Ne dit-on pas que l’on ne voit intensément que dans la nuit profonde ? Du plus loin qu’il lui soit donné de s’en souvenir, la jolie brune ne s’était jamais sentie plus à l’aise que dans la pénombre. De quoi justifier sa présence, à cette heure avancée, quand la plupart de ses collègues ont depuis longtemps quitté le bureau pour aller retrouver femmes, enfants ou poissons rouges – parfois les trois, pour les moins chanceux d’entre tous. A trente-sept ans, la mexicaine ne pouvait définitivement compter que sur elle-même – ce qui était, de son point de vue, la meilleure garantie de ne jamais être déçue. Et si la solitude lui pesait quelques fois, elle la trompait bien volontiers avec un épineux dossier ou une bouteille de Tequila – parfois les deux, dans les grandes occasions. Ce soir-là, il était question de l’affaire opposant Manny Singh – l’indien maladroit en amour, geek à ses heures perdues – à l’un de plus gros magnats du jeu vidéo. Le cas était, somme toute, banal – et loin d’être aussi juteux que ceux que l’on confiait généralement au cabinet Shelby & associés. Le sujet n’en demeurait pas moins d’intérêt pour certains, dans la mesure où il était question d’un jeu dont l’intrigue s’inspirait plus ou moins – et plutôt plus que moins – des événements qui secouaient leur petite ville depuis le fin des années soixante-dix. De quoi mériter qu’on y garde un œil – au cas où. Par ailleurs – et contre toute attente – Manny lui était peu à peu devenu sympathique, au point de la convaincre de lui venir en aide.

Voilà plusieurs semaines que notre mexicaine ne s’était plus penchée sur le dossier – faute de temps, avant toute autre chose. Et tandis qu’elle passait au crible les liasses fiscales de cette compagnie – Endnight Games – il lui apparut bientôt évident que ce genre de montages financiers dépassait, et de loin, son champ de compétences. Il y avait bien quelqu’un qui saurait lui prêter main forte. Quelqu’un dont elle avait pourtant choisi de rester à distance, pour des raisons qu’elle peinait encore aujourd’hui à s’expliquer totalement. A la faveur de la nuit tombante, ne suffisait-il pas de poser le dossier sur son bureau désert, le tout couplé à une note manuscrite qui lui éviterait ainsi d’avoir à lui parler ? L’idée lui parut séduisante – assez pour la convaincre de se glisser hors de son antre pour se frayer un chemin jusqu’au bureau de Søren Vestergaard… lequel était encore éclairé, malgré l’heure tardive. Prise de court, la jolie brune songea un instant à faire demi-tour – trop tard. Deux grands yeux gris s’étaient déjà posés sur elle, assez pour la paralyser quelques instants. « Bonsoir. » marmonna-t-elle enfin, d’un ton qu’elle voulait détaché. Il y eut un bref silence, au cours duquel elle parut chercher ses mots – fait suffisamment rare chez elle pour être souligné. « Je… Je pensais que tu étais déjà parti. » Devait-il en conclure qu’elle était déçue de le trouver là ? Elle-même n’était plus tout-à-fait certaine de savoir quoi en penser. « J’aurais besoin de ton aide. » Et de préciser aussitôt : « Pour une affaire. » S’imaginait-il autre chose ? « Je cherche toutes sortes d’informations sur la société Endnight Games : structure financière, fiscalité, montages douteux… Tout ce qui te semblerait intéressant les concernant. » Et d’agiter le dossier qu’elle tenait à la main, sans toutefois se décider à franchir le seuil du bureau. Une manière de garder le contrôle sur le cours des événements, sans doute.

@Søren Vestergaard

Oscar Wilde a dit – je peux résister à tout, sauf à la tentation. Mais notre mexicaine, elle, était déterminée à ne pas y céder. Debout dans l’encadrement de la porte, elle l’observait du coin de ses deux grands yeux sombres, presque à la dérobée – dans l’espoir de sonder ses intentions. Sous la lumière tamisée du bureau – déjà plongé dans la pénombre – Søren était égal à lui-même. Calme. Chaleureux. Charismatique – sans qu’il ait à esquisser ne serait-ce qu’un geste, ni prononcer le moindre mot. Cet homme-là lui avait fait forte impression, et ce dès leur première rencontre. Un homme brillant, dont elle partageait la passion des mots et l’amour de la poésie. Le droit n’avait jamais été une vocation pour lui – pas plus qu’il ne l’était pour elle. Et pourtant, il était doué pour cela, infiniment plus qu’elle n’aurait pu espérer le devenir elle-même. Comment ne pas tomber dans les bras de cet homme dont les excès n’étaient que les reflets de ses propres dérives ? Elle s’était détestée pour cela. Pour être rentée dans ce jeu dont on ne pouvait espérer sortir indemne. Dans un monde parfaitement sain et égalitaire, sans doute auraient-ils constitué les deux faces d’une même pièce. Mais force était de constater que l’un des deux prenait le pas sur l’autre – par son âge, par son grade, par son aura, par sa réputation. Et ce qui n’était autrefois qu’un innocent déséquilibre aurait tôt fait de se changer en préjudice, pour celle qui n’avait pas tout sacrifié pour risquer de voir son nouveau statut remis en cause par ce genre de badinage. Alors… Entrer dans ce bureau ? Non. Pas si elle pouvait l’éviter. Le pouvait-elle, vraiment ?

« D’accord... » finit-elle par céder, dans un soupir qui trahissait un peu du tourment qui s’agitait tout au fond d’elle. « Mais… » objecta-t-elle, presque aussitôt – à l’instant même que son collègue se levait pour lui désigner le fauteuil qui faisait face à son bureau. « Je n’reste pas. » Et de se racler doucement la gorge, dans l’espoir de rendre sa voix plus claire – plus sûre. « J’ai beaucoup de… » Travail. N’en avait-il pas, lui aussi ? De quoi finir de la convaincre de laisser la fin de sa phrase mourir dans le fond de sa gorge. Et d’entrer, enfin – s’il le fallait vraiment. D’esquisser quelques pas fébriles en direction de ce bureau dont elle connaissait les moindres recoins. Jusqu’à déposer le dossier dont elle voulait de lui qu’il l’examine. Il n’y avait là aucun prétexte, pas même un subterfuge dissimulé derrière le motif invoqué pour cette visite impromptue. Espérait-il le contraire, en lui offrant ce verre qu’elle aurait accepté sans sourciller, à une certaine époque ? « Je me contenterai d’un café. » déclara-t-elle enfin, au terme d’un lourd silence passé à soupeser le moindre de ses mots. « Ou… Un verre d’eau. » Sacrilège. Qui pouvait croire à de pareilles résolutions ? De quoi, peut-être, la convaincre d’ajouter, sur le ton de la plaisanterie – une lueur… complice, oui, dans le regard : « J’ai arrêté le whisky – à moins qu’il ait vingt ans d’âge. » Pourvu qu’il n’ait rien de tel en réserve, sans quoi la parade était vaine. Nouveau raclement de gorge – gêné – tandis que notre jolie brune prenait place dans le fauteuil désigné par l’avocat. « Mon client est accusé de plagiat par cette société. Endnight Games. » Le dossier. Il lui fallait se raccrocher à ce dossier, celui qui l’avait menée jusqu’ici. « Mon avis est qu’ils n’ont rien de bien sérieux à lui opposer, mais... » Pourquoi fallait-il que les mots peinent autant à lui venir ? « Mais, Sun Tzu a dit Connais ton ennemi, alors… J’ai pensé… Que tout ce que tu pourrais trouver à leur sujet me serait très probablement… utile. » Elle espérait que le jeu en valait la chandelle.

Spoiler:

Une vie saine. Fût un temps, elle aurait ri, Caly – à s’en fendre les côtes, tant ces trois mots étaient bien loin de refléter son quotidien. L’excès, voilà ce qui la résumait le mieux – parler fort, dormir peu, boire plus souvent que de raison. Sans parler de toutes sortes de substances, réprimés par la loi, dont elle usait et abusait parfois – la lucidité n’était-elle pas, selon un poète français, la blessure la plus proche du soleil ? Une bonne raison de la combattre, en tout temps et en tous lieux. Aux yeux de notre mexicaine, la vie n’avait jamais été rien d’autre qu’une farce dont il ne fallait pas cesser de rire – au risque d’être tenté d’en pleurer. L’actualité des derniers mois l’avait-elle vue se détourner de ses propres principes ? « Merci. » se contenta-t-elle de souffler, sobrement, en même temps que d’accueillir la tasse qui lui était tendue, et à laquelle elle ne toucha pas davantage. Elle regrettait déjà de s’être assise, car il lui semblait évident que cette affaire ne trouverait sa conclusion qu’au termes de quelques recherches que le danois n’allait sans doute pas entamer ici et maintenant. « Possible. » acquiesça-t-elle encore – et de hausser vaguement des épaules. A vrai dire, elle n’était pas certaine qu’il découvre quoi que ce soit dans les comptes de cette société. Son instinct – dicté par l’expérience – lui soufflait toutefois que cette probabilité était loin d’être nulle. Un avis que son collègue paraissait partager. « Tu es le meilleur dans ton domaine. » Il n’était pas question de le nier. « J’attendrai. » Le temps qu’il lui faudrait pour mettre au jour un fait intéressant. « Je n’ai pas besoin de grand-chose. » précisait-elle encore. « Juste de quoi… les intimider. » La manœuvre pouvait sembler déloyale, mais elle savait qu’il n’en serait pas réellement choqué. « N’est-ce pas ce que nous faisons, ici ? » Et de préciser sa pensée : « Donner aux gens toutes les informations dont ils ont besoin pour prendre… la bonne décision. » Ou, pour être plus précis, celle qui servait leurs intérêts. Dans le cas présent, cesser les poursuites contre le jeune développeur de jeux vidéos – et, par là même, ne pas risquer d’attirer l’attention sur l’objet de son scénario, à savoir la secte elle-même.

Tout était dit, n’est-ce pas ? Lui serait-il donné de s’en aller ainsi ? Sans un mot. Sans un regard. Rien qui ne puisse les exposer au risque de rouvrir la boîte de Pandore. Mais c’était sans compter sur la curiosité de l’avocat, à qui son apparente distance n’avait pas échappée – de quoi voir remuer en elle une once de culpabilité… Une fois n’est pas coutume. « Je t’en prie, Søren. » souffla la mexicaine, dans un murmure à peine audible dont les accents suppliants lui donnaient l’impression que cette voix avait été empruntée à une autre. « Ne fais pas comme si tu ne comprenais pas. » C’eût été une insulte à son intelligence, celle qui l’avait séduite à une époque – pouvait-elle encore s’en cacher ? Il y eut un lourd silence, au cours duquel elle prit le plus grand soin d’éviter son regard. « Les choses ont changé. » murmura-t-elle encore, tête basse. « De manière totalement… inespérée. » Inespérée pour elle, en qui personne n’avait jamais vraiment cru. Pouvait-il comprendre cela ? Il lui semblait que oui. Car, après tout… « Nous sommes tous les deux des transfuges. » Tous deux issus de milieux très modestes, et que rien ne prédestinaient à fréquenter ce monde qui aurait dû leur être inaccessibles. « Mais tu as quelque chose que je n’ai pas. » conclut-elle simplement. « Quelque chose qui te rend… crédible, à leurs yeux. » Une chose dont elle avait tiré bien du plaisir, dans la pénombre de ce bureau. Parce qu’il était un homme, personne n’accuserait Søren d’être arrivé à ce poste autrement que par son propre mérite. La jolie brune, quant à elle, ne comptait plus les rumeurs qui circulaient sur son compte au tribunal, depuis qu’elle avait endossé son nouveau rôle. « Je ne veux pas tout compromettre. » conclut-il finalement, d’une voix toujours très basse qui traduisait toutefois une forme de fermeté. De détermination. « Pas maintenant. » Pas après ce que tout ça lui avait coûté d’efforts. Pas alors qu’elle avait la nette impression d’évoluer en eaux troubles, au sein de leur profession mais plus encore parmi ce champ de roses bardées d’épines.