Mmmh... ouais. Je crois que j'aurais préféré ne pas savoir. Je me contente d'un rire nerveux sans en demander plus. Lorsqu'on arrive bientôt chez lui, où il vit donc seul, je balance un rictus sans le vouloir à sa question. Le goût de la liberté ? Ouais, j'aurais aimé que ce soit ça...

- C'est pas vraiment ça. J'aurais surtout pas le choix. Quand t'es placé, le jour de tes 18 piges tu disparais du système et puis c'est tout, ils en ont juste plus rien à foutre de toi. Enfin... c'est pas comme s'ils en avaient quelque chose à foutre même avant, de toute façon...

Peut-être que Till en aura quelque chose à foutre, lui, en vérité. Mais j'ai trop peur pour poser la question ou aborder le sujet directement. Je m'approche simplement de ce grand mur énorme, derrière lequel se cache un truc que les autres appellent l'avenir... si le mur ne disparaît pas, je file tout droit dedans et à pleine vitesse. Peut-être qu'il n'y a rien derrière. Le vide.

Comme d'habitude, j'arrive à esquiver le sujet en faisant une réflexion stupide à propos d'ébats bruyants qu'on pourrait supposément avoir. Je sais pas si c'est un autre effet de la fumette, mais j'ai l'impression que je me dévoile plus facilement sur des sujets autour desquels je garde habituellement une carapace tellement épaisse que rien que l'idée d'en parler me fout mal au ventre. Mais là, je ris un peu en haussant les épaules.

- J'en sais rien. Je l'ai jamais fait. J'compte pas faire ma première fois complètement défoncé avec un type que je viens de rencontrer, hein.

Sans m'en rendre compte, mais le plus naturellement du monde (comme cela devrait toujours l'être, en fait), je lui confirme tout un tas de trucs sur ma sexualité, alors qu'habituellement, je m'en cache plutôt bien. Pas que j'en ai honte, mais ça ne regarde que moi, non ? Moi et mes partenaires potentiels. Aucune idée de si Alessio pourrait le devenir, il pourrait être de ces hétéros qui n'ont pas peur de fréquenter des gays.

Je m'installe tranquillement, me projetant quelque part dans le futur, imaginant que je pourrais totalement être comme ça dans plusieurs... j'ai envie de dire "années", mais mon cerveau me martèle encore la triste vérité : quelques mois. Mais avec un chat. Même si cette pensée est débile en soi : je sais déjà pas comment je pourrais m'occuper de moi-même, alors d'un chat... le pauvre.

- Il paraît qu'on peut leur apprendre à faire dans les chiottes.

Mais en attendant, il a raison sur la litière... en plus ça pue, dans un si petit appart, ça revient à avoir la litière littéralement dans la chambre et la cuisine. Ew.

J'accepte le coca, je suis même assez content qu'il y ait pensé. Sinon, j'aurais probablement pris une bière quand même. Mon état mental se dégrade un peu là, après cette discussion pourtant anodine. Je continue de piocher dans les chips, répondant la bouche encore à moitié pleine :

- Dix-sept. Mais j'ai une carte qui dit 21, sinon. C'est la base. Et toi ?

De toute évidence plus de dix-huit, mais de là à deviner si c'est plus proche des 20 que des 25... je pense pas plus, même si j'ai toujours été assez nul pour évaluer les âges. J'aurais donné à peine plus de trente ans à Till, ça m'a fait bizarre quand j'ai appris que c'était beaucoup plus.

- T'étais placé, toi aussi ?

Il a pas l'air étudiant, peut-être un manque de bouquins, de paperasse ou de je-ne-sais quoi éparpillé partout en plus. Peut-être que le reste de sa famille n'a pas les moyens de l'aider financièrement pour vivre mieux non plus. Ou qu'il n'en veut pas ? Ou qu'on a ce point en commun, ce qui pourrait expliquer ce rapprochement si... facile. Même si je suppose que ça peut être expliqué aussi par la fumette. Mais bon, ça aussi c'était une première pour moi.

Ton sourire éthylique perdit quelque peu de sa superbe à l’entente de l’histoire de vie du garçon. Pourtant, il ne t’en avait véritablement rien dit. Mais tu avais côtoyé suffisamment d’ex gamins placés de prêt ou de loin pour comprendre ce que le garçon face à toi t’expliquait à demi-mot.
La plupart de ces gosses désormais adultes vivaient dans la rue -ou plutôt, deux de tes potes à la rue étaient d’ex enfants placés-. Pour les plus chanceux, ils vivaient dans des lieux un peu similaires au tien. Tu n’en connaissais aucun qui avait fait des études, par exemple. Sans doute que cela devait exciter, mais que ceux-ci ne trainaient pas dans les mêmes lieux que toi, restreignant quelque peu ton cercles de connaissance à ce sujet.
« Je vois… » Que rajouter de plus ? Pas grand chose. Tu aurais pu lui demander les raisons de son placement, mais tu étais bien placé pour savoir qu’il n’était pas aisé de parler de son passé lorsque celui-ci était semés d'embûches. Et si Dheeraj était placé, tu ne doutais pas qu’il avait dû en voir des vertes et des pas mûres.

Deviant du sujet pour parler d’un de tes thèmes de prédilection -à savoir le cul-, tu te pris à taquiner le jeune-homme sur son commentaire concernant vos potentiels ébats, souriant face à son hilarité. Tu l’aimais bien ce gosse. Il n’avait pas l’air prise de tête et riait aux mêmes blagues que toi. Certes, la fumette devait aider, mais tu doutais qu’avec le peu qu’il ait fumé cela ne change diamétralement son caractère. Au mieux, cela l’avait-il désinhibé quelque peu.
Haussant un sourcil en réponse à sa révélation -bien plus surpris par sa virginité que par son homosexualité- tu esquissas un sourire espiègle avant de venir lui taper l’épaule avec la même vigueur qu’un entraineur envers son poulain. « T’inquiète, ça va v’nir »
S’inquiétait-il seulement ? Tu n’en savais rien, mais tu étais partie du présupposé que oui. Sinon l’inquiéter, ça devait au moins le travailler un minimum. « T’as raison. J’compte pas non plus faire ma première expérience gay avec un mec qui pourrait m’conduir tout droit en taule j’te rassure » Tu riais tout en prononçant ces mots, mais ils n’en restaient pas moins emprunt de vérité. Quitte à tester les mecs un jour, pas un gamin clairement mineur et défoncé qui, en plus, n’avait aucune expérience. Rien de mieux pour un aller direct en zonzon.
De plus, quitte à tester avec un mec, tu devais bien avouer préférer le faire avec un type qui, justement, avait de l’expérience histoire d’optimiser tes chances de kiffer l’instant. Même si l’idée de déniaiser un type était assez tentante, ce n’était pas vraiment celle que tu te faisais.

Le sujet dévia une fois de plus alors que vous vous installiez, boissons et chips en main, pour en venir à ton appartement et son absence de colocataire félin.
Tu aurais bien voulu prendre un chat, un chien ou même un lapin, pourquoi pas, mais tu ne te voyais pas vraiment amener un pauvre animal dans ce taudis. Ce n’était pas une vie. Ni pour eux ni pour toi, enfermé avec leurs odeurs.
Un léger rire s’échappa d’entre tes lèvres à l’image d’un chat faisant tranquillement sa grosse commission sur tes toilettes avant que tu ne secoues la tête. « C’une légende ça… » Ou pas. Mais tu avais du mal à imaginer la scène de manière réaliste.
Si cela disait à Dheeraj de tenter sa chance, grand bien lui face.
Finissant par lui demander son âge, tu soupiras d’un mélange de soulagement et de contentement en entendant qu’il n’était finalement pas tellement plus jeune que toi. Dix sept ans. Soit aux portes porte de la majorité lui permettant de louer un appartement. « 20 ans. 24 sur mon ID »
La base, comme il disait si bien. Tu étais persuadé que la plupart des videurs fermaient les yeux, bien conscient que de devoir chercher les vraies des fausses ID étaient bien trop contraignant et que, tant que la personne ne semblait pas avoir en dessous de 15 ou 16 ans -ou que la carte était vraiment cheap-, ils ne voyaient pas l’intérêt de s’emmerder avec ça.
Buvant une nouvelle gorgée de bière, tu manquas de peu la fausse route à l’entente de la question du plus jeune.
Pourquoi te demandait-il cela ? C’était quand même très spécifique, comme question.
Avais-tu été placé ?
Non.
Mais tu aurais pu. Si tenté que tu n’avais pas cacher les agissements de ta mère aux services sociaux suite à ta TS. A la place, tu avais préféré mentir pour “sauver ton honneur”, choisissant la fuite en demandant des internats plutôt que la confrontation et tout ce qui aurait suivit cette révélation.
Aujourd’hui encore, la honte était le sentiment le plus prégnant qui t’envahissait lorsque tu repensais au passé.
Tu avais honte de t’être laissé faire tant d’années, honte d’avoir tenté d’en finir plutôt que de te battre, honte de ne plus être capable de penser à ta mère sans en avoir la nausée. Il n’y avait que défoncé que tu étais capable d’éluder une partie de cette honte, mettant la nausée sur le compte de tes consommations.
Retenant difficilement une grimace, tu finis par soupirer un « Dans un univers parallèle, sans doute », toute trace de sourire ayant momentanément disparu de ton visage avant de réapparaître comme si de rien n’était.
« Bon ! Du coup. T’as d’jà des plans pour la suite ? » Pour l’après foyer. Des potes, des idées de tafs, des études, de la famille éloignée qui pourrait l’héberger le temps de, maintenant que les services sociaux ne pouvaient plus les séparer.

Heureusement, le chapitre SS aka Services Sociaux s'est rapidement clos. Il n'a pas montré plus de curiosité que nécessaire, et seul un léger sourire un peu triste de ma part lui soufflait comme un "merci" de ne pas avoir cherché à en savoir plus. Il en fut de même avec ma sexualité, ce qui m'a fait un peu rire. J'avais le ricanement facile, ce soir.

- J'espère que tu parles juste de le faire, et pas défoncé avec un inconnu, hein !

Cela dit, si je continue à accepter de me défoncer la tronche, à l'alcool, ou à d'autres trucs, avant de monter dans les bagnoles ou les appartements desdits inconnus... c'est ce qui risque d'arriver un jour. J'en suis bien conscient, et pourtant, je continue de jouer au con avec la vie, à marcher sur la rambarde d'un pont suspendu, juste histoire de voir combien de temps je pourrais tenir avant de tomber dans le vide. Je suis déjà assez tombé de l'autre côté, et pourtant la douleur ne m'a jamais empêché de remonter sur le fil, tantôt plus large, tantôt qui semble prêt à craquer...

- Boarf, comme je t'ai dit, tout le monde s'en fout, c'est pas comme si j'avais quelqu'un à qui me plaindre d'un truc pareil, de toute façon...

À moitié faux, cela dit. Je ne doute pas que Till sorte de ses gonds s'il apprenait qu'il me soit arrivé quoi que ce soit. Mais je suis quasiment sûr que ce ne serait pas de moi qu'il pourrait l'apprendre. Souffrir en silence, c'est tout ce que j'ai appris depuis que je suis dans ce pays.

La conversation était tout de même bizarre. Plus que bizarre, en fait. À qui on parle quand on évoque clairement les pires trucs qui pourraient arriver, en prévenant la personne qu'elle risque rien ou pas grand chose ? Je sais pas si je suis juste con, juste défoncé, ou juste les deux, mais vraiment, faut que mon cerveau arrête de me faire dire et faire n'importe quoi.

La conversation change rapidement du tout au tout, mais ça ne me dérange pas, je suis assez spécialiste dans le genre, quand j'en ai envie. Et puis on dira ce qu'on voudra, les chats ça reste vachement mieux que les licornes, les dragons et autres pégases réunis. Non mais !

- Les pégases aussi c'est une légende, pourtant j'suis presque sûr d'en avoir chevauché un tout à l'heure...

Non, je ne suis pas défoncé à ce point, mais ça me fait rire de penser que ce serait vraiment arrivé. Je le rassurais sur mon âge, lui sur le sien, et je ricanais à nouveau. Lui aussi avait une fausse carte. La base, avant 21 ans.

Je ne sais pas pourquoi j'ai posé la question. C'est sorti tout seul. Et sa réponse laisse un blanc, le temps que j'intègre le sous-entendu. Ouais, ça aurait pu, donc c'était presque comme si. Presque. Pas se sentir chez soi sous son propre toit. Même si "propre toit" n'est pas non plus adapté. Inadaptés. Voilà, ce qu'on est devenus. Des inadaptés de la société, parce que notre seul tort a été de ne pas avoir grandi dans un milieu suffisamment serein pour se faire. Je ne lui pose pas de question. Je n'ai pas besoin de savoir. Chacun sa merde, après tout.

Je sirote mon soda le temps de réfléchir à sa question. Enfin, réfléchir est un grand mot. Je lâche un rot à cause des bulles, ça me semble correspondre bien à ce que j'envisage "plus tard".

- Nope.

Je rebois un peu, histoire de développer un peu quand même, mais sans échappement de gaz cette fois.

- Y'a quelques semaines, je t'aurais répondu que j'allais me casser au Canada avant d'être majeur, pis voir là bas si j'avais une définition à donner à l'avenir...

Je croque quelques chips, avant d'avouer que finalement, maintenant, je ne suis plus si mal.

- Je suis bien tombé, ici. J'ai eu de la chance, pour une fois. Mais ça empêche pas que y'a quasi aucun espoir que j'ai mon diplôme cette année, donc... soit j'arrive à rester où chui et je peux au moins terminer le lycée... soit j'ai pu qu'à me trouver un job sous-payé pour le restant de mes jours. Je me retourne vers lui avec un grand sourire taquin pour ajouter Et emménager chez toi le temps de trouver où dormir ailleurs que sous les ponts!

Ou rentrer chez moi, sinon... des fois que j'ai encore un frère quelque part.

- Et toi... comment tu compte t'en sortir ?

Pas qu'il soit si mal que ça. Il a son appart et visiblement de quoi se nourrir, mais je doute qu'il ait un salaire de banquier pour autant. Et ça n'enthousiasme personne de rester caissier toute sa vie. À vingt ans, on a encore du potentiel, à ce qui paraît.