L’annonce de l’arrivée du bébé à Wednesday, cela fait quelques mois maintenant, a été difficile. Ted redoutait sa réaction, redoutait de blesser profondément ce cœur d’enfant qu’elle connaît encore si mal. Ça s’est passé, au final, et plus le temps s’en va lui aussi plus les choses semblent revenir à la normale entre elles. De temps en temps, elle essaie de sonder, avec autant de précautions que possible, les pensées abyssales que Weddie ne lui partage pas toujours. Est-elle en colère ou jalouse ? Se sent-elle délaissée ? Ce n’est pas évident de séparer ses craintes de ce qu’il en est réellement. Elle oscille, elle vacille, elle se sent maladroite et elle s’en veut. Alors certains jours où elles se voient, Ted ne dit rien : elle préfère laisser les choses se faire naturellement. Elles continuent leurs petites habitudes, le mercredi après-midi c’est souvent une balade au parc. Elles se sont donc mises en route ; elles sont presque arrivées. « Attends-moi » demande-t-elle, le souffle presque court, à Weddie qui a le pas plus vif qu’elle.
À l’extérieur, on ne fait que croiser d’autres personnes. Pour sa part, Ted serait incapable d’en reconnaître une seule si elle les rencontrait de nouveau, ne serait-ce que dix minutes plus tard. Elle voit des formes colorées autour d’elle plutôt que des silhouettes. Et pourtant, pourtant ce qui était hautement improbable survient alors : ses deux yeux plongent dans le regard de quelqu’un, une fraction de seconde. Et là tenez-vous bien, elle reconnaît tout de suite ce regard bleu perçant ; comment pourrait-il en être autrement quand elles ont vécu sous le même toit pendant une bonne dizaine d’années.
C’est Joe, Joe qui est face à elles.
La panique fait court-circuiter son cerveau. Ce sentiment noie tout le reste, et surtout sa rationalité. La seule idée qui s’impose à elle est cette vieille ligne de conduite qu’elle a toujours suivie, sa famille ne doit pas approcher Weddie. Elle réagit en conséquence. Elle effleure le dos de la petite fille pour lui donner une impulsion et lui lance : « Cours, cours, je te rattrape ! » Pourtant elle sait, elle sait que tenter de fuir est futile, ne serait-ce que parce que Joe les a vues toutes les deux, sans aucun doute possible. Et parce qu’elle a beau essayer de marcher aussi vite que possible, elle se sent aussi rapide qu’une tortue. Elle tente le coup quand même. À quelques mètres de là, Weddie a passé la grille du parc.

Elle ne s’attendait pas à grand-chose en décidant de tenter de prendre la fuite avec Weddie. Elle n’a pas réfléchi, à vrai dire, ç’a été impulsif ; elle n’a pas cru une seule seconde que Joe passerait son chemin ni qu’elles pourraient la semer, et encore moins, peut-être, qu’elle pourrait cacher sa fille au regard de sa petite sœur. C’est trop tard, maintenant, trop tard. Teddy fournit un gros effort pour accélérer le pas et rattraper Weddie au seuil du parc, tout en sentant dans son dos Joe qui s’est mise à courir elle aussi. Au moment où cette dernière passe à côté d’elle, elle rentre la tête dans ses épaules, comme si elle s’attendait à ce qu’elle lui saute au cou – pour l’embrasser ou l’étrangler, le doute plane. Mais non. Joe la dépasse, effleure le bras de Weddie d’une main en lui criant « c’est toi le chat ». Ted a l’impression de regarder deux enfants, deux petites filles qui joueraient dans la cour de récré. On ne dirait pas que l’une d’entre elles a déjà vingt ans. Le rire de Wednesday lui éclate aux oreilles, elle fait demi-tour et revient vers elle pour la toucher. C’est elle le chat, maintenant, sauf qu’elle n’a aucune envie de jouer. Elle est essoufflée et elle est en colère. Contre sa sœur bien sûr, qui a eu la bonne idée de se trouver sur leur chemin.
(C’est une si petite ville en même temps. Croyais-tu vraiment que tu allais pouvoir passer le reste de tes jours à éviter ta famille?)
« Tu nous suis ? » lance-t-elle à l’intention de Joe, sourcils froncés, après avoir saisi Weddie par les épaules et l’avoir poussée derrière elle. Elle sait très bien que ce n’est pas le cas, c’est le hasard si elles se sont croisées, mais elle a envie de lui faire des reproches. Et elle ajoute d’une voix qui ne lui ressemble pas quelque chose qui ne lui ressemble pas non plus : « On ne joue pas avec les inconnus, Weddie. » Mais l’enfant n’a pas envie de rester cachée dans son dos ; elle sort la tête et dit : « Je la connais la dame ! » Les mots choquent aux oreilles de Ted. Comment ça, elle la connaît ? « Non, tu confonds » réplique-t-elle sur-le-champ. « Je l’ai vue hier avec Maman ! » Le rythme de ses battements de cœur se modifie un peu. D’abord, à cause de ce qu’elle vient d’entendre. Ensuite, parce qu’elle n’aime pas du tout le fait que Joe ait entendu sa fille parler d’une autre femme, Charlene, comme de sa mère – elle n’a pas besoin d’être au courant de leur micmac familial. « Qu’est-ce que t’as encore fait Joe ? » lâche-t-elle, exaspérée. C’est le moment que choisit le bébé pour lui donner des coups de pied. « Faut que je m’assois. » Il y a un banc, sur le côté.  

Tout part à la dérive en à peine une minute. Elles marchaient tranquillement toutes les deux, sur leur chemin habituel, et il faut qu’elles croisent la route de Joe, Joe qui lance un petit jeu qui ne lui plaît pas du tout et dans lequel rentre Weddie avec la facilité de l’enfance. Ted est extrêmement contrariée, pire que ça même, et en plus le bébé semble réagir lui aussi à la situation. Elle ignore néanmoins la légère inquiétude qui perce désormais dans la voix de sa sœur. Elle est trop en colère pour ne serait-ce que considérer la possibilité de la rassurer. Après tout, si elle lui demande la vérité, si elle se soucie de sa vérité, n’est-elle pas obligée de lui balancer que non, ça ne va pas du tout et que elle, Joe O’Hara, en est entièrement responsable ? Elle prend tout son temps pour s’assoir sur le banc, les mains dans son dos, et jette un regard noir à sa cadette au même moment où Weddie demande : « Tu vas tomber dans les pommes ? » Elle lui a dit ça une fois où elles étaient toutes les deux et qu’elle ne se sentait pas bien, je vais tomber dans les pommes, et Wednesday semble croire que c’est tout ce qu’il est susceptible de lui arriver maintenant. « Non, t’inquiète pas. Tu veux aller à l’aire de jeux ? Je reste là, je te regarde. » La petite fille semble hésiter, elle danse sur une jambe et sur l’autre avant de déclarer qu’elle va voir si ses amis sont là et de se diriger vers l’aire. Ted surprend le coup d’œil qu’elle leur jette quelques mètres plus loin avant de se mettre à courir. Ce n’est qu’une fois Wednesday arrivée au toboggan qu’elle accorde de nouveau de l’attention à Joe. « T’as pas honte ? » lui jette-t-elle de but en blanc. « Charlene elle est gentille. C’est facile de me faire passer pour la méchante, y a une raison à ce que je fais. C’est bien assez le bazar comme ça sans que tu viennes en rajouter. » Elle se rappelle des mots qui ont été prononcés par sa sœur il y a tout juste quelques minutes et s’emporte davantage encore. Je suis pas une inconnue, je suis sa tante. Non mais pour qui s’est-elle prise ? « Qu’est-ce que tu veux ? » Il faut encore qu’elle prenne en compte toutes les nouvelles informations qu’elle vient d’apprendre. Joe a rencontré Weddie, Weddie qui était avec Charlene. Charlene leur a offert des glaces. Ted a toujours cru, de manière assez naïve, que sa sœur et sa fille ne se croiseraient jamais, et si jamais elle avait dû imaginer la scène, ce n’est absolument pas comme ça qu’elle aurait voulu que les choses se passent. « Tu lui as dit quoi ? À Charlene. » Sans doute que sa grande sœur est une horrible personne tyrannique, ça ne l’étonnerait pas une seconde de la part de Joe.

Joe paraît indignée, Joe pose deux questions en même temps, Joe clame son innocence et Ted a l’impression qu’elle essaie de lui soutirer des informations, impression renforcée par ce qu’ajoute ensuite sa cadette, la moue boudeuse aux lèvres : tu ne me dis jamais rien. Elle voudrait se lever et la secouer par les épaules, un bon coup, comme un arbre dont on essaie de faire tomber les fruits, histoire de lui remettre les idées en place et les deux yeux en face des trous : regarde dans quelle situation nous sommes ! Tu crois vraiment que c’est le moment de pleurnicher parce qu’on ne se parle plus depuis des années ? Parce qu’on ne s’est jamais tant parlé que ça d’ailleurs ? Sa fille aînée à quelques mètres de là, le bébé agité dans son ventre, Ted sent peser sur ses épaules le poids de ses années d’existence et de ses choix de vie, et la fatigue lui mordre dessous les yeux. Une immense, intense fatigue. Elle ne reconnaît pas sa voix quand elle réplique, plus froide que les neiges éternelles : « Fais pas l’enfant, t’as plus dix ans. » Joe va-t-elle enfin arrêter d’être agaçante ? Elle ne sait pas pourquoi au juste, mais le fait est que tout ce que dit ou fait sa sœur l’énerve au plus au point. Si c’est son but, la mettre sur les nerfs, il est largement accompli, étape suivante maintenant ? Qu’est-ce que tu veux ? Sa réponse est tellement bateau que Ted pourrait en pleurer ou en rire, on est une famille réellement ? Tu fais exprès d’être aussi bête, a-t-elle envie de balancer, du tac au tac, mais une toute autre phrase prend la place de cette répartie méchante sur sa langue. « Okay, dis-moi ce qu’il s’est passé avec Papa et Maman. T’es pas venue ici pour mes beaux yeux, y a forcément eu un truc, donc vas-y, raconte-moi. » Quand elle pense que Joe a rencontré Weddie et Charlene juste hier… elle a envie de se prendre la tête entre les mains. Elle aurait dû se douter que l’évènement était susceptible de se produire un jour ou l’autre, elles n’habitent pas New-York ou toute autre grande ville dont les rues brassent des centaines de personnes mais voilà, elle préférait ne pas anticiper, ne pas songer à cela, complètement inconsciente – et en même temps, comment aurait-elle pu empêcher qu’elles se croisent ? Mais elles n’ont pas parlé d’elle lui assure Joe, de tout sauf d’elle apparemment, qui est pourtant le trait d’union entre elles trois. Ted doute de cette affirmation mais elle ne s’y attarde pas. Sans l’avoir trop prémédité, elle plante son regard dans celui de sa sœur et elle lui livre la vérité au lieu d’opter comme d’habitude pour des échappatoires. « Non, je leur ai pas parlé de toi. Ni des autres, ni des parents, parce que son père voulait pas que Weddie vous rencontre. J’ai essayé, j’ai demandé, quand je suis arrivée ici Papa et Maman faisaient tellement pression pour la voir que j’ai soûlé Ren avec ça et il a été très clair, il veut pas de vous dans sa vie. C’est ça que tu voulais savoir ? » Crue, nue, cette lumière mise sur des négociations menées il y a cinq ans de cela lui fait monter un air amer au visage. « Oh, il faut que je te dise quand même aussi, que je me suis vraiment rendue compte que plus je suis loin de vous, mieux je me porte. » Elle espère que ça fait mal à Joe d’entendre cela parce que c’est exactement ce qu’elle vise. Et tant pis si ça fait d’elle une mauvaise personne, elle n’a jamais concouru pour avoir une auréole après tout. « C’est ton tour. Dis-moi ce que tu fous là. »

Et c’est alors qu’elle voit toutes les couleurs de Joe. Spectacle subit et quelque part – bien malgré elle – fascinant. Comme dans ces films accélérés où le soleil se lève, monte et descend dans le ciel en une poignée d’instants, Teddy assiste au grand show de sa sœur, qui ne lui a sans doute jamais semblé aussi petite, aussi enfant qu’en ce moment. Et pourtant la gamine a un ton dur, elle refuse de lui donner ce qu’elle demande, répondre de façon claire et nette à ses questions. Mais sa mâchoire est contractée, ça attire l’œil. Joe passe du rouge impitoyable à un bleu sombre fragile, la lumière de l’après-midi souligne quelques reflets dans ses prunelles, et son aînée, cruelle et inflexible, soutient son regard sans faillir. Elle sent affluer sur son palais un goût ancien, plaisir coupable de faire le mal, élixir de puissance : elle se sent forte et invincible, tous les liens du passé ont été coupés net, ils ne l’arrêteront plus (elle a bien d’autres défis à relever, maintenant).
C’est juste dans ses fantasmes, tout ça. Parce que quand Joe transforme la couleur de ses larmes en un jaune à la fois agressif et pétillant, Teddy cligne des yeux, elle ne s’attendait pas vraiment à recevoir une répartie en pleine figure, elle la croyait à terre, sa petite sœur. Tellement petite et jeune qu’elle tourne les talons, légère, elle paraît insouciante et elle se dirige droit… vers l’aire de jeux, vers Wednesday. Ted mord inconsciemment ses lèvres, elle voudrait bien bondir et aller faire payer à celle qu’elle continue d’appeler l’intruse le prix de sa provocation… puisqu’elle est si méchante, de toute façon, ça ne lui coûte rien, de crier d’autres méchants mots… le problème, c’est qu’elle est fatiguée. Hélas. Alourdie, la méchante. Les dernières phrases de Joe bouclent en écho dans ses oreilles, elle voudrait les chasser, sors de ma vie… Et un souvenir lui éclot dans le crâne, est-ce qu’elle en a rêvé, est-ce que ça a vraiment eu lieu ? Dans ce souvenir d’enfance, elle va voir Joe, haute comme trois pommes, et lui raconte qu’elle est un bébé adopté, ses vrais parents ne l’aimaient pas, d’ailleurs « en vrai » elle se prénomme Josette, c’est bien la preuve qu’ils ne voulaient pas d’elle n’est-ce pas ? Et elle ajoute : mon papa et ma maman ont eu pitié de toi, donc ils t’appellent différemment et ils te mentent, mais moi je sais la vérité… Bébé Joe est tellement minuscule, elle ne semble pas comprendre ce déferlement de haine de la part de sa sœur, elle pleure et elle appelle au secours les adultes… c’était réel ou Ted s’est juste imaginé faire ça ?
Weddie traverse au loin son champ de vision. Elle se rappelle de ne pas se perdre dans ses pensées et sa mémoire, tout est confus de toute façon. Ça lui donne l’impulsion nécessaire pour décoller ses fesses du banc et parcourir la distance qui la sépare de l’aire de jeux. Mais bon sang ce qu’elle est lente. Tout en marchant, elle souffle au deuxième cœur qui bat en elle : je te promets que ça ira. Mais elle ignore à quoi elle fait référence, au juste.
Joe est devenue le printemps. Mille teintes diverses lui colorent le visage, un mélange de pastel et de tons francs et vifs. Ted ne sent plus la saveur du pouvoir, la jalousie l’a remplacée : elle trouve sa sœur bien trop à l’aise avec sa fille. Les deux ne lui accordent d’ailleurs aucune attention tout d’abord, ça lui fait mal, jusqu’à ce que Wednesday saute auprès d’elle et lui lance : « Est-ce que c’est bientôt l’heure du goûter ? » Regard réflexe à l’écran du portable, l’heure est convenable pour retourner à la maison étant donné qu’elle est une vraie tortue. « Oui, on va rentrer » lui répond Ted et sans l’avoir prémédité elle ajoute : « On invite Joe aussi ? »
Ça semble surprendre tout le monde. Weddie leur jette un regard à toutes les deux. « On peut ? » « Si elle veut bien. » La balle est dans le camp de sa cadette à présent. Ted se maudit d’avoir tendu cette perche, Joe va croire qu’elle regrette, qu’elle veut qu’elles se rapprochent, alors que ça n’a rien à voir. Elle l’a juste vue avec Weddie et… elle prend toujours les mauvaises décisions.