Être ou ne pas être, telle est la grande question. Mais pour moi, la véritable question était de savoir si j’allais avoir suffisamment de café pour tenir jusqu’au lever du rideau dans un peu plus d’un mois ! À une rencontre par semaine, les jeudis soirs, les moments réservés aux préparatifs n’étaient décidément pas suffisants pour que les choses avancent comme je l’aurais voulu. Hamlet avait été un choix audacieux de la troupe, mais un choix intéressant à mon avis. La seule disponibilité des locaux, en dehors de nos heures de répétition habituelles, était le samedi. Heureusement, d’ailleurs, que plusieurs de mes ouailles s’étaient portées volontaires pour investir leur premier jour de week-end à la tâche : construction de décors était au programme aujourd’hui. Château d’Elseneur, cimetière, champs de guerre et ruines extérieures – notre liste se montrait déjà ambitieuse. Par chance, je n'avais pas à tenir de marteau ou à jouer avec le bois, car notre troupe comportait déjà tous ces talents. L’un des plaisirs de m’occuper des adultes… Je n’avais pratiquement rien à faire, si ce n’était de coordonner les activités. August n’ayant pas très bien dormi la nuit dernière, j’étais arrivé avec les yeux qui piquaient, et mes deux cafés – beaucoup trop sucrés pour que ce soit raisonnable, aversion du goût du café y obligeant – n’y avaient presque rien changé. Devenir parent faisait vraiment une différence, on me l’avait répété plusieurs fois avant que mon fils ne vienne au monde. Les nuits de sommeil ne sont plus jamais les mêmes, avais-je entendu si souvent. Pas uniquement pendant la période nourrisson, mais bien pour toujours, parce que l’inquiétude d’un parent pour sa progéniture n’en finit jamais de grandir, contrairement aux progénitures elles-mêmes. Une bien drôle de réflexion, d’ailleurs, quand je pensais à ma propre mère.

L’avant-midi se déroulait sans encombre et les décors avançaient bien, lesquels devaient être rangés à l’arrière pour ne pas gêner les autres cours qui se donnaient dans l’auditorium de l’école pendant la semaine. Après une vingtaine de minutes de déplacement de nos panneaux et accessoires, soigneusement rangés, je réalisais que j’avais les yeux toujours plus rouges – de quoi m’attirer quelques vannes de la part des aspirants acteurs ! Il ne manquait plus que ça, maintenant, un rhume ou quoi que ce soit du genre, que j’espérais ne pas transmettre à Teddy ou August… Je me retrouvais finalement seul, ayant salué tout le monde et dans l’attente de la venue d’un employé de l’établissement pour verrouiller les portes de l’amphithéâtre, quand un jeune garçon que je n’avais jamais vu dans les parages faisait son apparition. « Salut. » Il y avait parfois cette note de bizarrerie; je n’étais décidément plus un gosse, mais je ne me sentais pas vraiment adulte pour autant… Sauf lorsque je changeais les couches de mon fils. « J’pensais pas voir qui que ce soit un samedi midi. C’est pas moi qui serais venu à l’école en dehors des heures de cours à ton âge. » Plaisantais-je sans trop savoir que dire, en fait. Sauf pour les heures de colle, cela allait sans dire. Mais bon, je n’allais pas assumer que la terre entière était cancre. Si mes yeux ne m’avaient pas trompé, il était même arrivé avec empressement, le petit. « Euh, t’as oublié un truc ? » Peut-être qu’il avait des cours ici même et qu’il était venu dans l’espoir de récupérer quelque chose qu’il avait laissé derrière lui. « Tu fais du théâtre ? » Pourtant, nous n’avions rien vu ces dernières heures à utiliser presque chaque recoin de la scène. C’était peut-être dans les rangées de sièges, allez savoir. En temps ordinaire, je ne me débrouillais pas trop mal avec les enfants. Avec un ado, qui n’avait toujours pas placé un mot en dehors de ce bonjour, c’était une autre histoire. « Le gardien de sécurité devrait arriver d’un instant à l’autre, si ça te dérange pas, j’allais fermer. » Si ça te dérange pas – la belle connerie. Que ça le dérange ou non, je devais fermer le local et patiemment attendre le feu vert pour pouvoir rentrer chez moi m’allonger un peu. Un éternuement me trahissait; ce n’était décidément pas ma matinée favorite.

Okay, c’était tout un sacré coup de vieux qu’il me mettait sans probablement s’en rendre compte, ce jeune. Y avait-il vraiment un moment où l’on s’apercevait que l’on n’était plus un sale gosse ? Ce sentiment était imprégné dans ma chair, ébranlé seulement par la naissance de mon fils quelques mois auparavant, mais revenant au galop dès que je faisais le clown avec des potes ou que je me retrouvais face à ma mère… « Ouais, on peut dire ça. Pour les ateliers parascolaires, pas pour les cours réguliers… » Bref, ce n’était pas pour rien, non plus, que je ne donnais pas de cours aux adolescents. N’importe quel prof ne se serait pas senti le besoin de s’expliquer. Ce n’était pas ma tasse de thé, je préférais la certitude que je ne risquais pas de foutre en l’air la confiance fragile de mes élèves par la maladresse d’un commentaire se voulant pourtant constructif. Quoi qu’il en soit, cette affaire risquait de se voir vite expédiée au rang de souvenir. « In extremis ! » Lançais-je, tout compte fait dans le vide, parce qu’il avait déjà disparu à la recherche de son truc. Je haussais les sourcils une seconde avant de faire ce que faisaient tous les adultes responsables de mon âge pour combler un moment de vide : je plongeais mon nez sur l’écran de mon smartphone en balayant sans grande attention les nouvelles notifications qui étaient apparues pendant l’avant-midi.
Difficile de dire ce qui était le plus long entre la chasse au trésor de l’élève modèle du samedi ou la venue du gardien de sécurité de l’établissement. À cours de distraction, j’adressais un : « Tout va bien ? » Au gamin avant de froncer les sourcils. Où était-il disparu ? Aurais-je dû le surveiller plus étroitement au lieu de le laisser faire comme chez lui ? La seule idée que nos décors construits minutieusement puissent se retrouver égratignés me faisait angoisser un petit poil. C’était p’t’être même bien à cela que l’on reconnaissait la fin de la Y.O.L.O.-ttitude : l’envie de faire une sieste le samedi après-midi. Coup d'œil vers le couloir m’apprenant que notre gardien des clefs n’était pas encore sur le point de débarquer, je me mettais à la recherche du garçon. Jusqu’à finalement découvrir une boîte… où deux paires d’yeux félins me fixaient. Voilà qui expliquait bien des choses et l’éternuement qui s’en suivait. « Je dirais bien que t’as deux minutes pour m’expliquer, mais à en croire la vitesse de croisière du type qui doit venir verrouiller, on peut sûrement tabler sur cinq… ou dix… » Trois chatons – à moins qu’il y en ait plus ? Quelle chance j’avais, ou plutôt, quelle chance avait-il, lui, d’être tombé sur le type le plus allergique de la région. J’en avais jusqu’à une boule dans la gorge, d’où cette distance raisonnable entre moi et le grand gamin pris la main dans le sac (ou le chats entre les doigts).

Alors que je l’écoutais, des pas se faisaient entendre. Oopsie, j’avais apparemment sous-estimé ce même désir des autres adultes d’en avoir fini des tâches pour se la couler douce un samedi après-midi. J’avais une seconde d’hésitation. Ce « problème » n’était pas le mien et Doolittle Junior pouvait très bien s’expliquer avec la sécurité… Sauf que. Elle était toujours bien là, cette fibre au fond de moi, qui ne se faisait aucun plaisir à livrer qui que ce soit aux autorités. « Planque les. » Je le regardais de nouveau. Enfin, plus vite que ça. J’attrapais une chemise d’époque parmi les costumes et la déposais sur la boîte en carton. « J’espère que ces bestioles sont silencieuses. » Et pas trop lourdes parce que je ne comptais pas l’aider à les transporter au péril de ma santé. « S’il remarque quelque chose, j’te préviens, je n’en savais rien. » À lui de s’assurer que son petit secret le demeure. « Bonjour M’sieur ! » Un signe de la tête comme seule réponse. Ouais, soyons honnêtes, ce type ne devait pas avoir le boulot le plus passionnant qui soit. « On avait terminé, justement, ce vaillant jeune homme s’est porté volontaire pour m’aider à déplacer du matériel jusqu’à ma voiture. » Eh ouais, eh ouais, les jeunes n’étaient pas tous des ingrats sans respect, patati et patata. « On y va ? Que ce brave monsieur puisse fermer derrière nous. » J’espérais que le gamin sache jouer un minimum la comédie – à tout le moins, qu’il se taise quand il se fallait et qu’il soit capable de ne pas faire foirer notre sortie à l’anglaise.