Ne plus jamais omettre de prendre le temps – c’était une promesse que je m’étais faite, quelques années plus tôt. Les paysages bucoliques de la petite ville en faisaient régulièrement office de rappel et ce n’était pas pour rien que j’affectionnais les sorties au bord de la rivière pour jogger ou simplement aérer les pensées. Prendre le temps pour moi, mais aussi et surtout, pour ceux qui m’étaient chers. Il aurait fallu être aveugle pour ne pas se rendre compte que quelque chose n’allait pas chez Edwin ces derniers jours. L’entêtement à le voiler n’était qu’un indice encore plus probant de la réalité de son sentiment, et puis, tous les facteurs étaient là pour le justifier. Mon frère avait toujours été une personne forte, inébranlable. Ce n’était pas pour autant que la vie s’était montrée tendre à son égard. D’ailleurs, le départ de Sloane m’attrisait aussi, la jeune femme étant devenue un pilier important de la vie au café dans les mois précédents. Même si je revendiquais la vérité en bien des sphères, je savais aussi qu’il valait parfois mieux ne pas la provoquer. Edwin en parlerait s’il le souhaitait et, pour l’heure, je lui laissais l’entière discrétion de nos sujets de conversation. « Je l’aime aussi. » C’était bien vrai, Redwood Hills avait ce pouvoir d’attraction unique, ce quelque chose en plus qui donnait envie de se battre pour elle, même lorsque certains combats semblaient bien être perdus d’avance. « Plongée au cœur des montagnes vertes. » Commentais-je avec un sourire amusé. L’amour de cette ville en avait conduit d’autres à en faire une carte de visite audiovisuelle, presque un guide touristique. Impossible, toutefois, de nier que le documentaire tourné plusieurs mois plus tôt avait effectivement su capter la beauté de la région.

Les moments de silence n’avaient pas l’habitude d’être gênants, toutefois, je sentais que mon frère cherchait à les combler. Son affirmation me prenait par surprise; moins pour ce qu’elle contenait que parce que je m’attendais à ce qu’il ne partage autre chose, quelque chose de plus personnel. J’hésitais un moment avant de lui répondre : « Oui, je sais. » Ainsi donc, chacun savait certaines choses à propos de ce drame familial ayant bousculé l’harmonie du clan Stanhope ces derniers mois. L’habitude des secrets était hautement persistante. « Elle m’a appelé il y a quelques jours. » Trop peu de temps pour que j’aie eu le temps, justement, de me faire une idée bien claire sur ce que j’en pensais. Je jetais un coup d'œil en biais dans la direction d’Edwin. Il avait raison, que notre mère ait appris la vérité était un abcès à présent crevé. Sans compter que cela avait été, par la bande, au cœur même des tensions entre Richard et moi, bien que je ne lui ai jamais demandé de révéler son secret à sa femme. « Elle m’a demandé de l’appeler. De le pardonner. » Cette fois, mon sourire était plus… triste. L’idée de pardonner à notre père n’était pas si ridicule, je n’avais jamais souhaité entretenir de mauvaises relations avec le patriarche. Le fait que ce soit celle qui avait le plus à perdre, ou le plus de raisons d’être heurtée, qui m’en faisait la demande était si caractéristique de la façon dont fonctionnait cette famille. « Je suppose qu’il fallait s’y attendre. » Même si Rebecca Stanhope avait elle-même eu une période où elle avait semblé vouloir s’émanciper, sa famille et son mariage demeuraient sa priorité. « Et j’imagine que je le ferai, éventuellement. Pour l’instant, j’ai égoïstement eu envie de profiter du fait que ma propre relation se déroule sans encombre. » Gwenn avait emménagé chez moi - chez nous - au début de l’été. La cohabitation me comblait, malgré les ajustements et les enjeux que cela pouvait comporter, j’étais fait pour ce genre de vie à deux. Et il y avait bien eu une sorte de période de lune de miel à conquérir ensemble tous les matins. « Chaque fois que je vois cette nouvelle toiture, je me souviens que je ne suis pas le seul à l’avoir financée. » Une pensée comme une autre, si pas amère à tout le moins circonspecte, partagée au moment où la paroisse n’était plus qu’un seul point à l’horizon, mais bel et bien sous nos yeux.

Aucun enfant ne devrait avoir à se mêler de la relation de ses parents, quelle qu’elle soit. Sans le formuler ainsi, Edwin et moi étions d’accord sur ce fait, évidemment. Jamais je n’avais cherché à dicter quoi que ce soit à Richard ou à Rebecca Stanhope. Mes revendications auprès de notre père – avoir droit à une discussion franche à propos de ce qu’il avait choisi de nous imposer, autrement dit la présence de Madison – avaient fini par créer bien plus de vagues que ce que je n’avais souhaité au départ. Du temps, pourtant, il m’en fallait encore sans que je ne sache exactement ce qui me permettrait de finalement passer outre. Il était déjà entendu depuis le commencement que cela devrait venir de moi, que Richard ne serait pas celui qui en prendrait l’initiative. Et pourtant. « Je ne sais pas si je pourrai prendre tout le temps que je veux, en fait. Elle m’a aussi dit qu’il comptait venir nous voir, prochainement. » Finissais-je par ajouter. « Va savoir ce que cela signifie vraiment. J’en glisserai tout de même un mot à Henrik, au cas où Richard déciderait de nous en faire la surprise. » Puisque ça ne venait pas même directement de lui, et parce qu’aucune date n’était arrêtée, ce genre de « rumeur » ne suffisait pas à me convaincre que l’on verrait Richard Stanhope dans la région de si tôt. Peut-être l’avait-il dit à sa femme pour que survive un peu cette idée d’une réconciliation probable. Je soupirais silencieusement. L’idée de cette visite ne m’enchantait pas totalement, sans que je ne puisse dire pourquoi. Le fait qu’elle ne soit pas certaine, encore moins, sans aucun doute ce pourquoi je tentais de m’en préserver du mieux que cela était possible. « Ça se passe très bien, cette maison était décidément trop grande pour moi seul. » Confiais-je avec le sourire. Oh, ce n’était pas seulement ça, bien entendu. Plus que le fait même de partager désormais un même toit, le fait que mon compagnon en ait eu envie. Que notre couple en soit à cette étape. « Ça me rend heureux, de l’avoir avec moi tous les jours. » Ce n’était pas comme si on ne se voyait pas tous les jours avant, également, mais c’était différent. Les petites choses du quotidien étaient à présent systématiquement partagées.

Edwin ne vivait pas ce problème de solitude, ne serait-ce que parce qu’il avait ouvert sa demeure à quelqu’un qui avait eu besoin de ce coup de main. Le sujet de Livy en était un qui demeurait compliqué. Il n’y avait rien à en dire, semblait-il parfois, puisque ce n’était que pour rendre service à la jeune maman. Pourtant, ce n’était pas anodin, ça ne pouvait pas l’être. J’avais levé les yeux vers Edwin quelques instants, à l’affût de sa réaction face à cette conversation sur les vies à deux, puis m’étais laissé prendre par l’appel de l’horizon. « D’accord, allons-y. » La Community Church de Redwood Hills n’était pas un lieu où j’avais mis les pieds si souvent, à bien y penser. Lors des rénovations de la toiture, et sans aucun doute à quelques reprises pour des évènements caritatifs organisés par la mairie. L’horizon, donc, se rapprochait bien assez rapidement pour que l’église nous apparaisse dans toute sa splendeur, les travaux lui ayant rendu fière allure. « Tu te souviens de tous ces dimanches où ils nous y traînaient ? » Un sourire se glissait sur mes traits, alors que je jetais un coup d'œil complice à Edwin. Nos parents, bien sûr. « J’y pense chaque fois que je passe ici. » Et je n’avais d’ailleurs pas assisté à une célébration depuis ce qui semblait être un siècle, tant j’avais eu besoin de me couper de cette influence au fil du temps. Cela ne signifiait pas que ça ne voulait plus rien dire, au contraire. À en croire le visage d’Edwin, et surtout la curiosité qu’il avait manifestée plus tôt, j’en concluais que c’était aussi le cas pour lui. « On entre ? J’imagine qu’à cette heure, il n’y a personne. » En tout cas pas de messe à interrompre, ce qui me rendait plus confortable à l’idée.

Laissant de côté les visites parentales qui avaient ponctué nos vies de nombreuses péripéties ces derniers mois, je pensais aux nôtres, à nos vies. Étions-nous vraiment différents de nos parents ? Il m’arrivait de reconnaître une mimique de Richard chez Edwin, ou bien une expression employée par Rebecca dans les mots d’Henrik. Je n’étais probablement pas à l’abri de ces détails caractéristiques que mes frères, à leur tour, remarquaient peut-être chez moi. Et quoi qu’il en soit, nous avions finalement en commun avec nos parents ce besoin d’une vie bien remplie, toujours faite de défis et d’opportunités à saisir. Redwood Hills avait beau être une bien plus petite ville que Greenwich, cela ne faisait aucune différence lorsqu’il était question de ces personnes significatives qu’on y côtoyait. L’amour ou la fraternité s’y déployaient de façon universelle. « C’est drôle que tu t’en souviennes si bien, c’est beaucoup plus flou dans mon esprit à moi. Si ce n’est des photos rescapées de cette époque… » Ah, ces photos ! Un certain Thanksgiving passé, notre mère s’était fait un point d’honneur de les sortir toutes des albums qu’elle avait conservés et de les montrer à mon compagnon. « Au moins, toi, tu n’as jamais eu à faire partie de la chorale. » Ce souvenir-là était un peu plus clair, il m’arrivait parfois de réaliser que je me souvenais des chansons que nous avions apprises pour la bonne cause. « Hm, tu crois qu’on est assez bien pour cette visite, alors ? S’il n’y a pas de témoins, ça devrait le faire. » Comme si, lui ou moi avait quoi que ce soit à reprocher à nos habits du jour ! Un coup d'œil à mes chaussures, néanmoins, aurait fait grimacer Rebecca Stanhope. Je portais des bottes d’automne – d’un certain prix, tout de même – plus appropriées pour le sport en plein air que pour une sortie tiré à quatre épingles. Redwood Hills, c’était ça aussi, une vie plus près de la nature et des conditions moins favorables, pour une simple marche, que les grands centres urbains.

« T’as pas honte, rassure-moi ? » Plaisantais-je alors, puisqu’il aurait gagné de nous deux l’apparence la plus élégante aujourd’hui. Il semblait bien que mon frère n’avait pas manifesté le plus débordant des enthousiasmes à l’idée d’entrer, mais je ne lui en tenais pas rigueur. Surtout pas quand la curiosité me poussait à prendre le temps de cette escale. Le silence des églises en était toujours un qui me faisait un drôle d’effet, lui aussi oublié, mais rapidement remémoré. Ceux qui les avaient conçues l’avaient peut-être voulu ainsi : cette sensation de se retrouver avec soi-même, ses propres pensées, ses propres sentiments les plus profonds. « Tu n’y vas plus ? » La question était très intime, et pourtant, il paraissait approprié de la poser. Edwin, Henrik et moi avions eu une éducation des plus strictes, et la foi nous avait été inculquée à un très jeune âge. C’était un sujet que nous n’abordions pourtant que très rarement, tous les trois. « Je ne crois pas l’avoir fait depuis… des années. Sauf pour les mariages ou des funérailles. » La dernière fois, je m’étais déplacé pour celles de l’homme qui avait trouvé tragiquement la mort lors du rassemblement pour entendre les discours des candidats à la mairie des dernières élections municipales. Ce souvenir commandait le respect, mais à l’instant même où je relevais les yeux vers Edwin, je songeais que lui, lui avait eu des raisons encore plus personnelles d’assister à des obsèques. « Excuse-moi, j’imagine que tu dois penser à elle. » Hannah. Même sans le dire tout haut, il comprendrait. Bien sûr, ce ne pouvait être autrement. Cette histoire paraissait si loin, et pourtant, elle avait au cœur de tant de choses. Je posais une main sur l’épaule de mon frère, un geste qui se voulait bienveillant. On ne guérissait jamais complètement de tout, n’est-ce pas ? Je pouvais le voir chaque jour en la personne de mon compagnon, pour les pertes qu’il avait connu, lui aussi. Chez Edwin, c’était une cicatrice éternelle, même s’il s’efforçait de la porter dignement. À la lueur délicate des quelques cierges, il m’apparaissait plus vulnérable.

La réponse de mon frère précisait les souvenirs. Mouvants, ces souvenirs. Teintés des sentiments de l’époque, sans aucun doute. Un point en commun, et pourtant, des années pour nous séparer. Je me souvenais bien d’avoir assisté à la messe du dimanche à quelques reprises et d’y avoir vu le jeune homme, bien plus jeune encore à l’époque, assis au piano. L’un de ces compromis entre les aspirations sincères de leurs enfants et les ambitions tenaces de nos parents. Ça n’avait donc pas pu être si mal, pas vrai ? La pensée demeurait silencieuse, quelque part dans cet entre-deux sur lesquels il était si difficile de mettre des mots. Notre enfance n’avait pas été malheureuse, non, il aurait été malhonnête de le prétendre. Mais il y avait bien eu quelque chose, quelque chose qui encore aujourd’hui se traduisait dans l'œil de chacun des membres de la famille Stanhope par une lueur mélancolique au fond du regard lorsque l’on se donnait la peine de bien observer. Quant aux enseignements reçus sur le plan religieux, il était désormais clair que nous n’y avions pas donné suite de la façon que Richard et Rebecca Stanhope l’auraient souhaité. « Les temps changent. » Laissais-je entendre, songeur, sans pour autant chercher à insinuer quoi que ce soit de bien précis. Le manque de temps, comme le soulignait pour sa part Edwin, ressemblait davantage à un symptôme qu’à une cause. La suite me surprenait davantage, cette admission de la part du professeur. Je lui offrais un sourire bienveillant. « Il n’est pas trop tard, n’est-ce pas ? » Personne, sauf peut-être quelques fidèles un peu trop fervents, ne disait qu’il était interdit d’y revenir après quelques détours. De retrouver le temps. Quelque chose me disait que ce n’était pas vraiment ce qu’il voulait dire.

Des détours, justement, nous ramenaient à un sujet beaucoup plus délicat que nous n’avions plus abordé depuis longtemps. Qu’en était-il d’Edwin ? Secret, ou pudique, il l’avait toujours été. Je n’étais donc pas surpris de réaliser que la blessure ne s’était pas encore complètement refermée. Fidèle à lui-même, mon frère tentait de raisonner les émotions qu’il éprouvait. Vraiment ? N’en avait-il pas la moindre idée ? « Peut-être parce qu’elle t’apaisait. » Elle, Sloane Fraser. Tempête brune repartie conquérir le devant de la scène dans la grande métropole. À ce sujet également, Edwin s’était montré bien avare de mots ces derniers temps. « Tu as des nouvelles ? » Me risquais-je à lui demander. Après tout, la jeune femme avait aussi fait partie de mon quotidien, d’une toute autre façon, au cours de la dernière année. Son départ laissait un vide, que je ne pouvais que deviner plus grand encore dans le cœur de mon frère. « Je comprends. » Ce sentiment de solitude, oui. De lassitude, peut-être aussi. « Est-ce que tu te donnes le droit ? » C’était bien ancré dans la mentalité des Stanhope – bien paraître, faire les meilleurs choix, toujours. Nous avions déjà parlé d’Hannah, du fait qu’elle aurait voulu qu’il trouve l’amour de nouveau et qu’il goûte à une vie bien remplie, épanouie autant que possible. Même sans elle. « Je ne sais pas, de suivre l’impulsion du moment. » Précisais-je alors. Encore à ce jour, j’ignorais ce qui m’avait poussé, moi, à suivre la mienne ce soir de mai, quelques années auparavant. À inviter un homme que je connaissais à peine à passer la nuit avec moi. « Peut-être que ta future épouse est juste sous tes yeux… Et qu’elle n’attend qu’une chose, que tu la vois. » Oh, bien sûr, le raccourci était bien facile. Libre à lui d’entendre par là la danseuse étoile, après tout, New-York n’était qu’à quelques 350 miles aériens. Rien qui ne soit suffisant pour arrêter un Stanhope.

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