Un grand moment. Judson en avait conscience, que ce jour-là n’était pas ordinaire – parce que c’était aujourd’hui, officiellement, que Julia et lui emménageaient ensemble. En réalité, ça faisait un sacré moment que la jeune femme avait investi l’ancienne ferme, c’était plus pratique suite à l’accident de Judd, elle était là très souvent, mais c’était informel, rien de défini. Comme quelque chose qui existe, sans être jamais nommé. Certaines choses doivent être vécues, jamais expliquées. Cette situation ne pouvait durer éternellement, pour avancer, probablement avaient-ils besoin de plus. Les allers-retours incessants, les cartons qui arrivaient, s’accumulaient, ce jour-là et tous les autres qui avaient précédé. Une effervescence dans leur vie, dans l’esprit de Judson aussi. Jeremy était absent, il était chez sa mère à Burlington ce jour-là, c’était plus simple pour tout le monde, mais ils ne s’ennuyaient pas pour autant, au contraire. Et ils ne manquaient pas de compagnie, avec les chiens qui ne cessaient de les coller ! Les trois chiens de Julia se rajoutaient au chien de Judd, ça en ferait de l’animation à la maison. Et il n’avait absolument aucune idée de comment les choses se dérouleraient, mais il verrait bien. Judson n’était pas du genre à se prendre la tête sur ces futilités, plutôt adepte du advienne que pourra. Et puis, ça ne serait pas si grave, ça ferait de la compagnie à la chienne, et il adorait les animaux – les chiens, surtout. Les chats lui étaient un peu plus indifférents.

Il se gara dans la cour devant la maison et sortit de la voiture, s’étira quelques instants pour dénouer ses muscles endoloris. Quand Julia apparut dans l’encadrement de la porte de la maison, il ne put s’empêcher de sourire. Chez elle. Chez eux. Alors, il lança « Je crois que cette fois c’est bon, les derniers cartons sont dans le coffre, on a survécu » pour l’instant, du moins. Soupir soulagé. Ils s’en étaient sortis, bientôt, tout cela serait derrière eux. « T’as vachement d’affaires, au final… ou bien ce sont celles des chiens qui prennent le plus de place, j’en sais rien » le contraire ne serait pas étonnant ! Néanmoins, il n’était pas mécontent d’avoir presque terminé le boulot. Le plus gros du travail, en tout cas, puisqu’il resterait encore à déballer tous les cartons, installer les affaires de Julia, mais elle saurait mieux que lui où ranger tout ça. Il ne voulait pas s’immiscer, préférant lui laisser un peu d’espace, qu’elle investisse le territoire comme bon lui semblait. Ça ne devait pas être évident pour elle non plus. « Est-ce que… ça te convient comme ça ? J’veux dire… » il ne savait trop comment le formuler, il n’acheva pas sa phrase en espérant qu’elle ait compris. Ils en avaient parlé, pourtant, longuement. Mais aujourd’hui, devant le fait accompli, il voulait lui poser la question. Est-ce que t’es heureuse, comme ça ? sa question détournée. Il voulait s’en assurer, Judson, toujours peur de ne pas être à sa hauteur, de ne pas la rendre suffisamment heureuse.

Judson n’avait pas beaucoup déménagé au cours de sa vie. Avant d’acheter l’ancien corps de ferme dans la campagne, il avait vécu à droite à gauche, souvent dans des logements déjà meublés, ou avec un minimum de meubles, si bien qu’il n’avait pas eu à transporter grand-chose. Et puis, une fois cette maison à lui, achetée pour une bouchée de pain pour qu’il la retape ensuite pendant des années, il n’avait plus bougé. Parce qu’il aimait cet endroit, même si son entourage, au début, n’avait pas compris. T’es tout seul, Judd, pourquoi t’as besoin d’autant d’espace ?. Mais Judd avait besoin d’espace et aujourd’hui, avec Jem et maintenant Julia, il n’avait jamais été aussi heureux d’avoir acheté cet endroit. Sans parler du grand terrain tout autour de la ferme, qu’il avait un jour clôturé pour éviter aux chiens de prendre un peu trop la poudre d’escampette, un terrain qui serait parfait pour tous les chiens que Julia amenait avec elle. S’ils avaient dû s’installer en appartement, il ignorait comment ils auraient fait… et en même temps, jamais Judson n’aurait accepté de vivre en appart. Plutôt mourir. Il rit légèrement devant la réponse de Julia. La faute des chiens, assurément. « Jem a enfin de la concurrence, alors ! Mais il va être content, ça fait des mois qu’il rêve d’avoir plein de chiens autour de lui… son rêve sera enfin exaucé. Et moi, ça va me faire une sacrée animation… » non pas qu’il en manquait, et ça ne serait sûrement pas évident au début, il devrait composer avec cette nouvelle manière de vivre et il appréhendait un peu. En même temps, même si c’était officiel, ce n’était pas nouveau. Ils habitaient ensemble en pointillés, ils avaient appris à se connaître l’un l’autre, et Julia n’avait pas fui même si Judson n’avait pas toujours été facile à vivre après son accident. C’était bon signe, non ?

Julia l’embrassa sur la joue tout en venant l’aider à débarrasser le reste des cartons. Elle s’inquiéta pour sa jambe, mais il secoua la tête. « Ça va, j’ai l’impression » il faisait attention, il avait compris la leçon, Judson. Et n’était plus aussi téméraire qu’autrefois, il essayait de ne pas dépasser ses limites internes. Quand sa jambe le tirait un peu trop, quand la vieille douleur fantôme se réveillait, il arrêtait – enfin, le plus souvent possible. « J’en sais rien. T’es quand même partie de chez toi » c’était plus commode, même si Judson habitait en rase campagne. La maison était plus grande, le terrain plus grand également, et les voisins étaient plus éloignés. Sans compter qu’ainsi, ça ne bouleverserait pas trop Jeremy, mais quand même. Julia s’était rapprochée pour l’enlacer et Judson se perdit dans l’immensité de ses yeux d’un bleu limpide. Elle était magnifique, Julia, il le mesurait jour après jour. « Content d’apprendre que je ne t’ai pas mis le couteau sous la gorge… et puis, t’as le droit de bouger tout ce que tu veux, dans la maison, changer des trucs qui ne te plaisent pas… de toute façon, si ce n’est pas toi, les chiens le feront » rajouta-t-il. Il se souvenait encore d’Ellie, la jeune chienne qu’il avait adoptée avec Olivia, à l’époque, qui avait trimballé son panier dans tout le rez-de-chaussée parce que la place décidée par les humains ne semblait pas lui convenir. Une anecdote qui le faisait marrer, encore aujourd’hui. « Oui, parfaitement » confirma-t-il, tandis que ses lèvres s’étiraient en un large sourire. Rien de plus à rajouter. Lui non plus, il n’aurait probablement pas accepté qu’ils emménagent ensemble s’il n’était pas sûr que c’était ce qu’il voulait. Il était temps qu’il avance, Judson. Sa vie s’était stabilisée depuis des années, quand on la comparait à dix ans en arrière, mais maintenant, il avait envie de plus. Et Julia était ce plus. « On y retourne ? J’suis sûr qu’il y a encore beaucoup de trésors à découvrir dans les cartons qui restent. On va peut-être trouver un coffre rempli de pièces que tu n’aurais pas vu en déménageant ? » il pouvait toujours se raccrocher à cette idée, mais quelque chose lui disait que ça ne serait pas aujourd’hui qu’il deviendrait riche.

Julia avait raison, ils n’étaient pas prêts pour ce qui suivrait. Ni l’un ni l’autre. Ce véritable saut dans l’inconnu, Judson l’appréhendait un peu, mais il était aussi impatient de découvrir ce que serait sa vie avec Julia. Plus seul, plus jamais seul. Comme Julia proposait de remettre les cartons dans la voiture, il sourit et répliqua « Ce sera sans moi, j’suis crevé » dans le fond, il était parfaitement heureux, mais le montrer n’était pas évident pour lui, ce n’était pas dans son tempérament. Mais Julia le connaissait, à force. « Je reconnais que tu fais partie des meubles, toi aussi » approuva-t-il. Elle passait une partie de son temps ici, plus par nécessité que par choix véritable, il supposait, mais ils avaient au moins cet avantage ; ils avaient déjà vécu ensemble, souvent, mais c’était seulement aujourd’hui qu’ils rendaient les choses officielles. « Exactement ! T’as tout compris » il éclata de rire. « Et puis la déco, ça n’a jamais été mon truc, alors… je ne me suis jamais vraiment penché sur tout ça. Louise a bien essayé de m’aider en me donnant des conseils, mais ça n’a pas donné grand-chose. Il y a donc pas mal de trucs à refaire et aménager, mais tu t’en es déjà rendu compte » son truc à lui, c’était le bricolage, les réparations, il pouvait fabriquer n’importe quoi si on le lui demandait, mais dès qu’il s’agissait d’assortir des couleurs, acheter de la déco ou n’importe quoi d’autre, il était largué. Et il n’avait pas d’argent à dépenser pour ça, de toute manière, il était déjà juste pour tout le reste.

« Dommage » répondit-il en portant un carton jusque dans l’entrée. Ils s’amoncelaient vraiment, il devenait difficile de tracer son chemin parmi eux. Judson soupira en songeant au travail qui les attendait encore, mais rien n’était pressé. Il était impatient que tout soit terminé, et de profiter de l’absence de Jem pour ça, mais ils avaient le temps, dans le fond. « A mon avis, les chiens l’auraient déjà trouvé, si on avait planqué un trésor dans le jardin, mais non, j’crois pas. Désolé, c’est pas ici que tu deviendras riche » il rit, mais sa préoccupation était sincère – auparavant, ça ne l’aurait pas dérangé, il ne vivait absolument pas pour l’argent et s’en moquait bien, mais maintenant qu’il avait Jem, et que Julia s’installait ici également, il y pensait un peu trop souvent, avec la peur de ne pas réussir à subvenir aux besoins de sa famille. « Mes frangins vont sûrement me demander d’organiser une petite soirée pour fêter notre emménagement, t’es prévenue. Ils n’ont pas besoin d’excuse pour ça, mais j’crois qu’ils aiment bien venir chez moi » ça ne leur arrivait pas souvent, d’être tous rassemblés. Au moins une fois par an, pour Thanksgiving, et souvent pour Noël, mais souvent, l’un des frangins manquait à l’appel, pour une raison ou pour une autre. « Et ta famille à toi, d’ailleurs ? Elle n’a pas demandé à visiter ton nouveau chez-toi ? Qu’est-ce qu’ils vont en penser, tu crois ? » il était curieux, mais pas fondamentalement inquiet. Mais quand même, c’était sa belle-famille, maintenant… il espérait être à la hauteur – que cet endroit perdu en rase campagne serait à la hauteur, aussi.    

Evidemment, ce n’était pas la faute de Louise si Judson n’avait pas trop suivi ses conseils en matière de déco, bien au contraire ! Comme le disait si bien Julia, c’était plutôt l’entêtement du pompier, ou sa flemme, au choix, qui l’avait conduit à ne pas trop s’y intéresser. « Oh non, c’est pas le genre de Louise… c’est la fille la plus gentille de la planète, j’suis même pas sûr qu’elle sait ce que c’est, la colère » son cœur se serra un peu en se remémorant sa discussion récente avec Juliet, au sujet de Louise. Judson avait tout lâché, dont sa crainte que Louise ne reparte en estimant que sa famille n’était pas assez bien pour elle. Juliet avait su apaiser ses craintes, mais il n’était pas tranquille pour autant, et il ne manquerait pas de s’ouvrir à Julia à ce sujet. « T’en fais pas, ça ira » il tâcha de sourire pour masquer la lueur mélancolique qui venait de traverser ses yeux clairs. Sa vie changeait, lui qui en avait si peu l’habitude, pour qui la routine était très importante, et il reconnaissait adorer cette idée ; seulement, il avait peur que tout ne bascule à nouveau. Que ce soudain et récent bonheur ne dissimule autre chose – en somme, le calme avant la tempête. Il n’était pas tranquille, Judson, parce que ce n’était pas son genre. Au milieu de tous les cartons, les (nombreuses) affaires de Julia, Judson lui glissa une allusion sur son propre manque de richesses, une idée qui l’effrayait un peu, mais Julia ne paraissait pas particulièrement inquiète.

« Oui, mais justement » il esquissa un sourire malicieux. « Comment va-t-on payer les croquettes de tous les chiens ? » l’argent ne semblait pas être source d’angoisse pour la jeune femme, ce que Judson comprenait, en un sens – autrefois, il s’en serait bien volontiers moqué, mais aujourd’hui… aujourd’hui, il réalisait combien ils en avaient besoin pour vivre. « Bon, alors heureusement que je me suis retrouvé sur ton chemin, t’aurais pas pu mieux tomber avec cette description » rajouta-t-il, sincèrement soulagé. Toujours cette crainte vieille comme le monde qu’elle aussi, elle considère qu’il n’était pas assez bien pour elle. Mais Julia paraissait heureuse avec lui, et maintenant, ils s’installaient ensemble – leur couple était solide, il réussissait à s’en persuader. Il la laissa se blottir contre lui et ferma les paupières, ravi de ce contact. Il se promit de ne plus laisser ses doutes l’envahir… pas avant un petit moment, en tout cas. Quand elle recula, la bulle qui les enveloppait éclata, les ramenant à la réalité. Julia avait raison, ils avaient encore beaucoup de choses à faire. Judson connaissait assez mal la famille de Julia, il n’avait jamais trop peu l’occasion de s’en rapprocher ; jusque-là, ils avaient toujours tout compartimenté, mais maintenant que les choses devenaient encore plus sérieuses, il supposait que c’était la juste évolution des choses. « Bon… j’imagine que c’est une bonne chose, au moins, ils ne semblent pas particulièrement s’inquiéter pour toi ! » ils la laissaient vivre sa vie et lui faisaient confiance, Judson devrait en prendre de la graine, lui qui ne pouvait s’empêcher de se mêler un peu trop des affaires de ses sœurs, comme si elles étaient incapables de se débrouiller seules. Il avait confiance en Juliet, et de sa vie, il s’en mêlait moins. Mais, concernant Louise, il était beaucoup plus inquiet ; elle était si naïve, si douce, si vulnérable… du moins était-ce l’impression qu’il en avait. « J’ai failli me disputer avec Juliet, l’autre fois » poursuivit-il distraitement, en replongeant dans les cartons pour continuer le rangement. « Comme toujours, à cause du passé Howell… faut croire qu’il est jamais derrière nous » soupira-t-il. En réalité, la discussion avec Juliet lui avait fait beaucoup de bien et depuis, il parvenait à y penser de manière un peu plus apaisée. Mais il avait envie d’en discuter avec Julia aussi. Il savait qu’elle comprendrait, du moins il l’espérait.

« Mmh, je ne suis pas sûr de savoir ce que je dois répondre, sur ce coup… » la plus gentille, Julia ? Naturellement. Il n’était pas tombé amoureux d’elle pour rien. Mais elle et Louise avaient un caractère diamétralement opposé en réalité, elles étaient bien différentes et donc forcément, incomparables. Julia le savait d’ailleurs bien et elle l’admit quelques instants plus tard. Il s’inquiétait forcément, toutefois, de tout le reste. L’argent en priorité. Cela lui tenait à cœur plus que jamais, à Judson, ce qu’il n’aurait jamais cru possible mais il avait besoin de partager son ressenti avec Julia. Il le savait, elle trouvait toujours les mots pour le rassurer, elle était douée pour ça. « D’accord, je ne m’en fais pas » répéta-t-il, songeur – peine perdue, évidemment, mais il se résolut à ne pas insister, surtout pas aujourd’hui alors qu’elle s’installait à la maison. Ce n’était pas le moment de s’inquiéter de quoi que ce soit, surtout pas pour une question d’argent. Julia avait raison. Au lieu de ça, ils s’étreignirent avec un amour sincère et ses doutes s’apaisèrent en partie. Avec Julia, il se sentait indestructible, un sentiment qu’il n’avait pas ressenti depuis bien longtemps. Il laissa échapper un léger rire quand elle lui demanda s’ils devaient s’inquiéter. « Oh, non ! Enfin, je ne crois pas. Mais… c’est comme ça, les frères, bien souvent. Ça s’inquiète pour les frangines » chez les Howell, en tout cas, c’était leur mode de fonctionnement. Mais c’était comme un accord tacite, le genre de choses dont on ne parle pas. Une inquiétude voilée, à peine perceptible, qui se contentait d’éclater au grand jour au moment venu.

Il évoqua ensuite l’autre sujet qui lui tenait à cœur : sa discussion avec Juliet l’autre fois, une discussion qui avait bien failli tourner à la dispute. Ça ne leur arrivait pas très souvent, sans doute parce qu’ils fuyaient comme la peste ce type de conversations. Julia se détourna pour reprendre la fouille des cartons et il lui en fut reconnaissant en silence. C’était plus simple ainsi, s’activer les mains et l’esprit, plutôt que de se regarder en chiens de faïence en discutant de tout cela. Il avait envie d’en parler avec Julia. Non, en fait, il en avait besoin. « Oui, je crois » dit-il, songeur, quand elle lui demanda si les choses s’étaient arrangées. « On a réussi à crever l’abcès. Juliet m’a un peu provoqué pour qu’on mette les choses au clair, il y a toujours eu ces non-dits entre nous, c’est… j’en sais rien » un soupir lui échappa. « Tout est parti du fait que notre mère a envoyé une invitation pour une petite soirée tous les trois, alors forcément… sur le coup, je n’ai pas trop su quoi en penser. Mais ça a eu au moins le mérite d’ouvrir le débat avec Juliet. Elle a voulu savoir si je lui en voulais encore, à notre mère, d’être partie juste après… juste après » après la disparition de Louise, mais ses lèvres refusèrent de formuler ces derniers mots. La suite lui semblait un peu plus floue, il n’était pas certain de s’en rappeler précisément. Son cerveau avait occulté certaines parties. Néanmoins, il sourit, comme pour rassurer Julia. Ce n’était pas douloureux d’en parler, moins que ce qu’il pensait, probablement parce qu’il avait eu le temps de s’y préparer psychologiquement, de digérer l’échange houleux avec sa sœur jumelle.