Juste un rhume. C’est le mensonge avec lequel Dorian se berce depuis déjà trois jours. Il lui arrive d’être un peu déshydraté, un peu faible, parce qu’il oublie de manger ou de boire pendant trop longtemps, mais il ne tombe pas malade. La gêne qu’il ressent depuis le début de la semaine n’est rien de plus que ça : un petit rhume censé disparaître tout seul avec le temps, pas devenir brusquement pire au matin du quatrième jour. Force est pourtant de constater que c’est bien ce qui se passe. À la fièvre et à la fatigue qui lui annoncent une mauvaise journée à venir dès le réveil, s’ajoutent bientôt mal de tête et vertiges qui mettent à mal ses projets de se rendre jusqu’à la pharmacie à vélo. S’il peine déjà à marcher jusqu’à sa porte d’entrée sans se sentir mal, peut-être vaut-il mieux éviter les balades en deux roues. Et sans doute que quelques vitamines et un décongestionnant ne suffiront pas à le remettre sur pieds. Comme il ne tombe jamais malade, Dorian n’a évidemment pas de médecin traitant à appeler quand les choses tournent mal. Il doit compter sur une recherche Google et un peu de chance pour trouver un médecin dans le coin qui a le temps de passer l’ausculter à domicile. Il doit patienter jusqu’en début d’après-midi pour ça, mais il n’a pas tellement la force de s’en plaindre. Retourner au lit lui paraît bien plus judicieux.

La sonnette de l’entrée le tire d’un sommeil qui lui semble n’avoir duré qu’un instant, mais tient plutôt de quelques heures. Il ouvre en grand la fenêtre de sa chambre avant de se traîner tant bien que mal jusqu’aux bas des escaliers. Il n’a pas pour habitude de recevoir des invités ainsi affublé d’un vieux t-shirt et d’un jogging, mais le médecin lui pardonnera certainement ce manque d'élégance. Avec la tête qu’il a, ce serait de toute façon peine perdue de prétendre faire un effort de présentation. Un frisson court sur sa peau quand il ouvre la porte à l’homme qui attend derrière. “Bonjour, vous êtes le docteur… ?” Il a noté son nom sur un post-it près du téléphone, mais… c’était ce matin. “Désolé, journée compliquée.” souffle-t-il en se passant une main dans les cheveux. “Entrez.” Refermant la porte derrière le médecin, l’écrivain le guide ensuite jusqu’à l’étage, s’arrêtant sur le pas de la porte de sa chambre. “La salle de bain, si vous avez besoin d’eau.” D’un doigt, il indique la porte entrouverte juste à gauche de sa chambre. Le mur de droite est percée par deux autres portes, celle de la chambre de Joey close depuis bien longtemps et celle de son bureau, grande ouverte comme elle l’est rarement. Tant pis, à part lui et le médecin, il n’y a personne ici et aucune raison pour que ce type aille fouiller dans ses affaires.  

“Je ne suis jamais malade.” informe Dorian alors qu’il va s’asseoir sur le bord de son lit. “C’est sûrement rien de plus qu’un mauvais rhume, mais j’ai vraiment besoin de me remettre au travail rapidement, alors si vous avez un médicament pour accélérer le processus…” Il n’a jamais été un patient très agréable, certes, mais s’il dit tout ça, ce n’est pour aucune autre raison que de leur faire gagner du temps à tous les deux.  

@Damian Howard  

Rares sont ceux qui peuvent se vanter d’avoir mis les pieds dans l’antre de Dorian Brooks, encore plus s’il s’agit d’arpenter le sol d’une autre pièce que son salon. En d’autres circonstances, le Docteur Howard n’aurait certainement pas eu cette chance et il ne la doit bien qu’au fait que l’écrivain soit incapable de se tenir loin de son lit très longtemps, aujourd’hui. C’est un plus grand miracle encore qu’il puisse naviguer seul d’une pièce à l’autre, sans la surveillance rapprochée du propriétaire des lieux. D’un autre côté, il n’y a vraiment pas grand-chose à voir. La salle de bain laisse échapper de rares signes qu’une autre personne que Dorian l’utilise parfois, mais n’en reste pas moins tout à fait banale. Dans la chambre, tout est parfaitement rangé ou presque : un livre oublié sur l’une des deux tables de chevet, un paquet de cigarettes et un téléphone portable sur l’autre, les vêtements de la veille laissés en pagaille sur une chaise. Sans Dorian pour la hanter de sa pâleur maladive, on pourrait croire que personne n’y a mis les pieds depuis quelques jours. Sûrement parce que c’est le cas. Et il aurait beaucoup aimé ne pas avoir à y passer trop de temps au cours des prochains jours, si son corps voulait bien l’y aider. Ou, à défaut, le médecin qu’il a fait venir jusqu’ici. Dorian n’est ni très médicaments, ni très médecins, mais il voudra bien prendre tout ce que celui-ci voudra bien lui prescrire, du moment qu’il est remis sur pieds d’ici demain matin. Projet qui ne se verra pas réaliser sans une petite auscultation de courtoisie. “Comme vous voulez.”

Et malgré le manque de bonne volonté sur son visage, Dorian s’exécute sagement. Il lève son t-shirt, inspire, expire et répond même aux questions. “Ça fait quatre jours aujourd’hui.” Et il ne s’en serait pas préoccupé si le réveil de ce matin n’avait pas été si douloureux. “J’ai des courbatures, la migraine, des vertiges… et je n’en sais rien, je ne me sens pas bien de manière générale. Faible, fatigué.” De la fièvre aussi, il oublie de le préciser, mais puisque le médecin doit le toucher pour écouter sa respiration et prendre sa tension, il doit bien s’en apercevoir ? De toute façon, l’écrivain est un peu trop à côté de la plaque pour faire mieux. Il lui faut même quelques secondes de trop pour comprendre pourquoi l’homme lui demande tout à coup s’il a pris du retard dans son travail. Oui, oui, c’est bien lui qui a abordé le sujet en premier. “Oui et non. L’avantage d’être un auteur plus ou moins populaire, c’est que mes deadlines sont très longues… du moment que mon éditeur ne découvre pas que je n’ai pratiquement rien écrit de correct depuis presque un an. Je dois lui envoyer un premier chapitre ce week-end, alors… je n’ai pas vraiment le temps de rester au lit toute la journée.” Projet qui ne semble pas en très bonne voie. “Je crois avoir un peu de fièvre, aussi.” se souvient-il brusquement. En réalité, il est brûlant, mais minimiser lui semble plus prudent pour espérer une résolution rapide. “Ça doit être vraiment barbant d’être médecin dans un endroit comme celui-ci, non ?”

La sentence tombe comme un couperet, mettant fin aux espoirs de Dorian. Se reposer. L’homme qui lui dit ça ne paraît pas comprendre la gravité de ce qu’il exige. Ce n’est pas la première fois qu’il demande un peu plus de temps avant d’envoyer ses pages. Il n’a pas encore utilisé l’excuse de la maladie, certes, mais justement, ça commence à sonner comme de mauvaises excuses et rien d’autre. “Me reposer… Peut-être que la caféine peut m’aider à repousser ce projet jusqu’à samedi ?” Il préfère un thé au petit-déjeuner, mais il est prêt à se forcer si ça lui évite d’avoir une discussion désagréable avec sa maison d’édition et son agent. Il doit seulement envoyer un chapitre entier d’ici vendredi soir. Deux jours, deux nuits. Peut-être que ça ne dépend pas entièrement de lui, mais le docteur peut bien lui accorder ça, non ? “Un peu d'Adderall, sinon ? Je n’en ai jamais pris, mais je n’en ai toujours entendu que du bien.” Un rire faiblard lui échappe à cette idée, mais il ne plaisante qu’à moitié, à vrai dire. Il faut qu’il trouve une solution à son petit problème de page blanche, et vite. Ou au moins qu’il parvienne à pondre un chapitre digne de ce nom le temps de trouver le courage de parler à sa maison d’édition de ce qu’il veut réellement écrire.

Demander des amphétamines à un médecin de campagne n’est peut-être pas la meilleure façon de s’en sortir, cela dit. Dans une tentative un peu maladroite de ne pas perdre tout le respect du médecin après cette “plaisanterie”, Dorian essaye une autre approche : l’empathie. Comme ce doit être affreux de passer toutes ses journées dans ce coin du monde, à soigner des rhumes, rarement quelque chose de plus excitant. Mais non, Damian Howard aime son travail. Rencontrer des gens. “Presque tout le monde ?” répète Dorian, intéressé. C’est vrai que vu sous cet angle… “Sans compter que vous avez accès aux maisons de presque tout le monde, aussi.” Hormis son tableau en liège de complotiste fou, Dorian n’a vraiment rien à cacher dans cette maison, mais il est presque jaloux rien qu’à s’imaginer fouiller un instant dans les placards de ses amis de la Rose Lunaire. Tout à coup, le regard qu’il pose sur le médecin, quoique toujours un peu vitreux, s’avère bien plus intéressé. “Google. Vous étiez le deuxième nom dans la liste des résultats.” répond-t-il quant à savoir s’il a trouvé le médecin facilement. “Ce doit être fascinant, tout ce que vos patients vous confient. Tout ce que vous pouvez observer sans qu’ils ne le réalisent… Vous n’auriez pas envie de vous confier à un charmant patient tellement affligé par la fièvre qu’il aura probablement tout oublié avant votre départ, par hasard ?” Il serait un peu plus charmant s’il n’avait pas l’air de revenir d’entre les morts, mais on fait ce qu’on peut avec ce qu’on a, pas vrai ?

De tous les médecins qu’il pouvait appeler par hasard aujourd’hui, il faut que Dorian soit tombé sur celui qui a une éthique professionnelle. Probablement l’un des rares médecins de ce foutu pays qui ne délivre pas d’ordonnance d'Adderall sur demande. Et il veut appeler la maison d’édition de Dorian pour leur expliquer, en plus… La proposition prend l’écrivain tellement de court qu’il ne parvient à retenir un rire enroué à cette idée, très vite suivi d’une quinte de toux. “C’est gentil, mais ça ira. De quoi j’aurais l’air si mon papa appelle l’école pour leur dire que je suis malade ?” Au moins, Dorian n’a pas perdu son sens de l’humour. Ni sa détermination à finir ce chapitre avant la date butoir, quoi que l’évocation d’un petit quelque chose pour l’aider à se reposer lui fait bien plus envie que l’idée de passer les quarante-huit prochaines heures derrière son ordinateur. “Je vais appeler mon agent, après tout, c’est son travail de faire le sale boulot pour moi.” Pas exactement, mais il peut bien rendre ce service à son écrivain vedette, pas vrai ?

Dorian se trouve néanmoins détourné de ce projet par un soudain élan de curiosité quand il se prend à imaginer de quelle manière - pas très éthique, là encore - il ferait usage des pouvoirs du médecin s’ils étaient siens. Entrer chez les gens sans que ça ne paraisse suspect, discuter avec eux quand ils sont le plus vulnérable… Bien sûr, le Docteur Howard n’admet pas agir de la sorte. Il ne coupe pas court à la conversation pour autant, mais loin de prendre cela pour une main tendue, Dorian s’imagine plutôt qu’il est curieux, lui aussi. “Ah, vous me connaissez, Docteur…” Ou pas, d’ailleurs, mais ils sont à Redwood Hills, quelles sont les chances que le bon docteur n’ait aucune idée de ce dont parlent les livres de Dorian Brooks ? “Si j’étais à votre place, j'essaierais de savoir qui, parmi mes patients, joue dans l’équipe de Selene ! Et ne me dites pas qu’aucun de vos patients ne vous confierait une chose pareille. La fièvre me met dans un état tellement second que je pourrais presque envisager de vous montrer ma petite liste si vous me demandiez gentiment…” Il rit encore, mais plus doucement. Peut-être que le médecin a raison et qu’il a réellement besoin de repos. Rien que l’idée de prendre son téléphone sur la table de chevet pour appeler son agent lui semble impossible. “Ce truc que vous me proposez pour m’aider à me reposer, c’est quoi exactement ?”