La soirée était déjà bien avancée et l’ambiance était particulièrement bonne ce soir-là, si bien que Judson ne voyait pas le temps passer. Les minutes et les heures s’écoulaient, les clients défilaient, se hissaient sur les hauts tabourets près du bar pour commander ou échanger quelques mots avec les barmans, il régnait comme une atmosphère de fête alors que c’était un jour comme un autre – un vendredi soir, l’une de ces soirées où le bar faisait salle comble parce que les clients voulaient se vider la tête après une longue semaine, fuir le métro-boulot-dodo que Judson haïssait aussi. Depuis qu’il avait repris le bar, et même s’il n’avait pas toujours le temps de se trouver aux commandes, il avait l’impression d’être différent. Au moins un peu. Moins de pression de la caserne, même s’il y travaillait encore à mi-temps, des responsabilités différentes, et contre toute attente, le manque d’adrénaline ne le dérangeait pas tant que ça. Il en avait toujours un peu. Et il appréciait particulièrement de passer du temps au Garnet, beaucoup (trop) de ses soirées y avaient lieu, parce qu’il avait toujours quelques connaissances ou des amis qui venaient boire un verre, avec qui il pouvait prendre le temps de discuter, rire. Il n’était pas malheureux, pourtant. Au contraire, racheter ce bar était probablement l’une de ses meilleures décisions de ces derniers mois, parce qu’il avait l’impression d’enfin avancer. Après son accident, après la disparition de certaines de ses illusions et de certains de ses espoirs, il s’était longuement questionné sur quoi faire de sa maigre existence. Ou traîner sa grande carcasse. Il avait Jeremy et Julia, et tous les Howell, mais ça ne remplissait pas sa vie professionnelle. Il avait besoin de plus, de quelque chose que la caserne n’était plus en mesure de lui apporter.

Alors, il discutait joyeusement, lui qui n’avait jamais été un grand bavard, il interpellait tel ou tel client ou collègue, riait à une blague quelconque, tout en remplissant les verres. Il préparait les cocktails avec plus de facilité qu’avant, n’oubliait pas les petites coupelles avec quelques chips à l’intérieur, apportait les plateaux avec une dextérité étonnante, comme s’il avait fait ça toute sa vie. Et, alors qu’il essuyait des verres fraîchement lavés, il tourna la tête vers le bout du comptoir pour vérifier qu’aucun client n’attendait de passer commande… et aperçut Julia, perchée sur un haut tabouret. Il sursauta tant qu’il manqua de faire tomber le verre. Abandonnant le petit groupe de l’autre côté, il se rapprocha d’elle. « Hey, tu m’avais pas dit que tu venais ce soir, je t’aurais accueilli autrement ! » il était heureux de la voir entre les murs du Garnet, c’était assez rare pour être signalé. Il ignorait la raison de sa venue, peut-être n’y en avait-il aucune, mais il préféra demander « Est-ce que tout va bien… ? » il y avait peut-être un problème avec la maison, avec elle, avec les chiens, n’importe. Il n’avait pas son téléphone sous la main, ou ne l’avait pas consulté depuis un petit moment, trop emporté par l’ivresse de la soirée. Peut-être avait-il raté un appel important. Il plongea son regard dans le sien, cherchant à y déceler la réponse à sa question.