La cohabitation était censée se passer comme sur des roulettes. C’est ce qu’elle s’était dit au moment de son emménagement et elle y croyait vraiment. En tout cas, elle y croyait tant qu’ils n’avaient été que tous les trois dans la maison. Jem semblait bien s’y habituer et le rythme avait été pris assez facilement pour tout le monde. En même temps, cela faisait déjà un bon moment qu’elle était présente dans la maison et ce n’était pas vraiment une nouveauté fracassante. Cela dura quelques mois. Une entente paisible comme une petite famille qui s’apprivoise petit à petit. Le rêve éveillé comme beaucoup aimait le dire autour d’eux. Ils donnaient une image de petite famille parfaite. Celle que l’on aime bien détester en silence ou critiquer dès qu’ils sont partis. Le fait est que toute bonne chose a une fin et cette apparence devait bien finir par s’estomper avec le temps. Bien sûr, le temps aurait pu être responsable de l’usure de cette entente mais pour eux, il y eut un déclencheur. « Ca te dérange pas tes sûr ? il restera que quelques jours il m’a dit. » Elle regrettait déjà cette phrase qu’elle avait prononcé quelques semaines plutôt maintenant. Son frère avait eu besoin d’un endroit où dormir et ne semblait pas lui avoir donné toutes les informations avant de débarquer avec ses affaires. Elle se souvient encore de la tête de Judson lorsqu’il avait débarqué avec plusieurs valises pour seulement "quelques jours".

Cela faisait maintenant plusieurs semaines qu’il était là et elle avait l’impression que c’était le premier soir qu’elle réussissait à lire tranquillement dans son lit. Elle tentait de ne pas trop montrer son exaspération face à la présence de son frère car elle ne voulait pas ajouter une couche à l’énervement de Judson qu’elle sentait monter au fur et à mesure. Elle tourne une nouvelle page alors que ce dernier sort de la douche et arrive dans la chambre. Elle lève alors les yeux vers lui histoire de le contempler avec un clin d’œil pour lui dire qu’elle aime bien ce qu’elle voit. Lorsqu’il lui sourit en retour, il n’en faut pas plus pour qu’elle pose son lit et qu’elle s’approche de lui pour l’embrasser quand il rentre dans le lit. Pas un bruit, Jem n’est pas là ce soir alors autant en profiter. Elle profite de ce contact en oubliant presque qu’il y a son frère dans la chambre d’à côté. Pourtant, lui a décidé de ne pas se faire oublier puisqu’elle entend tout à coup la musique et son frère gueuler contre l’ordinateur. On va dire que sa voix porte lorsqu’il joue aux jeux vidéos et oublie facilement qu’il n’est pas seul. Leur instant se brise et elle sent son conjoint se reculer légèrement alors que Julia fait une moue bizarre. « Désolée… » elle rêve qu’il parte enfin de chez eux mais n’ose pas vraiment lui dire quoi que ce soit. « Tu veux que j’aille lui dire de baisser le volume ? » demande-t-elle toute penaude.

La vie de Judson s’était soudain accélérée ces derniers mois, sans qu’il n’en prenne réellement la mesure. D’abord, il y avait cette perspective de changement partiel de carrière, avec moins de temps passé à la caserne et plus au bar, s’il en devenait enfin l’heureux propriétaire – rêve/projet qui devrait se concrétiser sous peu, il l’espérait. Mais ce n’était pas ce qui occupait le plus ses pensées, alors qu’il terminait sa douche dans la salle de bain accolée à leur chambre. Depuis sa place, il entendait les exclamations et les rires de l’autre occupant de la maison, un occupant qu’il n’avait pas vraiment choisi, il était vrai. Si ça avait été Jem et ses jeux parfois bruyants, Judson n’aurait rien trouvé à redire, même si à cette heure, Jem devait déjà dormir et de toute façon, il était chez sa mère, pas là. Non, c’était un autre genre d’énergumène qui agaçait prodigieusement l’homme, mais il s’efforçait de garder son calme même si la patience n’avait jamais été son fort. Il le faisait pour Julia, parce que c’était son petit frère et il ne voulait pas se disputer avec elle pour un sujet aussi futile. Il avait accepté sans trop rechigner quand elle lui avait demandé s’ils pouvaient l’héberger, ça ne devait durer que quelques semaines et puis, Judson se disait que ça lui permettrait de faire un peu plus connaissance avec le jeune homme. Il connaissait assez mal la famille de celle qu’il aimait, il pouvait bien faire cet effort-là. La famille, c’était la famille, et il aurait fait la même chose pour n’importe lequel des Howell. Alors, il avait accepté. Regrettait-il son choix, aujourd’hui ?

Regretter était peut-être un peu fort, d’autant plus que le calme était revenu depuis un petit moment. En sortant de la douche, il dévisagea quelques instants Julia tranquillement allongée dans le lit avec un livre et il savoura ce moment partagé. Instant fugace de vie quotidienne, une routine appréciable et un coup d’œil entendu de la part de Julia lui arracha un sourire. Quand il la rejoignit dans le lit et qu’elle se réfugia contre lui, peau contre peau, ce fut comme si le monde entier leur appartenait. Il avait envie de l’étreindre encore et encore et de redécouvrir chaque parcelle de sa peau, envie d’épouser ses lèvres, et c’était d’ailleurs ce qu’il s’apprêtait à faire quand les hurlements résonnèrent à nouveau dans leurs oreilles. D’instinct, Judson recula et esquissa une grimace. Ça ne serait pas encore cette fois-là qu’il pourrait profiter d’un moment privilégié avec la jeune femme. « C’est pas ta faute » qu’il répondit dans un haussement d’épaules à peine perceptible. Son frère se comportait comme un éternel adolescent, pouvait-on reprocher quoi que ce soit à Julia ? « J’avais plutôt pensé à une mort lente et douloureuse, mais… ta solution est peut-être la plus saine » il essayait d’en rire, Judson, pour ne pas s’agacer. Ça ne servirait à rien. « Mais je n’ai pas l’impression qu’il en a quelque chose à faire, ce n’est pas la première fois qu’on lui fait la remarque » c’était probablement plus fort que lui, quand il était emporté dans ses jeux, l’univers tout entier devenait secondaire. Ce qui se passait dans le monde réel ne comptait plus.  

La famille, c’est quelque chose d’important. Julia en a toujours été persuadée. Elle a toujours tout fait pour garder sa famille unie mais force est de constater qu’elle n’a pas forcément réussi son coup. Sa cousine est on ne sait où sur la planète. Son cousin est toujours en quête de la compréhension de qui il est. Son grand frère a formé sa propre famille de son côté donc quand le plus jeune lui a demandé de l’héberger, elle n’a pas pu lui dire non. Surtout qu’elle ne pouvait pas dire qu’ils manquaient d’espace chez eux. Pourtant, plus le temps passait, plus elle se disait qu’il aurait peut être mieux valu qu’elle refuse. Elle se rendait bien compte que la situation ne convenait pas à Judson. Il se crispait lorsqu’il entendait la voix de son frère ou lorsqu’il apparaissait un peu à n’importe quel moment de la journée dans la cuisine en prenant des céréales comme si le petit déjeuner se déroulait toute la journée. Elle ne pouvait qu’imaginer ce qu’il se passait dans sa tête au moment où il les interrompait aux prémices d’un moment d’intimité.

Elle avait effectivement une vague idée de sa frustration puisque c’était son cas à elle aussi alors qu’il s’éloignait d’elle. Il avait beau lui dire que ce n’était pas sa faute, elle avait du mal à ne pas le ressentir ainsi. « Ma famille, ma responsabilité. » elle ne va pas se dédouaner car elle sait très bien que sans sa présence ici il n’aurait pas eu à supporter le frère en plus de la sœur. Heureusement, il garde tout de même son humour ce qui fait qu’elle ne peut s’empêcher de rire à sa remarque. « On garde cette idée sous le coude parce que pas sûre que mon père apprécie cette option. » dit-elle aussi. On aurait presque dit qu’il était en train de se calmer à côté. « Peut être qu’il va se calmer tout seul. » dit-elle en croisant les doigts comme une véritable prière. Julia n’avait pas trop de mal à dire les vérités aux autres mais pas lorsqu’il était question de sa famille. Il lui semblait toujours délicat de rentrer dans la confrontation donc elle préfère l’éviter et s’il pouvait se montrer raisonnable ce serait mieux. « Sinon, on peut couper la box… plus d’internet, plus de jeu et il va peut être enfin comprendre. » dit-elle en haussant un sourcil en envisageant cette solution pour avoir enfin la paix mais elle se dit aussi qu’il risquerait de gueuler encore plus après. « J’ai l’impression qu’on a un ado et qu’on cherche les techniques pour qu’il nous obéisse… tu me diras, ça nous fait déjà des idées pour Jem… il s’en rapproche de plus en plus. » elle continue d’espérer très fort que Jem ne fera pas une crise d’adolescence aussi longue que son frère. Pour tenter de le stopper, elle tape sur le mur pour lui faire comprendre qu'il dérange mais elle ne s'attend pas à ce que cela fonctionne. « Si ça le calme pas, j'irai le voir. » Cela restait toujours une meilleure idée que ce soit elle si son frère ne voulait pas avoir un Judson super ronchon comme interlocuteur.

Si ça n’avait tenu qu’à Judson, il n’aurait pas hésité longtemps avant de dire ses quatre vérités au frère de Julia. Il n’avait jamais été du genre très patient, surtout quand on empiétait sur ses plates-bandes – à savoir, sa propre maison. Tout aurait pu très bien se passer, pourtant. Il aurait pu faire connaissance avec le jeune homme, voire même sympathiser avec lui et ainsi, se lier davantage avec la famille de la jeune femme. Dans un monde idéal, tout le monde aurait cohabité avec joie et bonheur, mais pas dans le monde réel. Julia semblait culpabiliser, même si ce n’était pas de sa faute comme il l’assura. Judson n’insista pas, il comprenait ce qu’elle voulait dire. « Dommage, j’avais pas mal d’idées » grommela-t-il dans sa barbe, alors qu’elle déclinait sa proposition de l’assassiner lentement et douloureusement. Il gardait certes son humour, faisait un effort extraordinaire pour le prendre sur le ton de la plaisanterie mais, dans le fond, il s’agaçait vite. Il était épuisé, tout s’accélérait ces derniers temps. Quand il n’était pas à la caserne, il planchait sur son nouvel objectif professionnel. Il n’avait pas le temps pour ça. « Tu le crois vraiment ? » le ton vaguement sarcastique. Que son frère se calmerait de lui-même, sans qu’ils n’aient besoin de le demander de faire moins de bruit. « L’idée me plaît davantage » couper la box internet, le privant donc de jeu… mais il en était certain, l’énergumène trouverait un autre moyen de les faire tourner en bourrique. Avec ou sans internet.

« Sauf que ton frère n’a plus l’âge d’être un ado depuis longtemps » Judson avait toujours pensé que lui-même manquait parfois de maturité mais, en comparaison, il était l’homme le plus adulte de tout le pays. Nouveau soupir. Et si Jem se comportait de la même manière, comment Judson survivrait à ça ? L’excuse de il ira vivre chez sa mère n’était pas viable et il le savait. Pour le moment, Jeremy ne leur donnait pas trop de fil à retordre, il ne ressemblait d’ailleurs pas franchement à Judson au même âge, mais qui sait comment les choses allaient évoluer ? « Un seul problème à la fois, ne parle pas de malheur ! » il observa Julia tambouriner contre le mur en espérant que cela calme le frangin, mais il en doutait. Silence de l’autre côté, Judson tendit l’oreille. Il se sentait crispé, les muscles tendus à l’extrême. « Mais je comprends mieux pourquoi personne d’autre ne s’est proposé pour l’héberger… on est tombé dans un traquenard, si tu veux mon avis » toujours le ton mi-figue mi-raisin, difficile de savoir s’il plaisantait ou non. Julia le connaissait, fort heureusement, et elle avait toujours su trouver les mots pour l’apaiser. Elle était son ancre ou son phare dans la tempête, qu’importe, mais elle était. A nouveau, des exclamations retentirent, qui se voulaient plus étouffées mais qui ne trompaient personne. « Je vais couper le courant » fulmina-t-il en faisant mine de se lever du lit. Plus radical que simplement internet. Il n’allait clairement pas endurer ça très longtemps, la patience de Judson avait de sérieuses limites.      

Julia ne peut s’empêcher de sourire, peut être même de rire lorsqu’il lui dit qu’il a pas mal d’idées pour s’occuper de son frère. Elle ne peut que le comprendre. Après tout, il est épuisant. Son frère a longtemps été en colère à cause du départ de leur mère et depuis qu’il ne l’est plus, il ressemble plutôt à un sale gosse qui ne pense pas vraiment à grandir et à s’occuper de lui-même comme un adulte. Le fait est qu’ils doivent tous s’occuper de lui et cette fois cela tombe sur eux. Elle fait son possible pour que cela se passe bien mais plus le temps passe plus elle sent que son compagnon perd patience même s’il tente de le montrer avec humour pour l’instant. « Non… malheureusement je pense pas que ça marchera. » en fait, même en lui demandant les choses clairement ce n’était pas sûr qu’il écoute quoi que ce soit mais elle a une idée qui semble séduire. Il faut dire qu’elle sait se montrer ingénieuse mais elle n’est pas convaincue que cela serve réellement sur la durée. Il faut qu’ils trouvent une solution et si possible sans avoir à le virer comme un malpropre mais plus le temps avance moins elle ne voit une autre issue que celle là. Surtout que Judson se montre patient pour le moment mais elle sent bien son agacement. « Oui je sais… désolée. » elle ne peut que s’excuser pour son frère puisqu’elle sait bien qu’il ne le fera pas par lui-même. Heureusement, Judson ne perd pas complètement son humour lorsqu’ils discutent de leur avenir avec Jem. Ils ne peuvent qu’espérer qu’il sera plus facile que son frère en tout cas. Elle se contente de rire avant de frapper sur le mur de la chambre dans l’espoir qu’il se calme avant de tordre ses lèvres dans une moue désolée. « Ouais, il avait dû épuiser tout le monde, c’est pas le genre à se tourner vers moi s’il peut faire autrement. » il faut dire qu’ils ne sont pas réellement proches donc elle avait été étonnée de le voir venir vers elle. « Je m’étais dit que ça nous rapprocherait un peu mais apparemment je m’étais fait des idées… » une pointe de déception se faisait sentir en elle bien sûr jusqu’à ce qu’elle entende encore des cris résonner bien que moins appuyés. Elle lève les yeux au ciel avant de voir Judson se préparer à bouger. Elle se met à rire encore un peu. Elle sait, dans le fond, que ce n’est pas drôle dans le fond mais la situation la fait rire de frustration. « Attends, on va commencer par la box, on va pas tuer la bouffe du frigo juste pour l’emmerder. » dit-elle en souriant alors qu’elle lui attrape l’épaule pour l’arrêter. « Viens avec moi quand même, je veux pas être seule face à la bête. » lui dit-elle alors qu’elle enfile un peignoir fluide pour éviter de se retrouver en petite tenue devant son frère. Elle descend au salon avant de débrancher purement et simplement la box internet. « C’est quoi ce bordel ? » entendent-ils depuis le premier avant qu’une porte s’ouvre. « Allez, c’est parti. » dit-elle finalement en attendant qu’il ne les rejoigne.

La tension était palpable dans la chambre, même si Judson s’efforçait de ne pas s’emporter tout de suite ni trop vite. Ce n’était pas l’envie qui lui manquait, mais il savait bien que Julia subissait presque autant que lui la situation. En d’autres circonstances, Judson aurait été ravi de sympathiser avec le jeune frère, connaître davantage la famille de la jeune femme, mais on ne pouvait dire que les choses avaient particulièrement bien commencé. « Je te l’ai dit, c’est pas de ta faute » insista-t-il dans un soupir, puisque Julia paraissait vouloir porter la culpabilité du comportement de ce frère un peu trop envahissant. « On n’est pas responsable de nos fratries, ce serait trop facile sinon » mais ça ne l’empêchait pas de se sentir responsable de ses frères et sœurs, naturellement. Surtout de Louise, la plus jeune, celle qu’il fallait protéger. Les autres se débrouillaient parfaitement sans son aide. Heureusement, les Howell étaient tous plus ou moins matures, et chacun traçait sa propre route en gardant un œil sur celle des autres. « Quelle enfance terrible tu as dû passer, alors » s’efforça-t-il de plaisanter, même si le cœur y était à moitié. Il ne pouvait que supposer que l’épuisement du petit frère ne datait pas d’hier ! Il sentait bien la déception dans le creux de sa voix et il se radoucit, se rapprochant même d’elle pour passer un bras affectueux autour de ses épaules. « T’auras essayé, au moins » on ne pouvait pas dire qu’elle n’avait pas fait d’efforts, Julia. Mais si l’autre n’en faisait pas, c’était une lutte aussi acharnée que vaine. « Et puis… qui sait, si on le torture un peu, ça finira peut-être par vous rapprocher, plus tard » craignant le regard désapprobateur de sa partenaire, il rajouta « J’arrête » pour quelques secondes, naturellement.

Parce que leur voisin, lui, n’était pas prêt de s’arrêter. Il proposait de couper le courant directement, pour envoyer un signal fort à l’intrus, mais Julia préféra commencer graduellement en coupant seulement la box. Réprimant un nouveau soupir, Judd accepta de suivre la jeune femme pour lui éviter de se retrouver seule face à son frère, même si elle le connaissait certainement beaucoup mieux que lui et pouvait davantage anticiper ses réactions. « Je te laisse parler, je montre les crocs si ça ne fonctionne pas » précisa-t-il alors qu’ils entendaient râler quelque part dans la maison. Courageux mais pas téméraire, ou c’était probablement plus parce que Judson ne possédait que très peu de tact et qu’il risquait de traumatiser le jeune homme plus qu’autre chose – ce qui, finalement, n’était pas une si mauvaise idée en y repensant. Précisément ce qu’ils espéraient. La porte s’ouvrit brusquement, la cavalcade dans les escaliers, et l’apparition du frère prodigue. « Il y a un problème avec internet ? » lança ce dernier en fronçant les sourcils, son regard passant de Judson à Julia. Les chiens de la famille, visiblement intrigués par ce remue-ménage à une heure si tardive, commençaient à les observer eux aussi. « Non, ce n’est pas avec internet qu’on a un problème » il n’avait pas pu s’en empêcher, Judson, même s’il restait à bonne distance du jeune homme, réfugiant sa grande carcasse derrière Julia. Quelque chose lui disait qu’il n’allait finalement pas réussir à rester silencieux très longtemps.  

La famille est une chose très importante pour la jeune femme. Le fait que son oncle se soit suicidé et que sa mère les ait abandonnés a fait germer l’idée en elle qu’il fallait absolument que la famille soit unie. Le problème, c’est que malgré tous ses efforts, elle a l’impression que chaque parcelle de leur famille décide de s’éloigner du noyau et fait sa vie de son côté. C’est un peu pour cette raison qu’elle est un peu triste en évoquant le fait qu’ils n’ont jamais été vraiment proches. Au fond, elle avait espoir, en acceptant qu’il vienne, que cela pourrait les rapprocher, qu’elle pourrait réussir à rallier un morceau de cette famille. Apparemment, elle s’était trompée mais comme le dit Judson si justement, au moins, elle a essayé. Elle n’arrivera sûrement pas à s’en contenter mais c’est vrai que c’est déjà ça. Elle lève les yeux au ciel en virant le bras de Judson. Elle fait un peu exprès car dans le fond, cela la fait rire. « T’en as des idées toi alors… » un peu extrême disons mais elle sait bien qu’il plaisante même si un fond de lui aurait apprécié d’être encore à une époque où tout cela était autorisé.

Ils se contentent plutôt de se diriger vers la box afin de la déconnecter et de voir la réaction de son frère. Ils ont besoin de faire passer encore plus clairement le message que les fois précédentes. Elle respire un coup avant de débrancher le câble mettant fin au débit et probablement à la partie de son frère. « J’ai peur qu’on arrive forcément aux crocs malheureusement… » dit-elle en entendant les pas de son frère ans les escaliers. On aurait dit une bande de super héros en attente du grand vilain qui marche lourdement jusqu’à eux. Elle donne un sur le torse de Judson lorsqu’il répond instinctivement au jeune homme. Les crocs sont déjà de la partie. « Ce que Judson veut dire c’est qu’on a toujours un problème avec le bruit que tu fais en jouant, on te l’a dit plusieurs fois. » explique-t-elle le plus calmement possible et choisissant le moindre de ses mots afin de ne pas braquer le gamin en face d’elle. Après tout, on aurait dit des parents en train d’enguirlander leur gamin à cet instant. « Quoi ?! T’es sérieuse ? T’as coupé ma partie juste pour ça ? J’étais en pleine game, j’vais être ban à cause de toi là. » et lui, un véritable enfant égoïste. « C’est toi qui es sérieux de te soucier que de ça Jared ? » elle essaye de rester calme mais c’est difficile et bien plus vite que ce qu’elle aurait pu imaginer.

Judson n’avait aucune idée de comment les choses tourneraient, si le petit frère de Julia accepterait facilement leurs reproches – il en doutait, ce n’était pas la première fois – ou pas. Il espérait surtout que la situation n’empire pas, il n’avait guère envie d’hausser le ton parce que ce n’était pas son rôle et ce type était loin d’être un enfant. Cela dit, il enviait un peu son insouciance, la liberté qui semblait couler dans ses veines ; une insouciance que Judson, du haut de ses quarante ans, n’avait plus. Devant le jeune homme qui leur demandait s’il y avait un problème avec Internet, Judson ne put s’empêcher de glisser une remarque désobligeante qui arracha un froncement de sourcils à Jared. L’autre n’était pas dupe. Julia montra son mécontentement en lui administrant un léger coup de coude et il renonça à aller plus loin, attendant qu’elle prenne le relais. Pense que ce sera peut-être Jem plus tard se répéta-t-il pour déployer des trésors de patience. Comme ils s’y attendaient, le jeune homme ne semblait pas prendre la mesure de ce qu’ils essayaient de lui faire comprendre. Judson poussa un soupir sonore, plus haut que ce qu’il pensait puisque le regard du frangin se posa à nouveau sur lui. Oups. « Si tu veux pas être banni de chez nous aussi, t’as plutôt intérêt de baisser d’un ton » rétorqua-t-il sèchement. « Quand tu seras à la rue avec ton pc sous le bras, où est-ce que t’iras jouer ? » Judson supposait que Jared n’avait pas beaucoup de possibilités d’hébergement, sinon, il n’aurait sûrement pas échoué ici.

Il essayait d’imiter Julia. De parler d’un ton calme, sans colère, car il avait bien compris depuis longtemps que la colère ne fonctionnait pas toujours, en tout cas sur Jem. Mais un ton froid et détaché, plus sec, c’était tout aussi efficace. « Notre maison, nos règles. Dernier avertissement, sinon tu prends tes affaires et tu décampes » il ne plaisantait pas et le regard glacial qu’il garda fixé sur le jeune homme devait le prouver – du moins, il l’espérait, peut-être n’était-il pas aussi menaçant qu’il le croyait. Moment de flottement. Judson ne se démonta pas. Jared poussa à son tour un soupir de résignation. Judd avait peut-être davantage d’autorité que Julia, il n’en savait rien ou alors Jared était davantage impressionné par lui que par sa sœur. « D’accord, d’accord… j’vais faire moins de bruit » capitula-t-il. « Tu peux rebrancher internet, maintenant ? » « Ouais, on verra ça plus tard » grommela Judson en réponse. Plus tard, demain, un jour. Pas question d’accepter quoi que ce soit pour le moment, Judson était beaucoup trop sur les nerfs pour quoi que ce soit. Jared ne semblait pas d’accord avec cette idée et il glissa un coup d’œil vers Julia, comme pour chercher du soutien de son côté.        

Julia n’arrivait toujours pas à comprendre pourquoi sa relation avec son frère ne pouvait pas être simple. Bien sûr, il avait mal vécu le fait que leur mère soit partie alors qu’il n’était qu’un bébé et peut être qu’elle lui avait laissé passer des choses qu’elle n’aurait pas dû lorsqu’il grandissait. Elle était la seule figure maternelle qu’il avait eu et du haut de ses quelques années de plus, elle n’avait pas forcément fait les choses convenablement. En même temps, elle n’a pas à s’en vouloir mais ce n’est pas facile lorsque l’on est Julia et que l’on aimerait pouvoir satisfaire tout le monde. Heureusement, ce n’était pas la caractéristique principale de son compagnon et lorsqu’il reprit les choses en main, elle se sentit soulagée dans le fond. Non pas qu’elle n’était pas capable de gérer ce type de situation mais il existe des moments où l’on a envie et besoin de voir que l’autre personne est capable de soutien et que l’on n’est pas seule. D’ailleurs, en entendant le calme et en voyant la détermination dans le regard de Judson lorsqu’il répondait à son frère, elle sentit une chaleur dans sa poitrine. Une sorte de nouvelle preuve, s’il en fallait, qu’elle était bien sûre de ses sentiments pour lui. Elle ne se permit pas d’intervenir. Elle avait toujours pensé qu’il fallait agir de concert et ne pas se contredire dans ce type d’affaires. Elle n’avait pas envie que son frère se retrouve à la rue mais il est vrai que cela commençait à faire vraiment long et l’attitude d’adolescent de son frère n’aidait pas à lui donner envie de le garder plus longtemps. Il avait raison. Même si Julia a du mal à se le dire de temps en temps, ils sont chez eux et il n’y avait rien de déraisonnable à exiger de lui qu’il soit au moins respectueux. Ils en arrivaient à la menace finale de lui demander de partir et même si elle n’aurait sûrement pas été capable de le faire, par elle-même, elle savait aussi que c’était la bonne décision. C’est pour cette raison qu’elle se devait de tenir le même cap même lorsque son frère tenta d’avoir son soutien pour retrouver sa connexion internet. A croire qu’elle n’était que la faiblesse sur laquelle il jouait pour avoir gain de cause. Cela eut le don de l’énerver dans le fond. Elle savait qu’elle se faisait manipuler par son frère et elle ne voulait pas continuer ainsi. « T’façon… t’es sûrement déjà ban donc t’as pas besoin d’internet tout de suite. » rétorque-t-elle calme mais plutôt froide par rapport à son habitude. Elle le vit lever les yeux au ciel. Peut être que c’est lui qui finirait par partir de lui-même sans qu’ils n’aient besoin de le virer. « Bon, bin alors je sors. » lance-t-il en repartant vers sa chambre, sûrement pour se préparer. « Ca marche, et si tu rentres, fais le en silence, la règle est valable pour tous les bruits excessifs. » lance-t-elle alors qu’il monte dans les escaliers.

Ils se retrouvent donc tous les deux dans le salon alors que la jeune femme place ses mains sur son visage en écarquillant les yeux. « Mon dieu… je dis pas ça souvent mais… mon frère est un trou du cul en fait. » elle est choquée. Elle ne dit pas souvent de mots comme ça mais c’est bien la preuve qu’elle est choquée. « Mais qu’est-ce qu’il m’a pris de lui proposer de l’héberger… y a un truc qui cloche chez moi aussi là. » ce n’est pas toujours facile de naviguer au sein de ses sentiments et lorsqu’il est question de la famille c’est encore pire.

La situation n’évoluait pas favorablement. Comme Judson s’y attendait, le petit frère de Julia râlait, protestait, ne comprenait pas pourquoi ils insistaient autant – et, surtout, pourquoi il était soudain privé d’internet alors qu’il menait certainement une partie endiablée de jeu vidéo. Judson ne pouvait le nier, il enviait cette insouciance. A quel moment tout avait-il basculé ? A quel moment avait-il perdu cette insouciance-là, pour ne pas dire cette inconscience, alors que maintenant, il faisait preuve d’un inébranlable sérieux, d’une étonnante maturité qu’il ne pensait jamais acquérir ? La naissance de Jeremy avait certainement joué un rôle dans tout ça. Jared, lui, n’avait pas d’enfant, pas de compagne, personne d’autre que sa propre carcasse à traîner d’un bout à l’autre de la maison, et rien d’autre. Ils avaient une vie diamétralement opposée quand, pourtant, seulement quelques années les séparaient. Dans une autre vie, ils auraient même pu être amis, s’ils s’étaient rencontrés dans d’autres circonstances. Et si Jared n’était pas le frangin insupportable de sa copine. Il regarda le jeune homme grommeler qu’il sortait, puisqu’il n’avait rien d’autre à faire, et alors que son pas lourd remontait les escaliers, Julia s’énerva. Elle s’emportait rarement, c’était d’ailleurs quelque chose que Judson admirait et appréciait ; ce sang-froid, ce calme olympien dont elle faisait preuve, surtout en intervention. « Tu d’viens vulgaire, t’es sacrément remontée » commenta-t-il. « Pense qu’on a gagné cette bataille » c’était vrai, Jared avait capitulé, il sortait. Ils seraient tranquilles ce soir-là, même s’ils n’avaient pas gagné la guerre.

Judson se sentait un peu plus détendu que quelques minutes plus tôt, il faisait moins le malin quand la voix tonitruante de Jared retentissait de l’autre côté du mur. Comme elle ne décolérait pas et qu’elle culpabilisait d’autant plus, Judson s’approcha pour se planter devant elle et la forcer à le regarder. « Arrête, y a absolument rien qui cloche chez toi, et j’suis sérieux. C’est ton frère, c’est normal » il aurait fait la même chose. « C’est plutôt le contraire qui aurait été étonnant, si tu avais refusé de l’héberger, si tu l’avais laissé dehors, là j’aurais trouvé que quelque chose clochait, parce que ça t’aurait pas ressemblé » elle était comme ça, Julia, elle se souciait beaucoup trop du genre humain, et pas seulement de ceux avec qui elle partageait des gènes communs. Elle n’avait pas décidé de faire ce boulot par hasard. Elle était de celles qui aidaient, celles qui aimaient. Le pas de Jared résonna à nouveau dans les escaliers, une veste à la main. Il leur passa devant sans s’arrêter, sans un regard, et ne manqua pas de refermer la porte un peu trop fort pour bien montrer qu’il était énervé. Judson laissa passer quelques secondes avant de reposer les yeux sur Julia. « Et sinon, on mettra en place un plan machiavélique pour le faire partir de la maison… j’ai déjà quelques idées » indépendamment de la mort lente et douloureuse évoquée précédemment. Un soupir lui échappa. La vie en famille, ça n’avait jamais été un long fleuve tranquille. « Maintenant qu’on est debout, t’as pas envie d’un verre ? » ou d’autre chose, n’importe quoi. Après tout, l’élément perturbateur avait mis les voiles pour le reste de la soirée, ils pouvaient bien savourer son absence.