Trempée. Frigorifiée. Blasée. Si le regard de Beth pouvait tuer, nul doute que le joyeux petit poney auquel Diego tente laborieusement de faire suivre un parcours s’effondrait sur le champ. Quoi que, le poney n’y est certainement pour rien ; Ce n’est pas lui qui a choisi d’envoyer la baby-sitter poireauter trois heures (TROIS HEURES) dans le vent glacial pendant que Diego réalise sa séance du dimanche après-midi. D’ordinaire, Betty ne travaille pas ce jour-là. Parce qu’Alejandro lui a proposé de faire quelques heures supplémentaires et qu’un superbe sac à main lui fait de l’œil depuis quelques semaines, elle a néanmoins accepté la mission. Est-ce que ça en valait le coup ? Repoussant brusquement une mèche de cheveux mouillés qui se colle à sa joue sous l’effet d’une nouvelle bourrasque, tous les sens de la rouquine n’appellent qu’à une unique réponse : non, ça n’en valait franchement pas la peine. Besoin de cash ou non, rien ne justifie de passer trois heures (TROIS HEURES) debout comme une potiche à côté d’un parcours d’exercice équestre, sous le vent et la pluie, les talons de ses bottines s’enfonçant dans la boue et les extrémités de ses doigts répondant à peine encore. Même son imperméable Burberry fait triste mine, sous les assauts répétés de cette météo bien capricieuse. Elle va tuer quelqu’un, c’est sûr, et ce ne sera pas Tobby, l’adorable poney mais plutôt la personne qui l'a envoyée dans cet enfer sans lui préciser combien de temps la "petite séance au centre équestre" allait durer.

« Alors, alors ? T’as aimé ? J’avais l’air comment ?
- Superbe. Jamais rien vu de plus extraordinaire. On y va ? »
L’enfant habitué aux sarcasmes de sa pimbêche de baby-sitter sourit, visiblement satisfait d’avoir pu montrer pour la première fois l’étendue de ses talents à Betty. « Tu t’en sors bien, pour le diriger » ajoute-t-elle quand même avec un peu plus de douceur. Ce n’est qu’un bébé, Diego. Et elle l’aime bien. Elle a beau avoir envie de brûler l’entièreté du centre équestre, ce n’est pas sur l’enfant que se reportera son extrême mauvaise humeur. Après l’avoir attendu encore une bonne demi-heure le temps qu’il brosse son poney puis range les équipements, c’est avec un soulagement extrême qu’elle tourne sur la température la plus haute le chauffage de la voiture et les ramène à la maison. Installé à l’arrière, Diego est occupé à contempler sous tous les angles l’auto-collant poney que son moniteur lui a offert pour le féliciter de sa superbe séance.

« Va te laver les mains et attends-moi dans la cuisine, je vais te donner le goûter. » Beth termine de retirer chaussures et manteaux boueux tout en plissant le nez, dégoûtée. Saoulée. Blasée. Au bout de sa vie. Il y a de la terre jusque sous ses ongles qu’elle voudrait utiliser pour griffer quelqu’un. D’ailleurs, le quelqu’un en question arrive bien vite dans l’entrée. « Est-ce qu’on peut parler ? » Pas de bonjour, pas de sourire. Alejandro peut aller se faire brosser à peu près aussi vigoureusement que Tobby le poney. Elle attend tout de même que Diego file après avoir embrassé son oncle, en profite pour abandonner avec le même dégoût ses affaires trempée sur le banc de l’entrée. Ses bas sont trempés, son pantalon est trempé, probablement que l’humidité se sera infiltrée jusqu’à son âme. « A quel moment tu comptais me dire que la séance poney durait TROIS HEURES ET DEMI ? » Sur les derniers mots, elle crie à voix basse pour que le gosse n’entende pas la discussion de la pièce d’à côté. « REGARDE-MOI ALEJANDRO, EST-CE QUE J’AI L’AIR DE QUELQU’UN QUI AIME PASSER TROIS HEURES ET DEMI DANS LE VENT ET LA PLUIE A REGARDER DES GAMINS FAIRE DES TOURS DE PONEY ? UNE HEURE, D’ACCORD, MAIS TROIS HEURES ET DEMI ??? ET TU SENS CETTE ODEUR ? C’EST MOI ! JUSQU’À LA MOINDRE FIBRE DE MES FRINGUES SENT LE PONEY MOUILLÉ A CE STADE ET CA ME DONNE ENVIE DE MOURIR, D'ACCORD ?! » Le ton a beau être extrêmement bas, la virulence de son agacement n’en demeure pas moins explosif. A quel point fait-elle pitié, la rousse qui se tient tremblante tant de rage que de froid dans l’entrée ? Un pas en avant et elle griffe le patron qui l’aura envoyée dans cet enfer sans la prévenir, c’est certain.

Comment ça, c’était bien ? Il se fout de qui, Alejandro, avec son sourire niais et ses chaussettes parfaitement sèches ? Grelottante de froid dans l’entrée, Betty serre les dents et se tait en observant le petit Diego tendre avec fierté son autocollant à son oncle. « C’était trop bien ! » Trop bien, ouais. Exactement les mots que la rouquine aurait employés pour définir ces longues heures d’agonie passées dans les effluves de fumier de cheval sous une pluie battante et un vent si vicieux qu’il ne laissait aucune possibilité d’abri convenable. Trop bien. Dégoutée de sa propre apparence, elle retire péniblement son manteau et ses chaussures. Une âme plus conciliante que la sienne se ferait probablement une raison : les aléas du printemps, c’est ainsi, certaines journées sont grises et glaciales mais à moins d’être en sucre on y survit. Or, Betty n’est pas conciliante. N’a pas envie d’être conciliante. A trop froid et trop faim pour être conciliante. Pétage de plombs, donc, sitôt que les oreilles innocentes du petit ont disparu du champ. « JE ne t’ai pas demandé de précisions ou TU as fait exprès de ne rien me dire ? » C’est dingue ! Pas une seconde, Beth n’imagine que son patron ne savait pas dans quel enfer il l’envoyait. Un genre de Vietnam, au moins, pour celle qui supporte déjà à peine de marcher dans de la terre en temps normal. « Toutes mes affaires sont ruinées » siffle-t-elle en retirant cette fois ses bas, sensation si désagréable d’avoir les orteils trempés et sans doute pas que d’eau. Si elle avait su, elle se serait probablement emballée dans un immense sac poubelle avant de se pointer au ranch.

« Grand prince » marmonne-t-elle d’un air revêche tout en repoussant dans son dos des mèches de cheveux emmêlées, mouillées et collantes sur ses joues alors qu'Alejandro confirme qu'il va la payer. Mourir. Tout dans la situation actuelle lui donne envie de mourir, au point où elle en oublierait presque un peu qu’Alejandro est son patron. « Je n’ai pas signé pour ça » se contente-t-elle d’ajouter pour justifier toute l’ampleur de sa mauvaise humeur. Aller récupérer Diego à l’école, l’emmener au parc, le faire goûter, jouer avec lui : ok. Emmener Diego au poney et l’attendre trois heures sous la pluie : pas ok. Ce n’est pourtant pas très compliqué à comprendre. Pour qui Alejandro la prend-il ? Des « floc floc » sur son passage tandis qu’elle effectue quelques pas pour contourner l’homme et rejoindre Diego dans la cuisine. Son sol sera ruiné de l’humidité, de la terre et de dieu sait quoi encore qu’elle ramène avec elle : bien fait. De toute façon, ce n’est probablement pas lui qui passe la serpillère. « Je vais m'occuper de Diego, en attendant je te laisse me faire couler un bain. Dans la grande salle de bain. Avec de la mousse. Et j’aimerais des vêtements secs, aussi. Hors de question que je reparte dans cet état. » Parce qu’elle risque d’attraper la mort, déjà. Parce qu’elle ne supporte plus son odeur, ensuite. Entre la crise d’hystérie et la nausée, difficile de choisir quel poison finira par avoir raison du peu de sanité qu’il lui reste.