vestige de la soirée d’hier. Son seul projet ce soir, c’est de fumer sa clope et de rentrer dormir.

“Chase ! Attends !” Son projet vole en éclat - ou presque - aussitôt qu’il voit le visage de son collègue passer sous ses yeux. Non, toujours pas de fête pour ce soir, quand bien même c’est plus ou moins ce à quoi les deux hommes ont occupé leur été. Après un grand nombre de services, quand tous leurs collègues étaient ravis de pouvoir enfin rentrer à la maison, Gabriel et Chase partaient ensemble prolonger la soirée ailleurs. C’est exactement ce qu’ils ont fait la veille et si Gabriel ne se souvient pas de tout, il devine à l’état dans lequel il se trouvait au réveil que cette nuit-là a dû être mémorable. Enfin… La pointe d’agacement dans sa voix n’a cependant rien à voir avec ce trou noir. Chase n’était même plus avec lui à la fin de la nuit et c’est plutôt habituel. “Tu veux une clope ?” Malgré l'immanquable grimace sur son visage, Gabe prend tout de même le temps de sortir le paquet de sa poche et de le tendre à son ami pour qu’il se serve. C’est qu’il n’est pas tellement rancunier, pas réellement en colère non plus. Juste un peu… inquiet ? “T’étais encore en retard.” Il n’appuie pas sur le ”encore” autant qu’il l’aurait voulu, mais on pourrait presque l’entendre rien qu’à voir la façon dont il lève les sourcils en faisant cette déclaration. Petit contre-temps de leur fol été à faire la fête : Chase semble avoir beaucoup plus de mal que Gabe à se montrer au boulot le lendemain. “Je t’ai couvert, t’en fais pas. Mais… T’es sûr que ça va ?” Inquiet, oui. Un peu agacé aussi, finalement. Ce n’est pas la première fois qu’il invente une excuse bidon quand on commence à se demander où se trouve le barman du Valhalla. Chase ne lui a jamais demandé de le faire, certes, mais Gabriel se sent quand même un peu le devoir d’agir. “Tu veux que je te dépose quelque part ?” Pas dans un bar, bien sûr. À voir la tête de Chase, il a tout autant besoin d’une nuit de repos que Gabe. Quelques explications ne feraient pas de mal non plus.

@Chase Mason

Devant la nonchalance coutumière de son collègue, Gabriel se sent un peu pris de court. En particulier quand ce dernier affirme qu’il va très bien, malgré les cernes creusées profondément sur son visage pâle. Difficile de donner des leçons quand on n’est pas un modèle de vertu soi-même, Gabriel sait bien qu’il a passé trop de nuits agitées en compagnie du barman, à enchaîner les shots, à se passer un joint ou à échanger des pilules, pour se permettre de lui dire quoi que ce soit. “Non, pas ce soir.” lâche-t-il, plus tendu que la situation ne le demande. “J’suis pas encore remis d’hier. Je me souviens même pas de la moitié de la soirée.” Un petit regard appuyé à l’attention de son ami, dans l’espoir qu’il fasse un aveu similaire. Qu’il se rende compte tout seul de ce qu’il serait raisonnable de faire. La véritable question que se pose le chef, néanmoins, c’est de savoir s’ils sont réellement amis. Si c’était le cas, alors il ne devrait pas avoir le moindre scrupule à lui dire ce qu’il pense, pas vrai ? C’est ce que font les amis, ils s’encouragent, se soutiennent et disent stop quand les choses vont trop loin. Et c’est vrai qu’ils ont passé pas mal de temps ensemble, cet été, mais sans parler réellement. Pas des choses importantes, en tout cas. “Le Five ?” Comme pour gagner du temps, Gabe tire sur sa clope et attend que la fumée âcre qu’il recrache ensuite se disperse complètement avant de donner la moindre réponse. “Tu veux pas plutôt que je te dépose chez Jayden ? Tu peux squatter mon canapé, si tu préfères.” L’un ou l’autre, une autre option à laquelle il ne pense pas, peu importe honnêtement. “J’sais pas… Ce serait peut-être bien que tu calmes le jeu pour quelques jours, non ? Castiel et Søren sont sympas, mais si quelqu’un finit par remarquer ce qui se passe, t’as pas peur qu’ils réagissent ?” Qu’est-ce qui se passe, d’ailleurs ? Gabriel n’en sait rien. Peut-être qu’il projette un peu, allez savoir. Pour lui, ces soirées sont une sorte de thérapie par l’oubli. Être quelqu’un d’autre pendant quelques heures, sans cette petite voix dans sa tête qui lui rappelle sans arrêt qu’il n’est jamais assez. Au lever du soleil, hélas, la réalité doit reprendre sa place. Il a des factures à payer, un travail à faire, la peur ancrée dans son cœur de tout perdre et de renouer avec la misère du jour au lendemain. Il ne se souvient que trop bien de ce que ça fait d’avoir faim, de n’avoir nulle part où aller. Peut-être que Chase aime seulement s’amuser, profiter de la vie, rien de plus. Il doit bien se rendre compte que ses actes peuvent avoir de terribles conséquences, n’est-ce pas ? “On peut boire une bière à l’appart, jouer à un jeu vidéo… Aller se coucher plus ou moins tôt et arriver à l’heure demain soir.” Il lève un sourcil, étire un sourire, fait de son mieux pour donner une apparence agréable et amusante à cette proposition. Bien sûr, passer une soirée tranquille devant la télé avec un pote, c’est beaucoup moins euphorisant que ce qu’ils font d’habitude, mais c’est nécessaire, de temps en temps. Chase ne risque pas seulement de perdre son travail s’il ne ralentit pas un peu le rythme. Et peut-être qu’ils ne sont pas exactement amis, mais Gabriel s’en préoccupe quand même.