Ted déglutit. La sensation que les yeux bleus de Joe la scrutent, fouillent sous sa peau et y exhument divers secrets compromettants qu’elle-même ignore la met extrêmement mal à l’aise. Est-ce que sa sœur ne veut pas regarder ailleurs ? Tourner la tête, ou battre des paupières au moins. Elle, elle fait tout son possible pour ne plus darder son attention sur sa cadette, maintenant qu’elle a eu la bêtise de l’inviter à les suivre chez elle. Wednesday est d’humeur volubile, elle lui raconte une histoire de l’école à laquelle elle acquiesce et réagit en posant des questions, en demandant plus de détails. Mais même lorsqu’elle n’est pas en face de Joe, elle conserve une conscience aigüe de sa présence à leurs côtés qui l’empêche d’être totalement investie dans sa conversation avec sa fille. Au moins elle n’a pas à lui parler, à elle. En franchissant la dernière route qui les sépare de sa maison, elle se met à espérer que sa sœur les ait lâchées, se soit enfuie sans faire de bruit, qu’elles l’ait perdue peut-être ? Ça l’arrangerait vraiment, de ne pas continuer à gérer leur relation bancale aujourd’hui. Mais Joe est toujours là, toute petite, l’air penaude, presque. Weddie court à la salle de bain à peine le seuil franchi, en s’écriant qu’elle a très faim. Ted, pour sa part, pénètre dans la cuisine, toujours sans un mot pour sa sœur. Si cette dernière est mal à l’aise, c’est tant mieux, en fait. C’est de sa faute si elles en sont arrivées là, c’est elle qui l’a poursuivie jusqu’à Redwood, alors elle n’a pas l’intention de lui faciliter la tâche, non, toujours pas… Elle ouvre les placards pour donner l’impression qu’elle s’affaire, et c’est alors que Joe se décide à parler. Par réflexe, Ted se retourne vers elle, et elle la jauge. S’accorder cinq secondes de silence avant de lui répondre lui confère de nouveau l’impression que le rapport de force lui est favorable. « Faut qu’on trouve un accord » finit-elle par lâcher, du bout des lèvres. Le fait est que : non elle ne voulait pas d’elle, mais Joe est dans le coin, elle a tenté de l’éviter mais ce n’est pas réaliste, sur le long terme. Et puisqu’elles sont censées être entre adultes, il faut qu’elles trouvent un compromis, entre le désir exprimé de réunion familiale de la plus jeune et l’urticaire que cette idée donne à la grande. « Je t’aime pas trop, tu sais. T’es collante, tu rapportes toujours tout aux parents et ils te donnent tout ce que tu veux. Mais peut-être que si tu peux faire des efforts, je peux aussi. T’es prête à quoi ? » Ça ne répond pas à l’interrogation fondamentale de Joe, veulent-elles l’une de l’autre dans leurs vies ? Ted ne sait plus, elle se sent fatiguée. Et au lieu de poursuivre ses fouilles, elle tire une brique de lait de son placard, la pose sur le comptoir et s’affale sur la chaise la plus proche alors que Wednesday passe la tête dans l’entrebâillement de la cuisine. Ses mains sont propres, elle a faim ! Et Teddy la sournoise lui répond sans même l’avoir prémédité : « Joe proposait que vous fassiez des crêpes ensemble, tu veux ? » Joe n’a jamais proposé quoi que ce soit mais ça c’est un détail pour elle. Si sa sœur veut savoir : oui elle la veux dans sa cuisine dans l’immédiat, ça l’arrangerait pour cette heure-ci qu’elle s’occupe du goûter.