En dépit de la conversation dans laquelle il est engagé, le regard d’Ángel ne cesse de se promener parmi la foule, cherchant toujours
le même visage, suscitant toujours
le même sourire discret dès qu’il le trouve. Puis revient à son interlocuteur comme si de rien n’était, comme s’il était pleinement investi dans cette discussion qui pourtant l’ennuie, comme s’il n’avait pas tout simplement très envie de rentrer chez lui. L’ambiance de la soirée est bonne, pourtant. Les éclats de rire se mélangent aux discussions sérieuses, exemple parfait d’un succès de
team building par une réception au Point gracieusement offerte au personnel de la DeWitt pour le remercier de son engagement sans faille. L’esprit festif des cadres satisfaits de leurs chiffres et impatients de les améliorer encore, ce n’est toujours pas un monde dans lequel Ange évolue avec plaisir mais il semble de plus en plus doué pour le cacher, se fondant dans le décor avec son verre à la main et son air faussement détendu.
Ce n’est pas si terrible. Il faudra en outre reconnaître que ses relations au sein de l’équipe du Point sont devenues plus fluides et que même face à monsieur DeWitt, Angie parvient désormais à articuler un discours cohérent sans avoir envie de se fondre dans les lames du parquet. Des progrès, un semblant de banalité dans un monde qui feint de ne pas le considérer comme un intrus tout autant que lui feint de ne pas savoir qu’il en est un. Il fait ce qu’il peut pour coller à ce qu’on attend de lui, Ange. Dénoue sa cravate comme les autres, discute
projets,
meetings,
conf call comme les autres, se félicite de la prospérité de sa boîte comme les autres. Et se contente de chercher un autre visage dès qu’il en a l’occasion, de sourire discrètement lorsqu’il le trouve, de revenir à son interlocuteur comme si de rien n’était. Ou de tarder à y revenir, lorsque son regard croise justement celui de cet autre visage qu’il se plaît tant à contempler en secret.
L’instant ne dure qu’une seconde ou deux, attrape pourtant Angie sans qu’il ne puisse lutter. Le sourire discret se fait tout à coup plus large, plus sincère. Trop
tendre, en réalité, compte tenu des circonstances. Un bref signe de tête, marque d’une reconnaissance mutuelle au milieu de la foule.
Bonsoir Marty. C’est fugace et déjà les yeux se détournent pour plonger au fond du verre en même temps que le sourire redevient timide, comme cherchant à s’excuser du plaisir confus qu’il ressent dès qu’il voit l’autre homme. Sans aucune raison valable, d’ailleurs, puisqu’ils ne se connaissent pas ou à peine. Hors du cadre strictement professionnel, seulement quelques bribes de conversations qu’Ange a relues plus de fois qu’il ne voudrait bien l’avouer, alimentant le trésor bien pauvre de ses rêves avant d’éteindre et d’aller se coucher. Quelques rumeurs, aussi, auxquelles il n’a en revanche pas très envie de repenser. Ridicule, la manière dont il s’obstine à rêvasser l’image d’un homme qui ne lui donne pourtant aucune raison de s’entêter. En même temps, Marty a-t-il seulement remarqué à quel point sa présence chamboule son collègue à chaque fois qu’ils se trouvent dans la même pièce ? Même dans le cadre de cette soirée qui se veut informelle, les jambes d’Ange se transforment en coton dès l’instant où l’idée de traverser les quelques mètres qui le séparent du blond pour le saluer de vive voix lui vient à l’esprit. La peur de
déranger, de
s’imposer, d’être
bizarre. D’être rejeté ou ignoré, de ne pas savoir quoi dire, de bafouiller. C’est plus facile par messages, bien sûr : aucun risque, de cette manière, pour que Marty ne découvre comme Ange est investi dans ces échanges, les rédigeant avec un soin démesurés, effaçant et réécrivant cent fois ses phrases jusqu’à trouver la bonne tournure, la bonne question, le ton approprié pour ne manifester
ni trop ni pas assez d’intérêt, le juste équilibre de détachement que l’on attend d’un simple collègue. Or, attaché il l’est bien malgré lui, de même que dans l’impuissance parfaite de l’exprimer ne serait-ce que par un geste aussi anodin que celui de traverser une pièce pour dire
« bonsoir ». A défaut, il en revient donc à son interlocuteur et aux projets, meetings, conf call. La danse du regard reprend son rythme discret, irrésistible sans pour autant susciter le courage du plus petit mouvement. Plaisir secret et innocent, qui n'attend ni n'espère rien.
Lorsque le groupe dans lequel il se trouve propose finalement de lancer une partie de billard, summum de l’activité ludique dans ce genre de soirées, Ange saute sur l’occasion pour discrètement s’éclipser. Il commence à il y avoir trop de bruit ou à faire trop chaud dans la salle ; Impression de manquer d'air encore renforcée par l’effet des deux rhum bus pour se donner du courage.
« Je me sers un verre et vous rejoins » glisse-t-il tout de même par politesse, prétexte facile pour s’éloigner sans que personne n’y prête trop attention et filer par la porte donnant directement sur l’extérieur.
Prendre l’air. Aussitôt, l’écho étouffé des voix mises à distance lui tire un long soupir de soulagement.
Ce n’est pas si terrible, certes, mais les mondanités demeurent une épreuve pour l’âme timide qui apprécie tout à coup de se fondre dans l’indifférence de la nuit. Quelques pas pour s’éloigner encore, le mobilier d’extérieur récemment réinstallé au Point pour fêter l’arrivée du printemps offre une oasis parfaite pour se reposer un instant. Ange se laisse tomber dans un fauteuil, inspire profondément, observe le reflet de la lune sur la surface miroir du lac Champlain, un peu plus loin. Une paisibilité qui rompt si radicalement avec ce qu’il se passe à l’intérieur qu’il a du mal à concevoir qu’il s’agisse bel et bien du même endroit et pas de deux mondes franchement différents. Quoi que, sans doute s’agit-il de deux mondes différents et Angie se demande combien de temps encore il faudra faire semblant d’appartenir au précédent. Ça lui évoque
l'idée d'un dessin et comme un sourire qui adoucit un peu la mélancolie inévitable du moment. Seul dans le silence de cette nuit encore douce, il se laisse glisser dans le labyrinthe de ses pensées. Difficile de dire combien de temps s'est écoulé lorsque la porte se rouvre dans son dos, laissant filtrer quelques éclats de voix et arrachant au passage un léger sursaut à Ange.