Robin avait pris son courage à deux mains et décida de se rendre auprès d’Allen, pour au moins savoir la raison de sa froideur. Il ne l’avait même pas saluée, alors qu’ils étaient pourtant des amis proches, le comble !  Alors, elle posa enfin la question, remarquant qu’il ne lui disait plus bonjour et enfin, la réponse tomba, elle ne lui avait pas dit au revoir. Merde, comment avait-elle pu oublier ? Tout à ses préparatifs, elle avait complètement oublié de venir lui dire qu’elle partait et pire encore, elle n’avait eu le temps de lui dire au revoir. Quelle idiote elle faisait. « Je… » Oui, quoi dire ? Elle n’avait aucune excuse, elle était impardonnable et pourtant, elle essaya quand même « Je suis désolée ». Au moins, une bonne chose de faite. Oui, ils étaient de bons amis, pas seulement des connaissances. Allen lui demanda ensuite comment elle allait et elle hésita, c’était jour de fête (si l’on pouvait appeler ça une fête) elle n’allait pas raconter ses problèmes, même si elle en avait tout un tas. Elle aurait aimé lui parler en privé, lui dire que personne ne la comprenait depuis son retour de la guerre, que jamais elle ne s’était sentie aussi seule, mais bien sûr, elle ne dit rien, ce n’était pas le moment. « Je vais bien, ouais » se contenta-t-elle de répondre. « C’est pas facile de rentrer au pays et de voir que le monde a continué de tourner sans moi, mais j’fais avec. J’ai pas vraiment eu le temps de venir te voir ces dernières semaines, j’suis désolée, j’avais pas mal de trucs à régler, surtout avec ma propre famille » Cette foutue guerre qu’elle menait avec sa famille, inlassable guerre qui ne la quittait jamais. « Mais promis, je vais me rattraper, je vais faire un effort. Je t’appellerai dans la semaine pour qu’on fixe un rendez-vous, un truc du genre si ça te va ? » Elle lui sourit gentiment, un sourire d’excuse. Puis elle jeta un coup d’œil à Elise Kennedy et tapota le bras d’Allen. « Allez, file, j’voudrais pas te retenir. Tu as sûrement des tas de trucs à lui raconter ! J’ai croisé d’autres connaissances, j’irai discuter avec ». Oui, après tout, il y avait du monde, un monde phénoménal, elle ne serait pas seule bien longtemps !

Il ne pouvait pas rater ça, rater cette commémoration. Ce suicide collectif faisait parti de l'histoire du village, et même si Arthur était de ceux qui pensaient que ces morts avaient été des abrutis finis, il ne pouvait nier que cette histoire avait ruiné des familles entières et marqué à jamais les habitants de Redwood Hills et des environs. Alors, c'était un minimum de se rendre à la vieille grange. Puis, cela faisait trente ans tout de même. Trente ans déjà. Alors, non, il ne pouvait pas rater ça. L'ambiance était lourde lorsqu'il pénétra sur les lieux, lourde d'émotions pour ceux qui avaient perdus des proches dans cette tragédie. Puis, il y avait une autre ambiance aussi. Celle de la vie, des enfants qui couraient, des groupes de personnes qui parlaient entre eux. Surtout, Arthur trouvait que la ville avait un peu forcé sur le côté cérémonieux, au risque d'en faire trop. Buffets, orchestre, coupes de champagne et quelques pingouins pour servir, ça faisait un peu pompeux. Mais il y avait du monde et Arthur prit la main de sa nièce plus fermement dans la sienne.

Pour le coup, il avait des responsabilités et s'occuper d'une gamine de cinq ans n'était pas une mince affaire, surtout dans ce type de contexte particulier. « Hé tonton, y'a tata 'Izzie ! », cria soudainement Lilas en montrant Lizzie du doigt forçant Arthur à la suivre, lui qui avait eu une préférence pour le buffet, tant qu'il restait encore des petits fours. Mais il se plia à la volonté de sa nièce. Déjà la gamine sautillait autour de Lizzie, comme une boule électrique tandis qu'Arthur adressait un sourire vaincu à sa cousine et celle qui l'accompagnait (Edme). « Si vous voulez faire du baby-sitting, c'est maintenant qu'il faut se déclarer ! Je vous fait un tarif d'amis. », fit-il blagueur en les saluant, passant en revue les personnes présentes à la commémoration. Le petite avait commencé un monologue, expliquant à sa tante combien le ventre de sa mère était gros comme une montgolfière et qu'elle aurait bientôt une petite sœur. Comme si c'était la plus grande révélation de l'année. « Ah les gosses... », ne put s'empêcher de prononcer Arthur à voix haute en ébouriffant les cheveux de la petite, qui essayait à grands cris d'échapper à l'emprise de son oncle, en riant. C'était peut-être ça la plus belle des commémorations, le rire d'un enfant.

Ce n'était pas son idée de venir à la commémoration des trente années, c'était sa mère. Elle avait eu envie de venir mais prise de vertige sûrement par angoisse, elle avait fini par envoyer Ulysse en éclaireur pour représenter la famille avec Robin. Les deux ensemble ne faisaient pas forcément la paire habituellement mais pour une fête de cette importance, pour sûr qu'il ferait des efforts. Pour autant, Ulysse n'était pas des plus rassurés en arrivant à la range, à vrai dire, il aurait aimé être n'importe où sauf ici. Il était arrivé avec du retard, marchant à reculons pour ne pas avoir à affronter la réalité de Redwood Hills. Il avait fini par débarquer devant le buffet, cherchant des yeux des têtes connues au milieu de la foule, il repéra bien vite Robin en compagnie de Mady au milieu de la masse acculée dans l'attente de la suite du programme. Ulysse avança vers les deux femmes, pas forcément des plus à l'aise au milieu de ce spectacle, surtout qu'il savait qu'il y avait des chances qu'il croise des gens en rapport avec son géniteur et il ne voulait pas forcément briser la glace avec les Anderson tout de suite. "Ca roule Robin? Ca va, Madeleine, tu la supportes encore?" Ulysse ne pouvait même pas faire une introduction correcte mais il souriait, plutôt nerveusement qu'autre chose. Non, il n'était pas à son aise ici.

L'art de se faire remarquer par Brody Manning. Comme d'habitude, il était totalement à côté de ses pompes, il n'avait pas franchement pris la peine de se renseigner avant de se rendre à la fête du moment. Il fallait dire qu'il avait été passionné par l'hirudiniculture récemment et se renseigner sur l'élevage de sangsues à des fins thérapeutiques, cela pouvait prendre jour et nuit. Alors, forcément quand son colocataire lui avait parlé d'une commémoration à la grange, Brody n'avait pas fait attention au sujet, il avait sorti ses tongs, son chapeau de marin et il avait eu l'air d'un gros idiot au milieu de ces gens apprêtés comme pour des funérailles, oups. Heureusement qu'il s'en fichait pas mal que les gens le regardent, il avait l'habitude avec sa jambe de plastique, tiens. Il repéra sa soeur, son cousin et Edme au milieu de tout ce tintamarre et en tentant de faire profil bas, il arriva pile à temps pour se baisser et mettre sa main sur les yeux de Lilas. "On cherche tonton Brody par ici? J'suis sûr que j'vous manquais. Le nombre 2 147 483 647 est le 8e nombre premier de Mersenne. En informatique, c'est la valeur de l'entier maximum pour tous les systèmes 32 bits, Lilas... Tu t'en rappelleras à l'école hein?" Et Brody se relevait pour dire bonjour au reste de l'assemblée. "Bon désolé, j'me suis gouré de fête comme d'habitude mais j'suis là en soutien... Vous êtes tous en beauté, d'ailleurs." Oui, tout le monde sauf lui, la routine quoi alors qu'il souriait à la ronde.

L'atmosphère avait changé imperceptiblement en quelque chose de plus lourd, plus pesant. « Mama ! » lança Betty en levant le doigt vers la silhouette féminine perchée sur le toit de la grange avec un grand sourire. Le cœur battant beaucoup plus rapidement, Alfie leva les yeux vers Joan Nightingale et se figea.

Un coup de feu retentit, des cris suivirent et bientôt, ce fut le tour de Joan de tirer. Alfie arracha Betty à sa poussette pour l'empêcher d'assister au massacre et la serra contre lui, complètement paniqué, mais aussi pour cacher à sa propre vue l'image de son ex dégringolant du toit pour s'écraser au sol, sans vie. Ce furent les coups de feu qui finirent par le pousser à quitter les lieux en courant. Quoi qu'il se passe maintenant, quoi que fut cette connerie déblatérée par des fanatiques religieux, et même s'il s'agissait de la mère de sa fille, Alfie devait protéger Betty et le reste du monde n'importait plus. Redwood Hills perdait les pédales, et cette histoire de secte ne l'amusait plus du tout. Pourtant, quand dans la panique générale son voisin apparut devant lui et lui tendit les bras, compréhensif, Alfie lui confia Betty et fit demi-tour aussi rapidement. C'était quand même la mère de son enfant, qui s'était donnée la mort. Et même si un dingue tirait sur tout ce qui bougeait, il ne pouvait pas s'enfuir comme ça sans rien faire. Le coeur en miettes et les larmes ruisselant sur les joues, il tenta de se frayer un chemin en bousculant tout le monde à contre-sens. Gestes mécaniques, il ne savait plus ce qu'il faisait ni ce qu'il était censé faire.

Alors qu’elle patientait près du buffet, seule avec ses petits-fours, après le départ d’Allen, Robin vit arriver Mady, avec qui elle avait passé une soirée charmante l’autre jour, quand toutes deux (enfin, surtout Robin) étaient ivres. Si le lendemain avait été assez difficile, elle n’en gardait pas moins un bon souvenir du baiser passionné… C’était imprévu, c’était beau, elle avait aimé. Sur le coup. Le lendemain, elle persévérait à penser que c’était une erreur, un baiser qui n’avait pas lieu d’être. Elle avait trop bu, voilà où les choses en étaient arrivées. Elle lui sourit poliment pour se donner une contenance et répondit « Je vais bien, merci ». Oui, elle allait bien, cette fête se déroulait à la perfection, rien n’aurait pu altérer sa quiétude. Elle jeta ensuite un coup d’œil à Allen qui venait de s’éclipser et éclata d’un rire jovial. « Oh, non ! Allen est un excellent ami, rien de plus ». Elle adorait Allen, même s’ils s’étaient disputés, ils s’entendaient (avant, en tout cas) trop bien pour tomber amoureux, c’était impossible. Tout à coup, tandis qu’elle était sur le point de poser une question à Mady, le célèbre révérend Anderson jaillit de nulle part, la mine blême et le regard catastrophé, et grimpa sur l’estrade en agitant un revolver. Sous le regard effaré de Robin, il prononça quelques mots empreints de mystère avant de poser l’arme sur sa tempe. Non, il n’allait quand même pas… La détonation rompit le silence de cathédrale et le corps s’effondra. Robin n’eut pas le temps d’avoir peur que déjà un autre homme pénétrait dans la grange en criant. Robin étouffa une exclamation de surprise quand il commença à tirer sur la foule au hasard. Le reste se déroula comme dans un rêve. Les invités hurlaient et se bousculaient pour se mettre à l’abri. « Attention ! hurla la militaire en se précipitant vers Mady pour la mettre à terre.

Abasourdie, Robin poussa un cri quand une douleur fulgurante la traversa. Elle porta la main à son épaule et la retira ensanglantée. Une balle venait de l’atteindre, merde. Elle poussa un juron et songea que, si elle n’avait pas été blessée – voire pire – à la guerre, ce serait finalement Redwood Hills, sa ville natale, qui aurait raison d’elle. Non ! Pas question de finir ainsi. Elle ne mourrait pas ici. N’ayant aucun arme à disposition et aucun moyen de riposter face à un type armé jusqu’aux dents et dangereux, elle décida de laisser faire la police et se jeta à son tour au sol, dans l’espoir illusoire d’être protégée. Ainsi donc, la Rose Lunaire avait décidé de revenir par la grande porte, elle était prête à refaire parler d’elle de la pire façon qui soit. Les mots de l’homme hantaient encore et encore son esprit. Si je meurs, vengez-moi…

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