Tehaunui regarde le fond de son verre. Vide. Comme lui. Plus rien ne l’anime depuis maintenant deux ans. Deux ans que sa fille est décédée. Deux ans qu’il a quitté son île natale. Deux ans qu’il erre sur les routes. Parfois, il se demande où il trouve la force de continuer à vivre. Et pourtant, chaque jour il prend sa voiture pour aller à un travail quelconque ou pour rejoindre une nouvelle ville, un nouveau village. Une vie d’errance qu’il s’impose. Il ne sait pas où il va, il ne sait pas ce qu’il cherche. Il sait juste qu’il a un devoir envers sa fille de continuer à vivre. Alors il continue sa route.
Il vient d’arriver dans cette petite ville du Vermont, attiré par une histoire de secte. Rien ne l’attire, rien ne l’intéresse, pourtant son âme d’historien s’est réveillée quand il a lu ces quelques lignes dans un journal. Il doute de pouvoir un jour reprendre goût à la vie, mais il faut bien avoir une destination. Il ne souhaite pas rester trop longtemps au même endroit. Il ne veut pas se lier aux gens, avoir des attaches quelque part. Souvent, au bout de quelques semaines, il reprend la route, en quête d’un nouvel endroit où se poser. Il cherche un boulot, bien souvent peu qualifié et dont les habitants du coin ne veulent pas. Aujourd’hui, il s’est présenté à une scierie du coin. Il n’est pas trop regardant sur le poste qu’on lui propose. Il n’est pas trop regardant non plus sur le salaire qu’on lui verse. Il ne vit pas de grand-chose, l’hawaïen. Il a juste besoin de quoi payer une chambre ou une location, de l’essence à mettre dans sa voiture et de quoi se nourrir, lui et son chien. Rien de plus. Ah si ! Aussi de quoi se payer quelques verres au bar du coin. Histoire de noyer sa peine.
Il n’a pas été long à trouver celui de Redwood Hills. Le Garnet. Il lève les yeux vers le serveur et lui fait signe de le resservir. Il jette un œil derrière lui, à la salle pas tout à fait pleine du bar. Accoudé au comptoir, il préfère pour l’instant le tête-à-tête avec son verre. De nouveau plein. Il a l’impression de sentir quelques regards curieux sur lui. Peu importe. Il s’en fout pas mal, Tehaunui. Surtout, il sait bien que dans ce genre de petite communauté, les étrangers sont toujours regardés de travers, au début. S’il reste assez longtemps, il pourrait se fondre dans le décor.
Il en est à troisième ou quatrième verre quand il est sortit de ses pensées par une jeune femme qui s’installe sur le siège à côté de lui. Il la regarde, un instant, avant de replonger son regard dans son verre. Il est pas très bavard, le grand gaillard.

Combien de verres allait-il boire ce soir ? A quel moment se déciderait-il à quitter le bar pour retrouver cette chambre qu’il avait prise à l’auberge du coin ? Combien de temps resterait-il dans cette ville ? Un tas de questions qu’il aurait pu se poser, l’hawaïen, mais dont il ne se préoccupe pas. Il tente de noyer toutes ces réflexions dans son verre d’alcool. Il tente d’embrumer son esprit, de tout chasser pour ne plus rien ressentir. La seule question qui continue de le tarauder c’est pourquoi. Pourquoi sa fille est-elle partie ? Pourquoi lui est-il resté ? Et ça creuse le trou dans son cœur. La blessure est telle qu’il a l’impression d’avoir une plaie béante à cet endroit-là. Une douleur qui se réveille quand il baisse la garde, bien souvent le soir quand il se retrouve seul avec lui-même. Alors, il se noie dans l’alcool. Il boit, jusqu’à s’écrouler. Accoudé au bar, le dos voûté, le nez dans son verre, il ne donne pas envie qu’on s’approche de lui. Il ne veut pas qu’on s’approche de lui. Il préfère être seul. Il s’est replié sur lui-même, Tehaunui, depuis la disparition de sa fille. Il ne peut plus rire, ne peut plus sourire. Il ne veut pas parler de ce qui le fait souffrir. Il veut juste qu’on lui fiche la paix. Mais pas ce soir. La jeune femme qui s’est installé à côté de lui tente de faire la conversation. Forcément, il se doute que ça peut arriver, lui l’inconnu qui vient de débarquer. Il ne passe pas inaperçu, en plus, avec son mètre quatre-vingt-treize, son teint hâlé et ses longs cheveux. Ça se voit qu’il n’est pas d’ici et, forcément, ça attise la curiosité. La jeune femme cherche à en savoir plus sur sa présence en ville. Tehaunui tourne la tête vers elle, la regarde un instant. Ça lui arrive que des femmes fassent le premier pas. Il se laisse souvent tenter, l’hawaïen. Ça aussi, c’est un bon moyen de penser à autre chose… « Les deux. » qu’il lui répond, de façon un peu énigmatique. Il est nouveau en ville, mais il n’a pas l’intention de s’éterniser. Elle se présente. Moïra. Prénom d’origine grecque. Chaque être à sa part de bien et de mal, de bonheur et de malheur. Lui vient aussi à l’esprit le personnage de Wendy, dans Peter Pan. Dessin animé qu’il a souvent regardé avec sa fille… « Tehaunui. » Il lui serre la main, parce qu’il reste poli tout de même, et note alors la bague de fiançailles. Elle cherche donc simplement à assouvir sa curiosité. Il ne se sent pas déçu pour autant. C’est comme ça. Il reporte son attention sur son verre, buvant une gorgée.

Il a beau être un ours, Tehaunui, il n’en reste pas moins poli. Il se présente à la jeune femme. Il baisse bien vite les yeux sur son verre, attendant qu’elle rejoigne ceux avec qui elle est censée passer la soirée. La bague de fiançailles lui indique qu’elle ne cherche pas une aventure, même si ça n’arrête pas tout le monde. La propension de l’hawaïen est telle qu’il pourrait faire fuir n’importe qui. Il n’a pas l’attitude de quelqu’un qui cherche la compagnie des autres. La solitude ne le dérange pas. Il préfère bien souvent être seul que de tenter de faire l’effort d’avoir une conversation. Mais la jeune femme installée à côté de lui ne semble pas vouloir le laisser. Franchement, elle l’emmerde un peu. Il tourne la tête une nouvelle fois quand elle lui demande ce qu’il pense de leur petite bourgade. Il a pas grand-chose à dire sur le sujet. Il vient d’arriver. Mais il n’a même pas le temps d’ouvrir la bouche que la brune se la joue employée de l’office de tourisme. Enfin, peut-être que c’est le cas. Il en sait rien. A cet instant, il est partagé entre l’envie de bien lui faire comprendre qu’il n’est pas intéressé par ces bavardages, et d’un autre, il n’a pas non plus envie de se faire mal voir auprès de la population locale. Il ne connaît rien de la brune, ne sait pas quelle place elle occupe au sein de cette ville. Ça se trouve, elle occupe un poste important, et il pourrait avoir des problèmes rapidement. S’il veut en apprendre plus sur la Rose Lunaire, il doit faire attention. Il se redresse et la regarde avec intérêt. « Je serais curieux de savoir ce que cette ville a à offrir comme… activités sympathiques et autres… charmantes distractions. » Lui qui n’est pas - plus - doué pour entrer en lien avec d’autres personnes, se dit alors que c’est peut-être une bonne occasion, que cette femme vienne lui parler, pour faire connaissance avec une habitante du coin, et peut-être tenter d’en savoir plus sur l’endroit, et son histoire.

Le jeune femme ne semble pas gênée par le contact brut de l’hawaïen. Est-ce qu’elle le remarque, au moins ? Peu importe, Tehaunui nourrit la conversation, lui demandant des précisions sur les activités du coin. Elle devine qu’il est plutôt du genre à aimer la nature et le grand air. Un point pour elle. En même temps, en se perdant dans le Vermont… Venant d’Hawaï, l’homme était surtout resté dans le Sud du pays, les endroits ensoleillés et chauds. Puis, à un moment, il en avait eu assez, souhaitant aller dans des endroits où il y avait moins de monde, surtout. Il avait navigué, jusqu’à se retrouver en Alaska ! L'État le plus au Nord a son charme, mais Tehaunui ne lui avait rien trouvé qui lui donne envie de s'y attarder. Aucun endroit ne lui donnait envie de s’installer. Redwood Hills n’allait pas déroger à la règle, malgré les activités intéressantes que la brune lui dévoilait. Il l’écoute évoquer les sentiers de randonnée, les note dans un coin de sa tête. Moïra attire un peu plus son attention quand elle évoque le musée de la ville, et la société secrète. « Où se trouve ce musée ? » La ville n’est pas bien grande, et Tehaunui vient d’arriver, alors il ne se repère pas encore très bien. Il est certain que l’historien ne manquera pas d’y faire un tour rapidement. Et puis, elle évoque bien sûr le bar de la ville. Le seul de la ville. « Billy et moi on va devenir les meilleurs amis… » Il lève son verre en direction du barman, avec un petit signe de tête, avant de boire une gorgée de sa bière. Tehaunui préfère passer la soirée dans un bar plutôt que seul dans la chambre d’un motel pourri. Enfin, il ne pouvait pas dire ça de l’auberge où il s’est installé, qui est tout à fait charmante ! « Vous semblez bien connaître les environs. Vous êtes du coin ? » qu’il demande à la jeune femme.

La mention du musée de la ville intéresse grandement Tehaunui. Il note, à la sortie de la ville. Ce sera un des premiers endroits qu’il ira voir. De toute façon, quand il débarquait dans une nouvelle ville, il en faisait le tour. Il partait en exploration pour découvrir des coins sympas. Ça ira vite à Redwood Hills. Enfin, pour la ville en elle-même, parce que le Vermont est aussi connu pour ses grands espaces. Et Tehaunui aime les grands espaces, la nature, les randonnées. Son chien sera ravi de l’accompagner. Son seul compagnon de voyage.

Sa découverte de la ville avait déjà commencé, puisqu’il avait déjà trouvé le bar de la ville ! Il y trouvera rapidement quelques habitudes, et bientôt, le barman n’aura même plus besoin de lui demander ce qu’il souhaite boire ! Contre toute attente, Tehaunui continue la conversation avec Moïra. Une jeune femme du coin, donc. Et forcément, la brune cherche à savoir d’où il vient. Merde… Il n’a pas très envie de parler de lui, d’où il vient ni pourquoi il est là. Voilà pourquoi il ne cherche pas à se lier avec les gens du coin, peu importe où il s’arrête. Il boit une autre gorgée de bière. « Hawaï. » Lâche-t-il tout de même avant de recadrer la conversation sur la brune. « Vous n’avez jamais quitté la ville ? »