Non, elle n’avait pas voyagé dans le temps pour se situer au milieu d’une effroyable guerre et devenir un jeune garçon perdu dans les tranchées. Elle ne montait pas au front, et pourtant en donnait sauvagement l’impression. Le dos trop droit, le visage trop crispé, les mouvements saccadés et le souffle coupé, Rigel se tenait devant le cabinet médical de Redwood Hills. Aujourd’hui commençait un tout nouveau stage. Elle avait déjà eu à faire au docteur Howard dans le cadre de quelques cours à l’université, mais aujourd’hui, et pendant les trois semaines à venir au moins, elle devrait faire ses preuves autrement. C’est en tout cas ainsi qu’elle voyait les choses. Et peut-être aussi pourquoi elle était arrivée bien trop tôt devant les portes du cabinet. Il ne faisait pas encore jour. La nuit s’échappait tout doucement, baignant la rue d’un froid quasiment polaire et étrangement saisissant. Par petites volutes semblables à de la brume, la chaleur corporelle de la jeune étudiante s’échappait de sa bouche vers l’air autour d’elle. Elle serra son sac un peu plus fort puis regarda autour d’elle. Mais son esprit était ailleurs. Elle se répétait inlassablement le protocole de prise en charges des patients en cabinet privé, les étapes d’établissement d’un diagnostic, les mesures de sécurité. C’est pourquoi, sans esquisser pourtant le moindre bruit, ses lèvres bougeaient légèrement. Mécaniquement. Au rythme de ses pensées.

Une voiture passa dans la rue et elle sursauta malgré elle. C’est là qu’elle réalisa qu’elle était beaucoup trop stressée. Elle cessa ses ruminations mentales et fit tourner l’une de ses chevilles comme si elle se préparait à une quelconque course à pied. Ses membres semblaient tout engourdi. Non pas par la température matinale, ni par l’heure, mais par une sorte de stupeur devant ce qui l’attendait. C’était une chose de se tenir dans un amphithéâtre, simple spectateur qui prend des notes, ou devant d’épais manuels à la bibliothèque. Là, elle serait actrice. Les projecteurs seraient braqués sur elle. Et c’était terriblement effrayant. Jusque-là, elle avait fait des stages en groupe. Petite foule d’étudiants qui suit un médecin en prenant des notes. Dans ce cadre, bien qu’elle se soit illustrée par son sérieux et son investissement, elle avait été quasiment anonyme. En cela, la foule la rassurait. Parce qu’elle cachait sa présence. Posant finalement ses deux pieds bien à plat, dans une posture sage d’attente, elle pencha la tête en arrière et observa la ciel. Il se dégageait progressivement. Devenait presque bleuté. En revanche, quelques étoiles apparaissaient ça et là. Comme si elles s’attardaient alors que, en vérité, elles étaient toujours là. Seule la nuit rendaient visible leur présence.

Rigel jeta un œil à sa montre et se décida enfin à s’avancer. C’était l’heure, ni plus, ni moins. Elle sonna à la porte. Attendit. Elle frappa. Et patienta encore. Puis, elle essaya d’ouvrir. C’était résolument fermé. Le cabinet, bien sûr, n’avait pas encore ouvert. Alors, elle se tourna pour attendre le premier médecin. Ou l’un des secrétaires. Elle savait à quoi ressemblait Mister Howard. Elle le reconnaîtrait sans peine. On ne peut pas dire qu’il était méchant, pourtant il l’intimidait, comme tout autre membre de la profession sans distinction de jugement et sans discernement tout court. Rigel trembla à l’idée des premiers mots, des premiers pas et resta là. Dans le fond, pour tout observateur de la scène, elle faisait une jolie statue bien plantée à l’entrée du cabinet. L’artiste aurait pu ajouter un sourire à son œuvre pour chasser l’air sévère, ceci dit... Mais les couleurs y étaient. Saisissantes de vérité. Et oui, en effet, la statue respirait. Un pouls bien présent, quoique accéléré.

Est-il en retard ? Non. Il n’a pas de patient ce matin. Ce n’est pas une journée off non plus, il a simplement besoin de bloquer une matinée pour se concentrer sur ses recherches. Damian est toujours un médecin adepte des plantes, convaincue de leurs différentes vertus à soigner les personnes. Les fleurs peuvent guérir, et c’est ce qu’il tente de démontrer. A son domicile, il dispose d’une verrière pour faire pousser ses plantes favorites. Juste à côté de cette verrière, une pièce qui ressemble plus à un laboratoire qu’un bureau. Il fait des tests, étudie et s’utilise parfois comme cobaye. Damian a assez d’argent pour envoyer ses recherches à d’autres chercheurs afin d’être aidé dans cette tâche. Evidemment, dans son esprit, il pense à son ami qu’il aimerait sauver. Il n’est pas sûr de pouvoir le faire avec les plantes puisqu’il manque cruellement de temps, mais il peut peut-être le soulager, l’aider à aller mieux s’il décide de se diriger vers le traitement. A cause de ses recherches et de son envie de trouver quelque chose, une solution à tous ces maux, Damian ne dort pas beaucoup, ou du moins, c’est lui qui contrôle ses heures de sommeil. Il ne prend pas de cachet pour dormir, non il utilise les plantes pour se shooter et permettre à son organisme de se reposer. Sur le court terme, c’est faisable. Mais sur le long terme, il sent bien qu’il devient un peu plus nerveux, susceptible, il ne faut pas trop le titiller, légèrement sur le bord du fil de ses émotions.

Pourtant, ce matin-là, il se sentait bien. Il y aura certainement le contrecoup de l’après-midi mais qu’importe, ce matin il a de l’énergie. Un grand café à la main, il se dirige à pied vers le cabinet médical de la ville. Comme convenu, il n’a posé aucun rendez-vous sur sa matinée, il va pouvoir continuer tranquillement ses recherches avant de commencer ses entretiens dans l’après-midi. Damian plisse un peu les yeux en voyant une silhouette devant la porte d’entrée. Silhouette qui tente d’entrée à l’intérieur. C’est fermé ma p’tite dame. Damian s’avance vers elle, oubliant complètement cette histoire d’étudiante en stage. Il a autre chose à faire aujourd’hui. Qu’est ce qu’il déteste ça, former, montrer, exercer… Mais il doit aussi être reconnu par ses pairs alors il vaut mieux se plier à deux trois cours devant les étudiants et c’est tout. « Bonjour. Il n’y a pas de rendez-vous ce matin. » Commence Damian avec un sourire poli. « Vous devriez repasser demain. » A première vue, il n’a pas décelé une situation d’urgence devant lui, sinon, son discours n’aurait pas été le même, évidemment. Mais à part voir une jeune femme nerveuse, il n'analyse pas d'urgence. Damian sort les clés du cabinet et commence à ouvrir la porte. « Bonne journée. » Conclue t-il en poussant la porte avec son épaule, toujours à des kilomètres de l’objet de la venue de cette inconnue. Il ne reconnait pas les visages des étudiants, il en voit trop et puis, force est de constater que son esprit a totalement oublié ce stage aussi…

Rigel se tenait là, offrant à son cerveau déjà bien alarmé tous les scénarios d’un échec monumental dans le commencement de son stage et en conséquence, sans le moindre doute pour elle, pour le reste de sa vie. Elle était au stade de sa vie où elle ignorait encore qu’il était possible de mettre les évènements en perspective, de considérer plusieurs chemins pour son existence. Son esprit restait résolument fermé sur l’instant présent, cet instant décisif et si angoissant, et cela ne lui était bénéfique en rien. Elle avait le souffle court et ne réussit à inspirer une véritable bouffée d’air pur que quand elle aperçut la silhouette du Docteur Howard qui tournait au coin de la rue pour se diriger vers le cabinet médical. Alors, elle aurait dû s’armer d’un sourire, d’une expression à l’aise et dégagée. Mais, non, la statue, de pierre, devint glace. Son corps s’anima d’un instinct étrange de survie comme si c’était un fauve affamé qui s’approchait. Ses pensées lui criaient « Mais pourquoi tu ne fuis pas ? » et son corps, lui, un truc du genre : « Ne pas bouger. Surtout, ne pas faire de mouvements brusques. Et peut-être, peut-être !, que tu pourras te fondre dans le mur en pierre derrière toi même si tu portes un manteau vert. » Manteau, pourtant simple habit, qu’elle exécrait alors car il la rendait trop voyante. Enfin, ça, c’était ce qu’elle croyait. Bien trop obnubilée par un futur potentiellement tragique pour songer à relativiser et à faire peu de cas des détails.

Pourtant, quelque chose lui dicta que les choses n’iraient pas aussi bien qu’elle pouvait l’espérer. Cela se confirma quand le docteur baissa un regard neutre vers elle, voire surpris. Le tout cordialement, mais aussi suffisamment rapidement pour déjà pousser la porte d’entrée en la laissant, elle, dans son dos. Rigel demeura immobile. Quoiqu’au tableau figé qu’elle offrait s’ajouta une touche de couleur sous le nom de stupéfaction.

Pas de rendez-vous ce matin ?

Repasser le lendemain ?

Et comme les choses sont toujours beaucoup plus sympathiques sous la forme du malentendu, elle n’imagina pas une seule seconde, et n’aurait pu l’envisager dans tous les cas tant les pratiquants de la médecine lui semblait encore être de quasi sacro-saintes divinités du haut de son petit statut d’« étudiante », que Mister Howard ait pu tout simplement… L’oublier. Elle comprit ses paroles comme un simple : « Reportons le début du stage à demain. » Mais… Est-ce que c’était possible ? Elle ne comprenait pas du tout. La fac ne lui reprocherait-elle pas un manquement ? Elle leva les yeux vers le dos tourné que la porte, qui allait trop prochainement se refermer, ne tarderait pas à avaler et déglutit avec difficulté. Elle ouvrit au moins trois fois la bouche avant de réussir à en sortir un son tant le stress avait comprimé tout son être alors stupéfié. « Bonne journée... »

Quoi ? Bonne journée ?

Pourquoi elle disait ça ? Elle-même guettait sa réaction en s’en étonnant. Elle bouscula donc l’attitude docile qu’elle avait d’abord affichée et exprimée pour attraper la poignée et empêcher la porte de se refermer. « Attendez, Docteur Howard. Demain ? Mais… Je fais quoi alors aujourd’hui ? » Elle le regarda comme une pauvre âme qui sent justement qu’elle échappe au corps qu’elle a habité et que l’on jette en territoire hostile dans une enveloppe à peine charnelle et totalement inconnue. Elle aurait pu clarifier tout cela en demandant simplement : « Quand il n’y pas de rendez-vous, je dois rester à la fac ? » ou même « Qu'en est-il de mon stage dans votre cabinet ? Il devait pourtant commencer aujourd'hui. J'ai même la convention signée si vous voulez vérifier. » Sauf que non, en situation, on, et notamment elle, parlait toujours sans bien exprimer ce que l'on aurait véritablement voulu di, au risque d'exagérer le malentendu. Alors, elle dit : « Oui, que dois-je faire en attendant demain ? Des recherches ? »

Non, JAMAIS elle n’aurait pu penser qu’il l'avait oubliée.

Damian est concentré sur les objectifs de sa matinée, à savoir, effectuer des recherches dans l’espoir de sauver son ami. Il a bloqué sa matinée pour justement, être tranquille et avancer. Mais voilà, une personne perturbe son programme puisqu’elle se retrouve là, devant son cabinet, alors qu’aucun rendez-vous n’a été donné. Poliment, il vient lui souhaiter une bonne journée, passant déjà à autre chose. Mais il s’arrête dans sa lancée en sentant un obstacle dans la fermeture de la porte. Merde, c’est toujours elle. Pourtant, elle venait de lui sortir un « bonne journée », clôturant cet échange. Mais non, elle persiste, y a-t-il une urgence ? Sa première question le pousse à froncer les sourcils. Comment ça ce qu’elle doit faire aujourd’hui ? Eh bien, comme elle veut. « Euh, j’en sais rien ? » Demande Damian, très surpris par sa question. Il ne souhaite pas partir pour autant, il tente de comprendre la situation de la jeune femme. A-t-elle vraiment besoin d’un rendez-vous en urgence ? En posant son regard sur elle, il ne voit rien, rien d’inquiétant, à part une nervosité évidente devant lui, mais il a l’habitude, les patients sont toujours un peu stressés à leur rendez-vous.

Encore une fois, ses sourcils se froncent à sa nouvelle question. Qu'est-ce qu'elle raconte ? « Des recherches ? » Il ne comprend rien à ce qu’elle lui dit. Des recherches sur quoi ? Quelques secondes plus tard, Damian a l’impression de comprendre et finit par acquiescer d’un mouvement de tête : « Je vois. » Le médecin s’arrête et reprend, d’un air sérieux : « Vous allez googler pour connaître vos symptômes et chercher un remède. Croyez-moi, ce n’est pas la solution. » Damian sourit, un sourire qui se veut rassurant, il comprend son inquiétude. « Je ne sais pas de quoi vous souffrez mais je peux vous recevoir demain. Je vous réserve un créneau. Si vous pensez que cela ne peut attendre, je vous écoute. » S’il y a vraiment une urgence, il ne peut pas fermer la porte, il se doit de l’aider, un minimum. C’est son devoir. Damian est toujours très loin de la véritable raison de sa venue au cabinet. Il voit trop de visage, il ne peut pas la reconnaître. Enfin, il a surtout oublié de marquer dans l’agenda la présence d’une quelconque stagiaire surtout. Quoi qu’il en soit, il relâche la porte et se recule un peu pour la laisser entrer si besoin.

Sans voix. Elle se retrouvait ainsi et pétrifiée devant la porte à peine entrouverte du cabinet médical. Dans un échange qui paraissait imprévu, volé au temps. Oui, à peine autorisé. D’abord, elle avait froncé les sourcils. Puis, finalement, elle avait compris. Sentant le désespoir l’accabler, elle se demandait seulement ce qu’elle avait fait pour mériter cela. Car, bien sûr, elle avait déjà entendu parler de ça. L’université qui bloque des semaines de stage et positionne des étudiants dans des cabinets et lesdits cabinets qui refusent la chose et restent porte close ou laissent désœuvrés leurs stagiaires. Tout en ne se souciant pas des conséquences, protégés qu’ils sont par leur renommée.

Elle ne peut pas douter du Docteur Howard. Elle envisage deux autres hypothèses : l’université s’est trompée, l’a mal informée, ou un intermédiaire a oublié de prévenir le cabinet. Alors, oui, c’est le drame. L’horreur, même. Que va-t-elle faire ? Se taire, certes, n’est pas la solution. Elle envisage donc de se secouer, et elle ne le fait car le travail qu’elle accomplit chaque jour pour ses études, la discipline même qu’elle s’impose, méritent mieux qu’une statue figée. Alors, la statue se ranime, revient à la vie. Elle secoue légèrement la tête, tente de contrôler les battements affolés de son cœur, tout en restant courtoise. C’est ça, être un étudiant en médecine. Accepter de se faire piétiner, mais garder le sourire. Qu’on ne lui parle pas d’un entraînement militaire, elle a l’impression que son esprit est soumis à bien plus endurant…

Elle se force à sourire, à masquer, fort mal il faut l’avouer, sa gêne. « Docteur Howard, je ne suis pas une patiente. » En fait, elle ne s’offusque même pas qu’il ne la reconnaisse pas. Un cours en amphithéâtre, ça suppose plusieurs dizaines d’étudiants et elle n’est pas suffisamment prétentieuse pour se penser remarquable. C’est plutôt le contraire d’ailleurs… Qu’il ne la reconnaisse pas ne l’effleure pas un seul instant. Ce qui l’inquiète, c’est de se retrouver sans stage ou de commettre un faux pas. Farfouillant dans son sac, se précipitant par crainte qu’il lui ferme la porte au nez sans remarquer alors qu’il lui laisse, au contraire, l’opportunité d’entrer à sa suite, elle sort sa convention de stage et la feuillète tout aussi rapidement. Oui, il y a bien sa signature. Celle du Docteur Damian Howard. « Je dois commencer un stage aujourd’hui dans votre cabinet… » Sur ces mots, elle vérifie cette fois la date. C’est bien aujourd’hui. Elle lui tend donc la convention, implorant presque un miracle du regard.

« Je suis Rigel Holmes, étudiante en quatrième année. » Et maintenant, que dire ? Qu’ajouter de plus ? Elle fait un pas, incertain. Attend. Elle déglutit une ou deux fois dans cet instant figé, puis reprend. « Vous… Vous voulez que je revienne demain ? »

Même s’il ne se doute pas une seule seconde de l’objet de sa venue, rien, absolument rien ne le surprend ou lui met la puce à l’oreille. Elle fait des recherches. Bien, ok, mais Google n’est clairement pas la solution pour essayer de se soigner. Cela permet de rassembler les symptômes et de trouver des recettes de grand-mère pour vaincre un mal expliqué en quelques secondes par ce merveilleux outil qu’est internet. Elle ne devrait pas faire ça, au contraire, elle devrait plutôt consulter pour se soigner. Damian la laisse tout de même entrer avant d’entendre ses propos. Ses yeux se relèvent sur elle, a-t-il bien entendu ? Elle n’est pas une patiente. Il fronce les sourcils, attendant la suite. Un stage. Elle est en stage chez lui aujourd’hui. Les données et les images s’entrechoquent dans son esprit. Merde, il a complètement oublié la présence de la stagiaire. Merde, merde. Ses sourcils ne froncent plus, ses yeux se sont soudainement arrondis. Surpris de se prendre cette réalité en face. Rigel Holmes. Bien sûr que son nom lui dit quelque chose, mais il n’avait absolument pas mémorisé sa tête. Et en même temps, comment pouvait-il le faire ? Il voit tellement d’étudiants, il n’a clairement pas pris le temps de regarder le trombinoscope. « Oh. » Souffle simplement le docteur avant de soupirer. « J’ai oublié votre stage. » Voilà qui est dit. Il est dépité d’être autant perturbé par la maladie de son ami. Perturbé par ses recherches aussi. Recherches qu’il doit d’ailleurs effectuer ce matin !!! Mais avec elle dans les parages, c’est peine perdue.

Damian réfléchit à toute vitesse, il pourrait très bien la congédier afin d’être tranquille… Mais il sait pertinemment que cela nuira aussi à son image. Non, il doit la recevoir. « Demain ? » Pourquoi veut-elle revenir demain ? Damian secoue sa tête de droite à gauche. Focus Dam. « Non, non, ne revenez pas demain. » Jamais peut-être ? « Désolé, j’ai vraiment oublié votre stage. Mais pas de problème, venez on va s’installer. » Intérieurement, il prie pour que son bureau soit un minimum rangé. Quand il ouvre la porte, ses épaules s’abaissent un peu, soulagé de voir un bureau impeccable et rangé. Damian l’invite à s’asseoir en face du bureau. « J’ai bloqué la matinée. Pas pour vous, mais pour continuer quelques recherches. » Explique t-il réalisant que sa matinée allait être chamboulée. « Mais qu’importe, c’est bien que vous soyez là. C’est votre premier stage ? » Damian essaie de se concentrer, de se remobiliser pour son étudiante. Il a terriblement envie de fumer aussi, mais non, il doit rester concentré. Damian s’installe derrière son bureau. « Un café ? » En essayant d’être le plus aimable possible.

Il l’a oublié. Elle, certes. Mais, sur ce point, elle s’en fiche un peu. Surtout, il a oublié son stage ! Elle écarquille les yeux à son tour, tels deux poissons qui se contemplent. Mais, finalement, la porte se ferme et il l’invite à le suivre quelque part. Sûrement son bureau ? Ou son cabinet ? Elle n’est plus statue, elle est zombie et esquisse quasiment des pas comme tel. Le poids de l’angoisse a délesté ses épaules pour laisser la place à celui, non moins pesant, de la sidération. Franchement, elle sait qu’elle n’est pas Angelina Jolie ou Michelle Obama, mais de là à être zappée comme un moucheron sur un pare-brise, franchement… Elle se sent soudain toute petite. Encore plus qu’elle ne l’est en temps normal, oui, mais garde son attitude instinctivement dynamique pour suivre le docteur. Et c’est bien dans le bureau de celui-ci qu’ils atterrissent. Prise alors dans ses propres pensées, elle ne se questionne pas sur ce que lui ressent. Elle ne lit pas les expressions qui pourraient passer sur son visage. De toute façon, elle le croit tout-puissant et hermétique, comme l’ensemble des membres de cette profession qu’elle idéalise. Le stress, le malentendu, la gêne et les états d’âme, c’est pour les petits humains encore en formation comme elle, non ? Elle ignore que tout le monde est toujours en progression, que l’assurance n’est qu’apparence le plus souvent, et qu’avoir un esprit totalement zen n’arrive clairement presque… Jamais.

Bon, prenant en compte quelques conseils rassemblés au cours de sa courte vie, elle essaye de rassembler le positif. Il ne la chasse pas. Il reste courtois. Il semblerait que son stage va bien se faire, et dans un cadre plus « vivant » que le précédent… Dans le bureau dont elle n’est pas suffisamment intrusive pour observer les détails et les analyser, elle s’assoit à la place indiquée face au bureau et sort sans tarder calepin et stylo. Elle est enfin en marche, ignorant qu’elle a bloqué celle de son interlocuteur. Elle l’écoute, fronce tantôt les sourcils, et essaye de rester conciliante. « Si vous devez faire des recherches, je peux faire mes propres notes en autonomie sur la matinée en observant le matériel de votre cabinet, par exemple ? » Elle n’est pas du genre à donner des ordres. Elle essaye juste de trouver un terrain d’entente par crainte ancrée qu’il ne la chasse finalement et qu’elle ne se retrouve encore sur un lieu de stage indésiré. Elle sourit d’une manière un peu coincée et attend sa réponse. A vrai dire, prendre des notes sur le lieu ne lui prendrait peut-être pas plus d’une heure.

C’est bien qu’elle soit là ? Elle sourit plus franchement et hoche la tête. « Non, ce n’est pas mon premier stage. Enfin, en cabinet médical, si, mais j’en ai déjà fait sept, plus ou moins long sinon. Principalement à l’hôpital de Burlington. Trois en gériatrie, un en soins de suite, deux en pédiatrie. Tous à l’hôpital. Sauf le dernier… » Ah, ce précédent stage… Mémorable pour son niveau d’études. Suite à un souci administratif, on avait oublié de lui attribuer un lieu de stage. A croire que son destin se mêlait de transparence… Elle avait donc été placé en urgence. Mais pas aux urgences… « A l’institut médico-légal. » Une morgue spécialisée, quoi. Elle déglutit en disant cela. Certes, c’était formateur mais… Et comme si elle devait se justifier, elle poursuivit. « Il n’y avait plus de places ailleurs. Apparemment. » Mais, au fond, pourquoi dire cela en faisant une tête de mort-vivant ? Elle sourit à nouveau, toujours de travers. Elle avait fait pas mal de stages, sautant sur toutes les occasions possibles. Cette fois, le cadre était pour la première fois plus réduit, presque intimiste. Les autres fois, elle avait été prise dans la dynamique d’un service en se contentant de suivre, d’exécuter et parfois d’être évaluée. C’est pourquoi, finalement, elle se sentait presque plus intimidée par ce face-à-face que devant les grands tiroirs de l’institut médico-légal…

Un café ? Preuve qu’elle était toujours tendue, elle mit trente secondes pour atterrir à cette simple question. C’est-à-dire que la convivialité n’allait pas spécialement de pair avec son choix d’études pour le moment. C’était plutôt une course constante et indifférente au milieu de visages tendus et pressés qu'elle avait côtoyée jusque-là. « Vous voulez un café ? Je peux aller le préparer, si vous voulez ? » Erreur fatale. Elle le réalisa bien vite. Combien de fois les étudiants en années supérieures avaient-ils donné ce conseil simple à leurs cadets : « Ne propose jamais de faire un café. Sinon, c’est fini pour toi. Tu feras office de serveur pour le reste de ton stage et tout ce que tu pourras noter comme expérience ce sont les variations de couleurs dans les tasses que tu auras transportées à longueur de journée. » Elle cessa de respirer, tendue. Venait-elle de commettre l’erreur ?