feat amelia & wyatt

Les mots sont dits, une bonne fois pour toute, sans qu’il ne puisse les reprendre. La vérité est sortie. Ophelia est figée sur place. Ses doutes confirmés, elle regarde son père, ou du moins, l’homme qui a prétendu l’être durant ces quinze dernières années. Le regard plongé, l’un dans l’autre, les mots sont maladroits. Wyatt tente bien que mal de se justifier, mais la jeune fille est trop abasourdi par la nouvelle, qu’elle entend à peine pour finalement s’engouffrer dans un silence inconfortable. jusqu’à ce qu’elle se décide enfin à prononcer ses premiers mots depuis qu’il s’est mis à parler. « Je veux aller chez Tom. » L’ébéniste reçoit ces mots comme un coup en pleine gueule. La nouvelle est douloureuse, il le savait très bien. Pour lui, le pire arrive. Ces craintes prennent forme. Il cède rapidement. Il comprend. Lui, qui jure par l’honnêteté, en général, ne peut que comprendre. La trahison. C’est ce qu’il lit dans ses yeux. Cet affreux sentiment de trahison. Il hoche la tête, impuissant, et regarde sa fille retourner dans sa chambre. Lui ne bouge pas. Assez sur le fauteuil du salon, il continue de fixer la porte de chambre de sa fille. Ne devrait-il pas se sentir plus léger, maintenant que c’est dit ? Non. Au contraire, la culpabilité pèse encore plus fort sur ses épaules. Il n’a pas tout dit. Et en ce moment, rien ne lui donne envie d’en dire plus. Pourtant, le dilemme est là, au fond de son être. Tant qu’à crever l'abcès. Autant le faire jusqu’au bout, non ? Mais lorsqu’il voit Ophelia ressortir, son sac sur le dos, il ne peut s’y résoudre. Un douloureux déjà vu. La dernière fois qu’il s’est senti ainsi, Emma a passé la porte sans jamais revenir.

Une trentaine de minutes plus tard, le silence persiste entre le père et sa fille. Devant le ranch de Sacha, les deux restent immobiles, chacun sur leur siège. Les mots aux bouts des lèvres, demandant à être dit, mais aucun mot ne se fait entendre. Wyatt se décide enfin à lui glisser un simple : « Je repasse te chercher demain. » Aucune réponse, verbale ou physique, de sa part. Elle se contente d’ouvrir la porte et de se diriger vers l’entrée du ranch. Le père reste à sa place, le cœur lourd à regarder sa fille disparaître derrière la porte avec Tom. Il tente de se convaincre que demain sera un autre jour, que tout ira mieux. Elle allait s’en remettre. Elle devait s’en remettre. Il reste un moment devant le ranch, à attendre. Comme si une partie de lui avait encore espoir qu’elle allait réapparaître sur le porche de la maison. Il abandonne après quelques minutes. De retour sur la route, perdu dans ses pensées, il tente de retracer son chemin vers la maison. Sauf qu’il prend un détour pour finir son chemin devant un bungalow de Lilac Road. Il pose son regard sur les fenêtres, illuminées. Ça prend un moment avant de voir le visage familier d’Amelia apparaître. Trop préoccupé par il-ne-sait-quoi pour remarquer le pick-up stationné de l’autre côté de la rue. Elle disparaît et réapparaît dans le cadre. Il l’observe un instant. Il ne devrait pas être là. Pourtant, en ce moment, il ne pouvait pas se voir ailleurs. Il a besoin de la voir. De lui dire, lui parler. Après tout, elle mérite de le savoir. Il lui doit la vérité à elle aussi.

Ses jointures viennent s’écraser à quelques reprises sur la porte du bungalow. Il fait un pas de recul, patient. Il attend. Ses mains viennent se loger dans les poches de son jeans, sous la brise fraîche d’une nuit d’été. La porte s’ouvre enfin. Leur regard se croise, aussi surpris l’un et l’autre de se retrouver à une heure aussi tardive, sans préavis. N’est-ce pas l’entente qu’ils s’étaient donnée ? Aviser l’autre pour éviter toute surprise. Le front plissé, un air grave - on croirait presque qu’il vient annoncer la mort d’un proche. Il hésite un instant, à la recherche de mots, avant de se résoudre à dire, tout simplement : « Elle sait, pour l’adoption. » Il guette sa réaction et vient, toutefois, préciser avant qu’elle saute au conclusion. « Je n'ai rien dit à propos de toi. » Il s’était abstenu de dire cette vérité. Le dévoilement de celle-ci le préoccupe encore plus que celle d’aujourd’hui. Ophelia rêve d’avoir une mère. Il craint la perdre pour de vrai si elle apprend que la sienne est à quelques coins de rues d’elle. « Je tenais à ce que tu l’apprennes de moi. » Et non de l’oncle Carl - qui se serait probablement fait un plaisir de rapporter la nouvelle à la Reed. Maintenant, que c’est dit, il peut tourner les talons et rentrer chez lui. Mais il a envie de rester là, juste un peu.

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La vie, ce flux tumultueux d'événements inattendus, avait inondé Wyatt de surprises au cours des quatre dernières années. C'était comme si le destin lui réservait une série ininterrompue d'uppercuts à chaque tournant de son existence, le propulsant sur des montagnes russes émotionnelles qu'il n'avait jamais osé imaginer auparavant. Wyatt avait toujours été cet homme fort, un roc imperturbable qui avait l'habitude de garder la tête haute, de se convaincre que tout se mettrait en place. Cependant, l'arrivée à Redwood Hills avait été un réveil brutal. Amelia, son oncle, la secte... Les obstacles s'étaient empilés les uns sur les autres, créant une toile complexe d'intrigues et de mystères. Honnêtement, il se sentait de plus en plus épuisé, comme si le fardeau de ces enjeux s'accumulait sur ses épaules déjà fragiles. Sa carapace, autrefois impénétrable, montrait des fissures alarmantes. Alors, poussé par le poids écrasant de la vérité, il avait fini par révéler son secret, bien que cela fût en grande partie malgré lui. Il aurait préféré emporter ces vérités enfouies dans la tombe, motivé par des raisons purement égoïstes, en espérant ainsi échapper à l'incertitude et à la vulnérabilité. Mais le fardeau de la vérité était devenu insupportable, menaçant de faire sombrer le navire de sa vie et celle d'Ophelia. Il avait compris qu'il n'avait d'autre choix que de confronter ces secrets, même s'il en ressentait un profond regret.

Amelia Reed, c'est sans aucun doute la plus grande surprise que la vie ait réservée à Wyatt. Un fantôme du passé qu'il n'aurait jamais imaginé revoir, et qu'il aurait préféré laisser dans l'oubli. Pourtant, au fil des années, Elle s'est immiscée dans sa vie de manière insidieuse, s'imposant à chaque coin de rue, dans les conversations des autres, et même dans ses pensées. Sa présence est devenue inévitable, en grande partie à cause du lien qui les unissait à travers Ophelia, impossible à évincer de son esprit. À son plus grand étonnement, dans cette mer agitée, c'est vers elle qu'il se tourne instinctivement, par peur de se retrouver naufragé et seul. Amelia est aussi surprise que lui, de le retrouver sur son palier. L’ébéniste ne perd pas de temps à dire ce qu’il a à dire, n’étant pas le plus doué dans ces conversations. Il se devait tout de même de le faire. Elle allait le savoir à un moment ou l’autre. Vaut mieux que ça vienne de lui, directement. Entre. Ce qu’il fait, sans trop hésiter, comme s’il attendait qu’on l’invite à le faire. « Ta colocataire est là ? » s’assure-t-il. Disons qu’il se sentirait bien moins à l’aise d’avoir une conversation avec la Reed sachant qu’il y avait quelqu’un dans l’autre pièce pour les écouter. Déjà que le sujet en question n’était pas le plus simple pour Wyatt, surtout à cet instant. C’est arrivé… là ? Il acquiesce de la tête, puis ajoute : « Je viens de la déposer chez Tom. » Ce qui résume assez bien que ça s’est mal passé. Est-ce que ça avait mal été ? Wyatt se pose encore la question. Ça aurait pu être pire. Elle aurait pu se fâcher. Mais non. Elle est restée silencieuse, avec sa simple demande d’être ailleurs. Honnêtement, il ne sait pas ce qui est pire. Elle qui lui fait une crise et s’enferme dans sa chambre, ou elle qui ne dit rien et demande de passer la nuit ailleurs…

Veut-il en parler ? « Non. » Parce qu’on ne peut le dénaturer trop longtemps, cet ébéniste. Toutefois, il reprend : « Il n’y a pas grand chose à dire, elle n’a rien dit. » L’état d’esprit de sa fille reste un mystère pour ce soir, bien qu’il ait essayé de retirer quelques mots de sa part. Les seules paroles qu'elle a prononcées étaient simples, mais ont frappé son cœur en plein fouet... « Mais disons que je ne suis peut-être pas sa personne préférée, ce soir. » En espérant que demain sera mieux. Qu’ils pourraient en discuter. Autant que, lui non plus, n’ait pas trop envie d’en parler. Il n’avait pas le choix. Il lui devait ça. Elle devait entendre ses raisons. Que même si c’est raison était égoïste, il le faisait pour elle. Parce qu’elle a une famille qui l’aime et il ne veut pas qu'elle en doute… « Emma était plus douée moi avec ces choses-là. » En général, Emma avait un talent avec les mots et savait toujours quoi dire, quand le dire. Au contraire de Wyatt, qui se contentait souvent de peu. Et pourtant… C’est lui qui est ici aujourd’hui, pas elle. Alors que son esprit s'égare un peu dans les méandres du passé, il se voit tout de même ramener au présent, lorsque son regard se pose sur le semblant de pyjama de la Reed. « Tu dormais ? » Il avait aperçu de la lumière à son arrivée, donc il en doute, mais peut-être avait-il interrompu sa petite routine pré-sommeil.

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En franchissant le seuil de la porte, une vague d'appréhension le submerge, comme s'il pénètre en territoire interdit. Son regard, empreint d'une curiosité teintée d'inconfort, balaie les recoins de la pièce dans une tentative futile de dissimuler son malaise. Il sait au fond de lui-même qu'il ne devrait pas être là.  C'est ce que sa raison lui souffle, tel un avertissement, tandis que son cœur, dans un rare instant de faiblesse, tente de trouver réconfort, ne serait-ce qu’un peu. Instinctivement, comme s'il voulait préserver le secret de cette rencontre impromptue, il s'assure qu'ils sont seuls. Il en comprend que ça ne durera pas, que ce n’est qu’une question de temps avant que la colocataire revienne. Malgré ses hésitations, il se laisse guider par la jeune femme jusqu'à la table à manger. Ils demeurent debout, dans une immobilité presque oppressante, prisonniers de ce malaise implicite qui les étreint constamment de façon palpable. Chez Tom ? Wyatt hoche la tête, confirmant qu’elle a bien compris. Aucun besoin d’expliquer pourquoi, puisqu’elle les a déjà croisés, Tom et Ophelia. L’étrange amitié qui lie le graphiste à sa fille n’est un secret pour personne. À la prochaine question, Wyatt hausse les épaules. « Peut-être. » Peut-être qu’Ophelia lui a tout dit. Peut-être que non. Il aura la réponse demain. S’inquiète-t-il de ce que pouvait penser Tom ? La réponse semble échapper à Wyatt lui-même. Une partie de lui rejette toute préoccupation à ce sujet, convaincue qu'il a agi selon son propre jugement et pour le bien d'Ophelia. Mais une autre partie de son esprit n'est pas aussi sûre. Il se demande si Tom comprendra ses motivations, si ses actes seront jugés. L’ébéniste a beau ne jamais se préoccuper de ce que pensent les autres à son égard, il ne peut en dire autant lorsqu’il s'agit de sa capacité à être père, un rôle qu'il s'est souvent remis en question depuis le départ d’Emma. La confiance, si facile à arborer en façade, se fissure parfois dans l'intimité silencieuse de ses pensées. Les paroles de la Reed, empreinte de réconfort, parviennent presque à esquisser un sourire reconnaissant sur le visage de Lindstrom.

Et sans trop vouloir plomber l’ambiance, en remarquant la tenue très décontractée de la jeune femme, il s’inquiète soudainement de l’avoir déranger. La tête de l’ébéniste suit le regard d’Amelia pour s’arrêter sur l’objet de travail en question. Un léger froncement de sourcils trahit son étonnement : aurait-elle changé de travail, encore une fois ? Les dernières nouvelles, rapportées par l'oncle Carl - la source incontournable de potins -, indiquent qu'elle travaillent présentement comme chauffeur de taxi. Mais bon, il faut dire qu'elle est assez imprévisible. Une instabilité familière pour le Lindstrom. À Middlebury, il jonglait également avec différents emplois, notamment à cause des coupes budgétaires dans les entreprises agricoles. Il pouvait donc comprendre - même si dans son cas à lui, ça n’avait pas été un choix. Tu veux boire quelque chose ? Il ramène lentement son regard vers elle. Un léger étonnement se peint sur ses traits, mais bientôt, un mince sourire, authentique cette fois, vient se dessiner au coin de ses lèvres avant de répondre : « Si t’as une bière, je veux bien. » Ce n'est pas que Wyatt est du genre à noyer ses peines dans l'alcool, mais il y a quelque chose d'étrangement réconfortant à ouvrir une bière lorsque les choses vont mal. C'est comme un rituel apaisant, une façon de marquer une pause dans le tumulte des émotions, ne serait-ce que pour un instant. On pourrait dire que c’est l’équivalent du classique pot de crème glacée englouti après une séparation. Et peut-être, juste peut-être, le simple geste de savourer une bière ensemble pourrait apporter un semblant de légèreté à ce malaise qui les habite.

Attention ! Trop tard. À peine un pied posé devant l'autre, s'approchant de la table, Wyatt ressent une étrange sensation sous son pied. Son cœur rate un battement alors qu'il comprend ce qui vient de se passer. La queue du chat. D'un geste instinctif, mêlé d'un sentiment de culpabilité, il relève précipitamment son pied, libérant le petit animal dans un sursaut de douleur, accompagné d'un miaulement plaintif qui perce l'air comme un cri d'agonie. Wyatt n'a que le temps d'apercevoir la bête terrorisée, qui s'enfuit à toute allure dans le couloir, avant de disparaître de sa vue. À la remarque d’Amelia, un air sceptique traverse son visage. « Les chats ne m’aiment pas beaucoup, » avoue-t-il avec une pointe d'autodérision. Faut dire que cette scène avec le chat d'Amelia n'a fait qu'ajouter du crédit à sa réputation. « J’ai un peu de mal avec eux aussi. Je ne les comprends pas », ajoute-t-il, laissant échapper un soupir. Les chats semblent toujours avoir une façon bien à eux d'agir et il se sent parfois dépassé par leur comportement imprévisible. Bref, il s’approche de la table avec une légère hésitation, conscient des précédents incidents évités de justesse. Cette fois-ci, il prend soin de ne rien écraser sur son passage. Son regard curieux se pose sur l’écran d’ordinateur, absorbant les détails avant de se relever vers la jeune femme affairée à préparer les boissons. « Le nouveau boulot se passe bien ? » Peut-être n'est-il pas aussi nouveau qu’il le croit, mais c’est la première fois qu’ils en parlent tous les deux. En réalité, c’est la première fois qu'ils échangent depuis… la visite. Les mots se bousculent dans sa tête alors qu'il se prépare à poser la question suivante, celle qui lui tient le plus à cœur, d’une voix sincère, teinté d’un réel intérêt. « Toi, tu vas bien ? »

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L’imprévisibilité. C'est une chose que Wyatt déteste profondément, sans surprise pour quiconque le connaît. Sa zone de confort est sacrée, un sanctuaire où il se réfugie pour échapper à l'incertitude. Depuis toujours, il a excellé dans l'art d'anticiper les événements à venir. A-t-il toujours eu raison ? Non, bien sûr que non. Mais il a toujours su naviguer sur cette fine ligne, celle où il est encore capable de redresser la barre et de prendre la bonne décision au bon moment. Cependant, il faut reconnaître que ces dernières années, les manœuvres sont devenues de plus en plus complexes. Les vents contraires semblent s'intensifier, et chaque vague d'incertitude menace de faire chavirer le navire. Wyatt sent le contrôle lui échapper, peu à peu, ses mains glissant sur le gouvernail malgré tous ses efforts. Il s'efforce, lentement mais sûrement, d'apprendre à relâcher son emprise. Laisser aller les choses n'est pas une défaite, mais une nouvelle manière de naviguer dans les eaux tumultueuses. Il a surtout appris à dire « oui ». Que ce soit pour que sa fille ait un téléphone portable, ou même qu’ils adoptent un chat. D’ailleurs, à peine arrivée, l’ébéniste terrorise déjà celui de la Reed. Un rire s’échappe des lèvres de cette dernière, suite à la remarque du Lindstrom. Il se contente de hocher légèrement de la tête lorsqu’elle précise qu’il est question du chat de sa coloc. Il pouvait comprendre. C’était pareil avec celui d’Ophe, qui ne cessait d’imposer sa présence en le suivant partout dans la maison, partageant même des moments télés avec lui, chacun sur leur côté du divan. Le drame passé, le regard curieux de l’ébéniste profite du fait qu'Amelia ait la tête dans le frigo pour observer son écran d’ordinateur. Un service beaucoup en demande, selon la jeune femme. Eh ben, qui l’aurait cru. « J’ai jamais pris le taxi. » Trop indépendant pour songer à l’idée d’appeler quelqu’un pour le conduire quelque part. Wyatt conduisait le camion de son père avant même d’avoir le permis. Puis, l’idée d’être avec un·e inconnu·e dans une voiture, non merci.

Encore dans une tactique d’éviter de parler de son problème du moment, il se concentre encore sur Amelia, sur son état à elle. Ça va mieux. Wyatt incline doucement la tête en signe d'approbation, sentant que la réponse n’était peut-être pas aussi sincère qu’il l’aurait souhaité. Mais après, lui non plus n’a pas complètement été sincère sur cette question, depuis son arrivée en ville. Depuis toujours, en fait. On fait aller. L’ébéniste ne peut qu’approuver cette phrase d’un hochement de tête, pour ensuite la secouer doucement lorsqu’elle enchaîne avec des excuses. Excuses qu’il aurait probablement pris, sans hésitation, les premiers mois qu’il était ici, mais là… Avec du recul, il réalise que sa réaction a probablement été assez intense. « Tu t’inquiètes pour ta mère. » S’il était question de la sienne, c’est certain qu’il ne serait pas réparti. La famille a ce pouvoir de nous retenir, de nous ancrer profondément. « Et c’est chez toi, ici. » , ajoute-t-il, conscient que cette ville est le foyer d'Amelia, le lieu où elle a grandi, où elle a ses repères. Contrairement à lui, qui s’était installé ici de son plein gré, avec quelques attaches seulement. Si quelqu’un devait partir, c’était bien lui, le nouvel arrivant. Pourtant, il murmure, presque pour lui-même : « Je ne suis pas vraiment parti non plus. » Il se souvient de ses propres promesses, de ses paroles qui disaient que son séjour ici serait temporaire. Pourtant, malgré l'amélioration de sa situation financière, la vie semble lui envoyer des signes pour qu’il reste. Son oncle malade, l’atelier où il a pris ses marques, et Ophelia qui préfère rester ici… Tout cela le retient. Il commence à se demander si Middlebury est encore la meilleure option. Peut-être que les réponses ne se trouvent pas là-bas, mais ici, dans cette petite ville. « Je commence tout juste à m’y faire. », confie-t-il, évoquant sa nouvelle vie à Redwood Hills. Mais plus encore, il s’habitue à elle. L'idée de ne plus l'avoir dans les parages lui semble désormais plus étrange que réconfortante. Pourtant, avant, il croyait que son absence apporterait calme et simplicité, mais il réalise que cela laisserait un vide potentiel. Comme le chat, elle aussi avait réussi à l’amadouer, à sa façon. « Qui sait, peut-être qu’après ce soir, elle ne voudra plus monter avec moi. » plaisante-t-il, à son tour, un semblant de sourire aux lèvres, qui s’efface rapidement, le regard dérivant vers cette bière dont la première gorgée se fait attendre, pensant à cette possibilité.

Ça fait bizarre, de la voir grandir. Il relève ses yeux sur elle, surpris par cette remarque, bien que ce soit tout à fait normal. Ça doit faire bizarre pour elle, c’est certain. Ce l’est même pour lui. Une maturation chez sa fille qui a longtemps voulu repousser, mais qui fut inévitable. Un mince rictus se forme au coin de ses lèvres devant l’embarras de la jeune femme. Il est vrai que Wyatt n’a jamais trop aimé l’idée qu’Amelia prend plaisir à la présence de sa fille. Mais avec le temps, il a appris à lui faire confiance, malgré tout, et à la croire. « T’as le droit de trouver ça bizarre. Après tout, c’est ta fille, peu importe ce que disent les papiers. » Les faits sont là, il ne peut les nier. Toutefois, il se mérite un compliment de la jeune femme. Un compliment qui lui fait chaud au cœur. C’est tout ce qu’il souhaite, et tout ce qu’il a fait pour y arriver : être un bon père. Il hoche la tête, espérant qu’elle ait raison, que les choses allaient se placer. Il y croit aussi, mais ces temps-ci, rien ne semble aller dans sa direction, donc autant ne pas se faire de faux espoirs. S’asseoir. Le salon. Wyatt décide de la suivre, pour finalement s’installer sur le divan, laissant planer un instant de silence, avant d’ajouter : « Tu ne m’as jamais parlé de son père. » Il sait, ou du moins il a compris, que cela n’avait été qu'une idylle temporaire, mais il n’en a jamais su plus et une part de lui s’est toujours demandé de qui il s’agissait.

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À la fois familier et étranger. C’est ainsi qu’il décrirait son rapport avec Amelia. Il y a cette étrange sensation, comme s’ils se connaissent depuis des années. Pourtant, il se rend compte qu’il ne sait presque rien d’elle, outre les grandes lignes dans lesquels il a été mêlé ces dernières années. Ophelia, son frère, sa mère. Mais le reste est un flou, un voile qui persiste, et malgré l’impression de proximité, cette distance invisible demeure. À certains moments, il se surprend à souhaiter qu’elle disparaisse pour simplifier les choses. Puis à d’autres, elle parvient à lui arracher un mince sourire, comme celui qui vient de se loger aux coins de ses lèvres en réponse à sa remarque désinvolte sur les chauffeurs de taxi. C’est chez toi aussi, ici ? Une question simple en apparence, mais dont la réponse tarde à venir. Il aurait dû répondre immédiatement, d’un geste ou d’un mot rapide, mais quelque chose en lui l’arrête, comme une hésitation qu’il n’arrive pas à dissiper. Au fil des derniers mois, avec l'oncle Carl en convalescence forcée, les responsabilités de l'atelier lui sont tombées dessus et, à sa grande surprise, il y trouve une forme de stabilité, une ancre à laquelle se raccrocher, ce qui manquait à Middlebury. « Ce n’est pas pareil. Je n'ai pas grandi ici. », finit-il par répondre. Il ne s'étend pas, laissant ses mots en suspens, comme s’ils étaient suffisants pour clore le sujet. À une époque, la moindre remarque d'Amelia aurait suffi pour le provoquer, et ce qu’elle vient de dire à propos de voir Ophelia grandir n'aurait pas fait exception. Cette peur sourde qu’elle sous-entende quelque chose de plus profond, qu’elle remette en question son choix de ne pas avoir été là, avec elle. Aujourd’hui, il parvient à l’écouter, à l’entendre et à comprendre ce qu'elle dit, sans chercher des sous-entendus là où il n’y en a pas. Malgré ses défauts, elle a toujours été sincère, et il ne peut qu’apprécier. Elle ne termine pas sa phrase. Il n'insiste pas. Au lieu de ça, il laisse son regard flotter sur elle, observant la façon dont elle évite soigneusement de croiser le sien avant de les guider au salon.

C’était peut-être indiscret, mais il a l’impression que le moment s’y prête. Une question qui lui trotte dans la tête depuis longtemps, mais qu’il n’a jamais osé poser. Le père d’Ophelia. Le père biologique. Celui dont Amelia n’a jamais vraiment parlé, celui qu'il n’a jamais vu, ni entendu mentionner, pas une seule fois. Une figure absente, presque fantomatique, mais dont la présence silencieuse semble pourtant planer quelque part en arrière-plan. L’envie de savoir a toujours été là, comme une curiosité tapie dans l’ombre, qui se manifeste par moments, sans jamais s’imposer de manière trop brutale. Une partie de lui s’est toujours protégée de cette vérité. L’histoire d’une semaine. James. Très empathique, très intuitif. Canadien. Loin, probablement. Ça le rassure, d’une certaine façon. Bien évidemment. « Non », souffle-t-il, presque sans y réfléchir, comme une réponse automatique. Pourtant, son regard, un peu lointain, penseur, semble raconter une toute autre histoire. Non, ça ne l’inquiète pas. Pas dans le sens où il aurait peur de perdre sa place auprès d’Ophelia. Mais l’inconfort est bien là, palpable, même s’il tente de le masquer. L’idée de quelqu’un qui, par le simple fait de sa naissance, possède un lien indélébile avec Ophelia, est étrange. « Je devrais ? » demande-t-il, la voix posée, mais teintée d'une légère tension qu'il tente de dissimuler. S'il croit ce qu'Amelia dit, et que ce James n’a aucune idée qu’il est père, alors il n’a pas de raison de s’inquiéter. Tant qu'il reste dans l’ignorance, leur petit monde ne sera pas plus perturbé qu’il ne l’est déjà. Mais cela ne peut pas empêcher Ophelia de poser des questions, et dieu sait à quel point elle peut être tenace lorsqu'elle cherche des réponses. Il lève les yeux vers Amelia, l’observant attentivement, comme s’il cherchait des indices dans son expression, des traces de réflexion qu’elle n’aurait peut-être pas partagées avec lui. Puis, d’une voix plus basse, presque hésitante, il pose la question qui le travaille vraiment : « Si tu pouvais, tu lui dirais ? »